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CINÉMA Je doute, donc je suis… moderne

mardi 6 avril 2010, par Philippe Corcuff


Tiré du site : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article16912
2 avril 2010


Shutter Island, le film de Martin Scorsese et surtout le magistral roman noir de Dennis Lehane, nous entraîne dans les méandres extrêmes des incertitudes humaines, aux confins de la paranoïa, là où les théories du complot prospèrent. 11 Septembre 2001, grippe A… les conspirationnismes les plus extravagants font florès sur Internet.

Le doute participe bien de la constitution de la figure de l’individu occidental moderne. En témoigne un des premiers « préceptes » énoncé par Descartes : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie [...] que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. » [1] Or ce doute est susceptible de révéler des pouvoirs envahissants, voire autodévorants. Où poser la limite suggérée par Descartes mettant en garde contre les sceptiques, « qui ne doutent que pour douter » ? Où se déploie la légitime mise en doute des préjugés dominants et où commence le délire paranoïaque ? Les cheminements narratifs ciselés par Lehane épousent tout d’abord ces interrogations : « Si on vous juge dément, alors tous les actes qui devraient prouver le contraire sont interprétés comme ceux d’un dément. Vos saines protestations constituent un déni. Vos craintes légitimes deviennent de la paranoïa. Votre instinct de survie est qualifié de mécanisme de défense. »

Pendant la plus grande partie du récit, le héros semble avoir raison contre les accusations de paranoïa portée contre lui. Mais, dans les plis du roman et dans les plans du film, perce timidement une autre (petite) voix, qui prendra le dessus dans le dénouement : et si cet homme était vraiment fou ? Car Shutter Island apparaît principalement au bout du compte comme une critique des théories du complot et de leur circularité : « Vous avez réussi à vous convaincre que vous étiez toujours marshal et qu’à ce titre vous étiez venu enquêter à Shutter Island. A cette occasion, vous avez découvert une vaste conspiration ; par conséquent, tout ce que nous pouvons dire ou faire pour vous prouver le contraire ne sert qu’à entretenir l’illusion du complot. »

Sans que le trouble ne soit tout à fait éteint, une vérité probable se fait jour au final : un auto-illusionnement aurait servi à recouvrir un drame intime chez notre (ancien) marshal. Le récit ne débouche-t-il pas alors sur la possibilité d’un doute plus raisonné, freinant les dérives d’un doute absolu tout en laissant ouvertes des zones floues qu’aucune règle rationnelle ne pourrait régenter par avance ? On a là quelques convergences avec des pistes livrées en philosophie par Ludwig Wittgenstein [2]. Le doute illimité revêtirait selon lui un caractère autoréfutant, la prétention de « douter de tout » supposant de douter aussi du doute. Plus largement, tant nos doutes que nos certitudes auraient besoin d’appuis sur du non-interrogé, « comme des gonds sur lesquels tournent nos questions et nos doutes ». Cette double fragilité pratique, dans nos doutes et nos certitudes, ne mènerait pas nécessairement au nihilisme, ce dernier ayant lui-même des chausse-trapes. Et puis tout doute ne serait pas « raisonnable ».

L’Américain Stanley Cavell a prolongé l’inspiration wittgensteinienne dans une direction stimulante : « L’enseignement de Wittgenstein est partout dirigé par le souci de réagir au scepticisme […] On manque ce qu’on pourrait appeler « l’effet Wittgenstein » si […] on ne s’ouvre pas à la menace du scepticisme – c’est-à-dire, au sceptique que l’on a en soi. » [3] Endiguer le scepticisme ne passerait pas par sa négation, mais par une confrontation avec les doutes et les incertitudes tiraillant la condition humaine. Le scepticisme serait à contenir, au double sens d’intégrer et d’empêcher que cela déborde. « Une marche sur la corde raide », ajoute Cavell.

Cette position d’équilibriste apparaît comme un trait particulièrement prégnant de la mobilité individualiste promue par le capitalisme contemporain. N’y a-t-on pas affaire à des individus plus autonomes, mais soumis aux pressions de la logique marchande dans un univers pétri d’inégalités et de précarisations ? L’autonomie personnelle donne accès à des marges supplémentaires de liberté, mais accroît les zones d’incertitude. La commercialisation des désirs s’engouffre dans cette incertitude, mais en avivant les frustrations. Le management prétend solliciter les personnalités de chacun, mais la loi du profit dans le cadre demeuré hiérarchique de l’entreprise capitaliste écorche les demandes de reconnaissance, renforçant les indécisions sur soi et sur les autres.

La politique officielle n’arrive pas à se coltiner ces fragilités actuelles, sises dans les flottements entre doutes et certitudes. Elle préfère se caler unilatéralement sur les fermetures rassurantes du langage de « la sécurité » et de « la protection » : « Ne vos inquiétez pas, on s’occupe de tout ! » Sans d’ailleurs vraiment remettre en cause le cadre si manifestement instabilisant du néocapitalisme globalisé. Le discours d’ordre de la droite entretient des fantasmes sécuritaires ethnicisés, attisant les peurs et érodant les libertés individuelles. Dans les moments électoraux, le PS retrouve, quant à lui, une rhétorique de la protection sociale, bien qu’acceptant au nom d’un supposé « réalisme » un certain recul. Mais il ne sait pas quoi faire des individualités hésitantes dans un tel aménagement social-libéral du capitalisme. Deux conservatismes distincts, mais qui ne prennent pas à bras-le-corps une des tensions travaillant les expériences contemporaines, dont Shutter Island présente une forme limite : entre un besoin de repères stabilisés et une aspiration à l’ouverture de terrains pour les pérégrinations singulières de nos inconstances. Qui invitera les individus du XXIe siècle aux aventures postcapitalistes des solidarités stabilisantes et des subjectivités tâtonnantes ? Entre certitudes et doutes, en assumant les fluctuations et les perplexités.

Par PHILIPPE CORCUFF, sociologue

[1] « Discours de la méthode », 1637.

[2] « De la certitude », 1949-1951.

[3] « Les Voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie », 1979.

* Paru sur Libération. fr

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