Accueil > Gauche socialiste > Éditogauches > AFRIQUE DES GRANDS LACS : Dans le tourbillon de la crise

AFRIQUE DES GRANDS LACS : Dans le tourbillon de la crise

mercredi 17 décembre 2008, par Alain Mathieu

L’Afrique des Grands Lacs est déchirée depuis des années par des conflits armés. Les rivalités pour le contrôle des richesses, notamment minières, qui s’y trouvent en sont la principale cause.


Tiré de Rouge n° 2278, 11/12/2008


Depuis le génocide des Tutsis au Rwanda1, en 1994, et la chute de Mobutu2, en 1997, la région africaine des Grands Lacs est profondément déstabilisée par une succession de conflits armés, accompagnés d’exactions et de déplacements massifs de populations. La reprise des combats, en août dernier, par la rébellion du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP)3, dirigée par Laurent Nkunda, dans la province du Nord-Kivu, à l’est de la République démocratique du Congo (RDC), coïncide avec l’éclatement de la crise financière mondiale et révèle la profonde réorganisation en cours des alliances entre grandes et moyennes puissances.

Le CNDP cherche à contrôler une partie de la province du Nord-Kivu. Cela sert les intérêts du Rwanda qui, sans envoyer de troupes, souhaite voir se constituer, à l’ouest de ses frontières, une « zone tampon » repoussant les forces qui veulent le déstabiliser. Dix années de guerre ont profondément modifié la région. Les groupes militaires des différents bords et les va-t-en-guerre de l’armée congolaise ont pu financer leurs efforts de guerre en exploitant l’or, les diamants, le coltan (se retrouvant dans les composés électroniques) et la cassitérite, extraits par des milliers de petits « creuseurs ». Ces ressources transitent par le Rwanda, le Burundi ou l’Ouganda. Ces pays servent d’intermédiaires avant la réexportation pour raffinage en Asie, puis la vente aux multinationales occidentales ou asiatiques.

Nouvelles alliances

Les liens entre les provinces orientales et le reste de la RDC se sont disloqués. La déliquescence des routes et des moyens de transport avec la capitale, Kinshasa, a entraîné les acteurs économiques de la région du lac Kivu dans l’orbite de l’Afrique de l’Est, dont ils dépendent de plus en plus. La province du Nord-Kivu n’est pas la principale région minière du Congo, mais elle est riche de nombreuses ressources (terres volcaniques fertiles, bétail, gaz naturel au lac Kivu, pétrole au lac Albert, réserves hydrographiques). Les pays voisins (Ouganda, Burundi, Rwanda, Kenya, Tanzanie) ont fondé la Communauté de l’Afrique de l’Est (EAC), visant à une union douanière et à une intégration économique (transports, énergie, banques). Ces dernières années, avec la hausse des prix des matières premières et l’ouverture vers l’Asie, cette région a connu un taux de croissance variant entre 6 et 10 %, permettant un remboursement accéléré de sa dette aux créanciers occidentaux.

L’offensive de la rébellion coïncide avec une série d’autres événements. Le Rwanda a quitté, en 2007, la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC). Ce regroupement, envisagé après la chute de Mobutu pour toute l’Afrique centrale (du Congo à l’Angola et l’Ouganda) a échoué devant trop d’intérêts contradictoires. Le Rwanda, qui a rejoint l’EAC en 2008, a abandonné la langue française comme deuxième langue officielle (à côté du kinyarwanda) au profit de l’anglais, et il souhaite adhérer au Commonwealth. Tony Blair a effectué, en 2007 et 2008, des missions auprès du président rwandais, Paul Kagame, sur les questions de développement économique. En même temps, le Rwanda bénéficie de l’aide et de la compréhension de l’administration américaine.

