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Delphi, un nouveau laboratoire d’une politique anti-ouvrière

dimanche 27 novembre 2005, par Charles-André Udry

Le plus grand équipementier automobile des Etats-Unis, et le second à l’échelle mondiale, met en faillite... les syndicats.

Depuis le début octobre 2005, aux Etats-Unis, s’accélère un assaut contre un des derniers bastions syndicaux du privé : celui des entreprises automobiles américaines. Un véritable cas d’école. Dans une branche marquée par une surproduction d’ampleur (trop de capacités productives et / ou d’usines), le Capital redéfinit, avec violence, ses rapports au Travail. Il le fait dans un contexte d’organisation mondialisée d’une production.

Ce bouleversement survient dans le sillage des ravages infligés dans la sidérurgie et dans les compagnies aériennes, entre autres. Il symbolise, de même, l’aboutissement d’une politique d’appareils syndicaux - celle des « concessions pour sauver des emplois » - qui vont encore perdre de nombreux membres, même si la survie matérielle de leur hiérarchie est assurée.

Laminer les contrats

Le 8 octobre 2005, le premier équipementier d’automobiles américain, Delphi, se met en faillite. Son nouveau patron, en place depuis juillet, Robert S. « Steve » Miller déclare : « Del­phi est simplement un point de combustion, un cas qui fera jurisprudence pour l’ensemble des orientations économiques et sociales qui vont au-devant d’une collision dans notre pays [Etats-Unis] et de tous côtés sur la terre. »

Delphi a été créée en 1995, comme une division séparée de General Motors (GM). Elle est introduite en Bourse en mai 1999. GM l’a détachée en vue de réduire les coûts d’acquisition des composants pour ses véhicules, soit en exerçant une pression plus efficace sur les prix de livraison, soit en pouvant passer des accords avec d’autres équipementiers, ce qui plaçait Delphi sous la con­trainte de la concurrence. Ford a fait de même en créant une nouvelle société, Visteon. Chrysler les avait précédés.

Toutefois, Delphi avait gardé, pour l’essentiel, les contrats de travail passés antérieurement avec le principal syndicat de GM : l’United Auto­mobile Workers (UAW). Ces contrats constituent une des cibles sur laquelle tire la nouvelle direction. Les salaires horaires ou mensuels et les « avantages sociaux » - fonds de pension et couverture santé, des actifs et des retraités - sont au centre de l’offensive.

Delphi emploie 185’000 travailleurs et travailleuses à l’échelle mondiale. Aux Etats-Unis et au Canada on en compte 50’600, dont 34’750 sont payés à l’heure et les 15’850 restants sont mensualisés ; l’UAW en organise 24’000.

Delphi occupe quelques 70’000 travailleurs au Mexique ; mais la firme a déjà fermé des usines et licencié quelque 8 000 ouvriers. Delphi est présent en Chine. Delphi y planifie une forte expansion dans les cinq ans à venir. Elle est aussi active en Inde, au Brésil, en Turquie, Tchéquie, Slovaquie, Pologne, Hongrie, Australie, au Japon, en Corée du Sud ainsi qu’en Allemagne et Suède. Au total, Delphi opère dans 38 pays, avec 167 usines et 48 sociétés en participation (joint-venture). En 1995, son chiffre d’affaires s’élevait à environ 31,7 milliards de dollars ; en 2004, il se situe peu au-dessus des 28,5 milliards.

Chapitre 11 : instrument antisyndical

Le terme faillite ne convient pas exactement pour cerner la phase ouverte le 8 octobre. Delphi a placé ses activités aux Etats-Unis sous la protection du chapitre 11 du Code des faillites. Aux termes du chapitre 11, les entreprises rencontrant des difficultés financières peuvent obtenir du Tribunal de faillite l’homologation d’un plan de remboursement de leurs créanciers. Le débiteur (ici Delphi) continue à exploiter son entreprise sous la supervision du Tribunal. Le but du chapitre 11 est de faire homologuer le plan de réorganisation, sans être pourchassé par les créanciers.

Suite à diverses modifications de cette loi, dès 1978, le chapitre 11 - « la mise en faillite » - est devenu un instrument utilisé par les directions pour remettre en cause, frontalement, les accords du passé avec les syndicats. L’activité syndicale elle-même est visée, pour autant qu’elle ne soit pas alignée sur les choix stratégiques du patronat. Le chapitre 11 est de moins en moins un instrument pour se protéger des créanciers - ceux censés perdre dans une faillite - et de plus en plus un outil visant à réviser drastiquement à la baisse les contrats de travail, sous la menace de la faillite pendante.

