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Appliquer la doctrine de la dette odieuse et rendre justiciables la Banque mondiale et le FMI

lundi 3 mars 2003

La dette odieuse est une dette contractée par un régime despotique pour des objectifs étrangers aux intérêts de la Nation, aux intérêts des citoyens. A la chute d’un tel régime, les créanciers ne peuvent exiger des remboursements que du despote déchu. Cette doctrine s’est appliquée à plusieurs reprises de l’histoire des deux derniers siècles. Une présentation non exhaustive des cas où cette doctrine a été utilisée figure dans un livre que le CADTM vient d’éditer récemment (50 Questions / 50 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, p 163 à 169 et p. 184 à 187).

Au cours des années 1980 et 1990, la doctrine de dette odieuse aurait pu être invoquée par de nombreux gouvernements ayant succédé à des régimes illégitimes et despotiques : en Amérique latine après la chute des dictatures militaires (Uruguay, Brésil, Chili, Argentine, Equateur, Paraguay, Bolivie, etc.), aux Philippines après le départ de Marcos en 1986, au Rwanda après le génocide de 1994, en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid, au Zaïre après le renversement de Mobutu en 1997, en Indonésie à la chute de Suharto en 1998... On ne peut que déplorer que les gouvernements qui ont remplacé des dictatures aient capitulé devant les créanciers en assumant les dettes précédentes, pourtant odieuses, et se soient véritablement « constitués » prisonniers de remboursements qu’ils pouvaient éviter. En procédant de la sorte, ils ont fait porter indûment à leurs peuples la charge de dettes odieuses. Leur choix pèse négativement sur la vie quotidienne de plusieurs générations successives.

Il ne faut pas abandonner la perspective d’ouvrir à nouveau ce dossier de la dette odieuse même s’il est considéré comme clos par les créanciers, toutes catégories confondues. Les Etats endettés n’ont pas fini de rembourser des dettes odieuses. Ils peuvent encore fonder en droit une décision de répudiation de ces dettes. Par ailleurs, les nouvelles dettes contractées dans les années 1990 et au début des années 2000 par des régimes légitimes, pour rembourser des dettes odieuses contractées par les régimes despotiques qui les ont précédés, devraient tomber elles-mêmes dans la catégorie des dettes odieuses. C’ est ce que différents experts tels Joseph Hanlon (Grande-Bretagne) et Patricio Pazmino (Equateur) avancent (voir la contribution de ce dernier au 2e séminaire sur le Droit et la Dette organisé par le CADTM en décembre 2002 à Amsterdam http://users.skynet.be/cadtm/pages/espanol/especuadorfreire.htm ).

Il faut pousser plus loin la démarche de manière à mettre en concordance le droit avec l’évolution des vingt dernières années. Il s ’agit d’élargir le champ d’application de la doctrine de la dette odieuse aux dettes contractées à l’égard des Institutions de Bretton Woods (le FMI, la Banque mondiale et les autres membres du groupe : Banque Africaine de Développement et ses homologues d’Amérique latine et d’Asie).

De quoi s’agit-il ? Le FMI et la Banque mondiale (= créanciers multilatéraux) détiennent environ 450 milliards de dollars de créances sur les pays endettés et une grande partie de ces dettes entre dans la catégorie des dettes odieuses. Quels sont les arguments :

1) Les dettes multilatérales contractées par des régimes despotiques (toutes les dictatures mentionnées plus haut ont été soutenues par le FMI et la Banque mondiale) doivent être considérées comme odieuses. Le FMI et la Banque mondiale ne sont pas en droit d’en réclamer le paiement aux régimes démocratiques qui ont succédé aux régimes dictatoriaux ;

2) Les dettes multilatérales contractées par des régimes légaux et légitimes pour rembourser des contractées par des régimes despotiques sont elles-mêmes odieuses. Elles ne doivent pas être remboursées.

3) Les dettes multilatérales contractées par des régimes légaux et légitimes à condition d’appliquer des politiques d’ajustement structurels préjudiciables aux populations (la démonstration du caractère préjudiciable de celle-ci a été faite par de nombreux auteurs et organismes internationaux -notamment des organes de l’ONU-) sont également odieuses. Le fait que pendant vingt ans, la Banque mondiale et le FMI ont, contre vents et marées, défini et imposé des conditionnalités qui se sont avérées catastrophiques au niveau de la garantie des droits fondamentaux des êtres humains, constitue un dol à l’égard des emprunteurs et de leurs populations. Le contrat d’ emprunt en question est frappé de nullité. Les lettres d’intention que les autorités des pays endettés sont obligées d’envoyer, bien souvent sous leur dictée, au FMI et à la Banque mondiale constituent un artifice construit par ces institutions afin d’être disculpées face à d’éventuelles poursuites judiciaires. Cet artifice est nul. Un individu NE peut PAS accepter d’être réduit en esclavage : le contrat par lequel il aurait renoncé à sa liberté n’a strictement aucune valeur légale. Il en va de même pour la lettre d’intention signée par un gouvernement. Dans la mesure où elle annihile l’exercice de la souveraineté d’un Etat, cette lettre est nulle. Les institutions de Bretton Woods ne peuvent pas utiliser la lettre d’intention pour se disculper. Elles restent pleinement responsables des torts causés aux populations via l’application des conditionnalités qu’elles imposent (l’ajustement structurel, aujourd’hui rebaptisé Cadre Stratégique de lutte contre la pauvreté).

4) Il faudrait également prendre en considération le caractère antidémocratique, despotique des Institutions de Bretton Woods elles-mêmes (majorité requise de 85% ; droit de veto accordé de fait aux Etats-Unis qui détiennent environ 17% des voix ; déséquilibre évident dans la répartition des voix.).

5) Simultanément aux actions menées en faveur de l’annulation des créances multilatérales, il s’agit de mener un combat pour obtenir des réparations de la part des institutions de Bretton Woods à l’égard des populations victimes des dégâts humains et environnementaux causés par leurs politiques.

6) Enfin, il s’agit de poursuivre au civil et au pénal les responsables de ces institutions pour les violations des droits humains fondamentaux auxquelles elles se sont livrées directement en imposant l’ajustement structurel et/ou indirectement en prêtant leur concours à des régimes despotiques.

Voilà quelques arguments pour lancer un débat urgent.

(*) Eric Toussaint, historien et politologue, président du CADTM, membre du Conseil Scientifique d’ATTAC France, coauteur avec Damien Millet de « 50 Questions/50 Réponses sur la dette, le Fmi et la Banque mondiale » coédition CADTM / Syllepse, Bruxelles - Paris, 2002, 262 pp Contact pour cet article : cadtm@skynet.be

Eric Toussaint (CADTM)