En octobre, une réunion interparlementaire des cinq pays de l’EAC, à Kigali, la capitale du Rwanda, a rejeté, dans un premier temps, les accords de partenariat économique proposés par l’Union européenne, qualifiés de « négociations commerciales manipulées visant l’exploitation, le rapatriement des capitaux et une autre forme de néocolonialisme », avant de les renégocier. Ils ont appelé à « intensifier la coopération économique Sud-Sud, plus avantageuse qu’avec l’Occident », et à « la création de liens économiques plus poussés avec les pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Brésil ».

Du côté du gouvernement de Kinshasa, le « boom » des prix des matières premières extraites des grandes régions minières du Katanga et du Kasaï, a dopé les revenus de la RDC. Là aussi, de nouveaux acteurs ont pris place dans le carrousel minier, notamment les Chinois, qui jouent un rôle décisif, inquiétant le FMI et les puissances occidentales. L’entreprise Gécamines à Kolwezi, dans la région du Katanga, fleuron de la colonisation, contrôlée par des intérêts belges, est passée dans le giron chinois fin 2007. 10 millions de tonnes de cuivre ont été échangés contre la construction d’infrastructures par les entreprises chinoises (routes, hôpitaux, logements). Dans toute l’Afrique, ce type de contrats avec la Chine, concurrençant les Occidentaux, pullule : prêts à taux zéro en échange de l’accès aux matières premières, ouverture aux produits chinois. Certains, notamment l’Afrique du Sud, commencent à alerter le continent sur cette autre forme de dépendance qui ne permet ni industrialisation, ni transfert de technologies, et qui freine les productions locales dépassées par l’avalanche de produits chinois.

Malgré cette conjoncture favorable, le pays ne s’est pas développé. Le président de la RDC, Joseph Kabila, élu en 2006, n’a formé son gouvernement qu’à l’automne 2008. Les contrats passés restent opaques et leur révision, censée augmenter les revenus de l’État, n’est toujours pas achevée. La corruption, notamment des officiers de l’armée, est endémique et la colère populaire gronde.

Néocolonialisme en crise

La crise économique mondiale, entraînant une chute drastique des prix des produits miniers (cuivre, cobalt, diamant), bouleverse aujourd’hui la donne et ramène les prévisions de croissance de 12 % à 5 %. Le gouvernement, à la recherche de ressources, taxe de plus en plus les entreprises, au point que le syndicat patronal s’indigne. Depuis octobre, une quarantaine d’usines de retraitement sont à l’arrêt, des mines ferment et des syndicalistes, réclamant le salaire minimum national, sont mis en prison. Même le contrat chinois de 9 milliards de dollars bat de l’aile, car les prix du cuivre négociés lors de sa signature ne sont plus les mêmes. C’est dans ce contexte que le gouvernement craint de perdre le contrôle du Nord-Kivu, son armée déliquescente fuyant ou pillant plutôt que de combattre.

Menace de guerre régionale

Cette crise révèle ainsi que les puissances occidentales, face à de nouvelles concurrences, ne peuvent pas aussi facilement qu’auparavant manipuler les régimes africains dans le nouveau déséquilibre du monde. Les États africains trouvent d’autres opportunités de coopération économique, avec des pays émergents, en Asie et en Amérique latine, qui les contraignent moins à accepter les conditions des anciennes puissances coloniales et du FMI. Les États-Unis n’ont pas réussi à trouver un seul pays africain acceptant d’héberger une base militaire pour leur commandement régional. Si les États-Unis peuvent soutenir la constitution d’un pôle de développement économique en Afrique de l’Est, face à l’influence chinoise grandissante, ils doivent aussi ménager l’Angola et les pays du golfe de Guinée, d’où proviennent désormais 20 % de leur pétrole. La France soutient les régimes congolais et angolais, mais elle ne peut se résoudre à être hors-jeu en Afrique de l’Est, et elle cherche à rétablir des relations diplomatiques avec le Rwanda, malgré la forte opposition du lobby des militaires et hommes politiques français accusés de complicité avec les génocidaires. La tension est à son comble, des milliers de manifestants ont défilé à Kigali contre l’arrestation en Allemagne de Rose Kabuye, chef du protocole de Kagame, dans le cadre de l’instruction à charge du juge Bruguière contre le président rwandais (lire Rouge N° 2276). En refusant d’élucider et de reconnaître ses responsabilités passées, le harcèlement judiciaire français alimente le conflit sur le terrain.