Une fois placées sous la « protection » du chapitre 11, les directions disposent de deux mois pour négocier, « en toute bonne foi », de nouveaux contrats. Les salaires, les contributions patronales aux « caisses de retraite » et le versement pour couverture santé sont présentés comme la cause majeure des difficultés financières - supposées ou réelles - de la firme. Difficultés d’autant plus « visibles » que de très nombreuses entreprises - profitant des lacunes dans la loi et la réglementation - ne s’acquittent pas des versements aux « fonds de pension ». Ces arriérés peuvent atteindre des sommes se chiffrant en centaines de millions et plus... Mais les sociétés en cessation de paiement passent la facture à un fonds de garantie étatique fédéral (Pension Benefit Gua­ran­tee Corporation - PB CG - créé en 1974). Les retraités « repris » par le PBCG reçoivent au maximum 60 % du montant prévu. Ce qui n’empêche pas les salariés-contribuables de financer le PBCG !

Miller, l’as de la faillite

Au cours des dernières années, banques et cabinets d’avocats - à l’ombre de Wall Street - manifestent un intérêt grandissant pour ces faillites-restructurations. Elles peuvent permettre d’obtenir des gains significatifs. Une fois syndicalement « assainie » et « redressée », l’entreprise peut être jugée viable, dès lors poursuivre ses activités ou être revendue, car obéissant au potentiel de rentabilité exigé par les tenants de la « valeur actionnariale ».

Ainsi, Delphi déclare une perte de 700 millions de dollars pour l’année en cours, tout en disposant de liquidités à hauteur de 1,6 milliard. Elle se voit même avancer des lignes de crédits de 2 milliards par les banques. C’est donc la « mise en faillite » d’une entreprise assise sur 4 milliards de dollars ! Les pertes enregistrées sont en grande partie le résultat du refus de GM de payer des sommes plus élevées pour les composants achetés, malgré l’incidence de la hausse du prix des matières premières. GM place donc Delphi dans les chiffres rouges. Cela facilite l’opération faillite-remise en question des contrats de travail.

Le nouveau patron de Delphi, Robert S. « Steve » Miller, a déjà mis en faillite Bethlehem Steel, onze jours après avoir été engagé pour l’éviter ! Ensuite, cette firme emblématique de la sidérurgie américaine a été acquise à un excellent prix par un de ses amis, Wilburg Louis Ross, qui l’a revendue avec un gain substantiel.

Miller a aussi organisé la faillite de la compagnie United Airlines et participé à la « réorganisation » d’une dizaine de grandes sociétés. Il a exercé ses talents, début des années 1980, chez Chrysler.

Il fréquente les milieux bancaires et se vante de sa proximité avec l’ancien patron de la Banque mondiale, Jim Wolfen­sohn. Le Chief Execu­tive Offi­cer (CEO) - le PDG en français - de Delphi représente donc l’archétype du patronat propre à cette période de domination brutale du capital financier.

« Changer de vie » : précarité et risque de pauvreté

« Des centaines de milliers de personnes devront changer totalement leur vie ». Miller résume ainsi le futur des travailleurs de l’automobile. Jamais en reste d’une formule choc - après s’être réclamé de ses relations cordiales avec Rick Waggoner, le CEO de GM, et avec Ron Gettelfinger, président de l’UAW - il laisse tomber : « Pour ce qui est de Ron Gettelfinger, je ne voudrais pas être dans ses souliers, même pour tout le thé de la Chine. Il devra aider un demi-million de travailleurs à s’accoutumer à l’idée que la globalisation a supprimé la possibilité d’avoir quelqu’un qui tonde le gazon ou qui nettoie le sol pour un salaire de 65 dollars de l’heure ». Le chiffre de 65 dollars correspond au salaire horaire d’un ouvrier syndiqué, plus l’ensemble des cotisations retraite et santé.

En 2003, la direction de l’UAW avait déjà accepté que Delphi et Visteon abaissent les salaires d’embauche de 10 dollars. Elle espérait que le syndicat garderait ainsi les anciens membres, mieux payés et donc aptes à verser des cotisations élevées. L’appareil syndical envisageait donc un déclin maîtrisé. Miller et consorts agissent selon d’autres rythmes.

L’UAW a passé de 1,5 million de membres en 1979 à quelque 700’000 actuellement. Ses difficultés pour prendre racine dans les entreprises étrangères de l’automobile sont grandes. Dès lors, pour le patronat de Delphi (ou de GM et Ford), il est temps qu’un ouvrier de l’automobile entre « dans les catégories des bas salaires, comme s’ils produisaient des sèche-cheveux », souligne un expert des « relations industrielles », Gary N. Chaison.