Ces bouleversements ont des conséquences dramatiques pour des populations victimes des conflits armés. Une nouvelle guerre régionale menace. La mission de l’ONU (Monuc), ballottée entre les protagonistes, est impuissante. La France, comme d’habitude, a proposé l’envoi de troupes européennes et françaises au Nord-Kivu, ce que ses partenaires européens ont refusé, arguant du passif de l’armée française dans la région. Les Britanniques se sont portés candidats, mais la France y a opposé un veto à son tour. Sarkozy a réaffirmé son soutien au régime de Joseph Kabila et se dit favorable à l’entrée en jeu de l’armée angolaise, ce qui provoquerait l’intervention en chaîne d’autres États de la région.

Tous ceux qui veulent défendre, en France, une perspective de solidarité internationale doivent faire entendre leur voix sur plusieurs terrains : retrait de toutes les troupes étrangères et fermeture des bases militaires françaises en Afrique ; vérité sur l’implication française dans le soutien au régime génocidaire du Rwanda ; soutien aux mouvements syndicaux, organisations paysannes, associations civiles dans la région, aux solutions politiques négociées respectant les droits des peuples et mettant fin aux exactions multiples ; vigilance contre toutes les manipulations médiatiques reprenant des clichés « ethnistes » et opposant entre elles les populations plutôt que de les unir dans la résistance à la crise du capitalisme mondialisé. ■

La région du Kivu écartelée

Après 1994, les métastases du génocide au Rwanda se sont étendues au-delà de ses frontières. Les dizaines de milliers de militaires et de miliciens réfugiés en République démocratique du Congo (RDC), grâce à l’opération Turquoise de l’armée française, ont essaimé dans la région, exportant leur idéologie de violence interethnique, servant d’auxiliaires dans de nombreux combats.

Une première guerre régionale, impliquant une dizaine d’États, a enflammé la région, entre 1997 et 2002. Après le retrait des troupes étrangères, en 2002, et le retour au Rwanda de nombreux combattants, aucune des questions politiques clés du pays n’a été résolue par le gouvernement de Joseph Kabila, miné par la corruption, l’inefficacité économique, la dégradation des services et des infrastructures. Différents accords de paix et de réorganisation de l’armée congolaise ont échoué à désarmer les forces du FDLR4 et à assurer un statut et une protection aux populations rwandophones de la RDC. Le blocage total d’une solution négociée régionale et l’incapacité de l’État congolais à résoudre les questions de l’est du pays ont laissé le champ libre aux multiples groupes armés qui martyrisent les populations du Kivu. ■

Alain Mathieu

1. D’avril à juillet 1994, au Rwanda, un génocide, planifié par le pouvoir, a fait plus de 800 000 victimes tutsies et conduit au massacre de l’opposition.

2. À partir d’une révolte armée dans les provinces orientales du Kivu, en octobre 1996, Laurent-Désiré Kabila, soutenu par une demi-douzaine de pays de la région, marche sur Kinshasa, la capitale du Zaïre, obligeant le dictateur Mobutu, ancien protégé des puissances occidentales, à fuir le pays, le 16 mai 1997. La République démocratique du Congo (RDC) est proclamée.

3. Le CNDP s’est formé à partir des populations et des militaires rwandophones de la RDC (les Banyamulengue et les Banyarwandais). Il est soutenu par le Rwanda et s’oppose aux Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), et aux milices maï-maï, dans un combat qui vise aussi le contôle des terres.

4. Les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) ont été formées avec ce qui restait des miliciens et militaires qui organisèrent le génocide des Tutsis, au Rwanda, en 1994. Elles cherchent à s’appuyer sur les populations rwandophones hutues de la RDC et appellent ouvertement au renversement du régime rwandais. Elles combattent souvent aux côtés de l’armée congolaise.