Les « concessions » exigées par Miller - avant la réunion du Tribunal de faillite (présidé par Arthur J. Gonzales) - sont à la hauteur du « changement de vie » (des ouvriers) qu’il veut imposer. Tout d’abord, les salaires vont subir une baisse de 65 %, passant de 27 à 9,50-10 dollars. Les nouvelles embauches se feront au taux de 9 dollars, et non plus de 14. Ensuite, des jours fériés seront supprimés. Une réorganisation du temps de travail limitera au maximum le paiement du nombre d’heures supplémentaires. La participation des travailleurs aux « frais » d’assurance maladie augmentera ; les soins dentaires et d’oculiste ne seront plus couverts. Enfin, le système de retraite sera adapté aux nouveaux et bas salaires et les retraités seront soumis à la diète. Avec un salaire de 9 dollars de l’heure, un travailleur de Delphi gagnera 18’720 dollars sur un an ; 600 en dessous du revenu définissant le seuil de pauvreté pour une famille de quatre personnes.

La vie va changer. Pour s’en assurer, la direction de Delphi veut réduire le nombre de délégués syndicaux et supprimer l’exigence, lorsqu’une usine est vendue, que le repreneur assume les anciens contrats. Une juriste du travail de Detroit, Mary Ellen Gure­witz, conclut : « Ces exigences envers le syndicat sont extraordinaires. Vous arrivez à un niveau où les dispositions affaiblissent à tel point le syndicat que les personnes se demanderont : pourquoi avoir un syndicat ? »

Parallèlement, une vaste réorganisation - où les fermetures d’usine ont leur place - de la production est projetée. Certains produits, très standardisés, à bas coût de transports, moins soumis aux exigences du flux tendu, seront fabriqués dans les pays où le salaire est de 1 ou 2 dollars de l’heure. Delphi exportait, en 2003, 20 % de sa production effectuée en Chine, d’une valeur de 650 millions de dollars, vers les Etats-Unis et d’autres pays. Cette option et une sous-traitance exacerbée, dans divers maillons de la chaîne productive, font partie de la nouvelle stratégie.

D’autres pièces plus sophi­stiquées, devant être produites près de l’usine de montage (étant donné les délais serrés des commandes) et en lien avec les centres de recherche, seront faites dans les usines américaines. Toutefois, les « coûts unitaires salariaux » (la part des salaires dans la valeur de chaque produit) devront obéir aux exigences de la concurrence mondialisée. La productivité du travail sera encore plus poussée.

Alan Greenspan, le patron sortant de la banque centrale (FED), dans son ultime rapport devant la Commission du Sénat, ne soulignait-il pas que l’existence de centaines de millions de travailleurs en Chine, en Inde et dans les ex-pays « communistes » exerçait une pression « qui a freiné la hausse des coûts unitaires salariaux dans une grande partie du monde et a aidé à contenir l’inflation. »

La menace d’une véritable faillite doit servir à faire avaler toutes « ces concessions » à l’appareil de l’UAW et aux travailleurs. La réorganisation de l’exploitation s’accentuera sous la protection du chapitre 11.

Miller est conscient que les rapports de force et la dimension internationale de l’offensive rendent peu probable une contre-attaque efficace. Au-delà de la « restructuration » de Delphi, c’est donc l’existence même d’un syndicat qui est en jeu. Voilà un des paramètres nouveaux déterminant l’action syndicale, dont l’instrument et le profil ne peuvent plus être la simple répétition du passé, sous une forme plus combative.

Sources : Financial Times, 11.11.05 ; Anderson Economic Group (AEG) : « Working Paper 2005-10 » ; Executive Intelligence Review, 11.11.05, entretien avec Mark Reutter ; Executive Intelligence Review, « Delphi in Advance Planning for Shutdowm », Richard Freeman, 11.11.05 ; Washing­ton Post, 29.10.05, entretien avec Robert S. « Steve » Miller ; Wall Street Journal, 17.10.05, entretien avec Robert S. Miller ; Wall Street Journal, 13.10.05, « The Oracle of Delphi » ; Labor Notes, novembre 2005 ; New York Times, 10.10.05 ; Wall Street Journal, 4.11.05 ; Wall Street Journal, 28.10.05 ; Business Week, 10.10.05 « A run on Detroit’s parts makers ».

Voir aussi sur le site A l’encontre : Une ville industrielle brutalement confrontée au changement. Sholnn Freeman (18 novembre 2005) et Après Delphi, GM : des dizaines de milliers d’emplois massacrés. Charles-André Udry (21 novembre 2005

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Tiré du site de La brèche, http://www.labreche.ch