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EUROPE/ETAT-UNIS : UN DESEQUILIBRE INSTABLE

dimanche 11 janvier 2004

L’économie mondiale est aujourd’hui placée sous le signe des paradoxes et des quiproquos. Plutôt que de traiter de la conjoncture en tant que telle, on cherchera ici à mettre en lumière les contradictions d’une configuration de plus en plus instable.

Retour sur le paradoxe de l’euro.

Toute la conception de la construction européenne reposait sur le postulat selon lequel la monnaie unique ne pouvait naître que comme une monnaie forte, mais c’est l’inverse qui s’est produit. La décennie consacrée à la mise en adéquation avec les critères de Maastricht est inaugurée en 1992 par une crise de spéculation monétaire qui n’empêche pas l’euro, ou plutôt le panier de devises équivalent, de se renforcer vis-à-vis du dollar et d’atteindre en 1995 une valeur élevée de 1,31 dollar. Mais à sa mise en place en janvier 1999, date à laquelle les taux de change des monnaies qui le constituent sont figés pour l’éternité, l’euro ne vaut plus que 1,18 dollar. Et il continuera à chuter jusqu’à un minimum de 0,90 atteint en 2001, qui équivaut à une dévaluation de fait de 30 % par rapport au précédent sommet.

Que s’est-il passé ? On ne peut soupçonner les autorités européennes d’avoir voulu dévaluer l’euro et ce glissement a été accueilli avec surprise, et une certaine inquiétude. En réalité, ce n’est pas l’euro qui a baissé, mais c’est plutôt le dollar qui a monté. Il bénéficiait d’un cercle vertueux grâce aux rendements élevés offerts par l’économie étasunienne qui servait en outre de refuge aux capitaux rapatriés des pays frappés par les crises financières successives (Mexique, puis Asie, puis Russie). Le dynamisme des Etats-Unis, fondé sur les charmes de la " nouvelle économie " compensait largement le creusement du déficit extérieur, qu’il était donc facile de financer par cet afflux permanent de capitaux.

Du côté européen, l’expérience grandeur nature de la reprise 1997-2001, dopée par la baisse de l’euro, a permis de prendre rétroactivement la mesure des ravages exercés par cette politique dite " désinflation compétitive ", qui était devenue la nouvelle norme en Europe. On a pu vérifier à quel point les exportations européennes étaient sensibles au taux de change. Ainsi une étude du ministère de l’Industrie1 montre qu’une variation du taux de change de 10 % vis-à-vis du dollar " exerce au bout de 3 ans des effets importants sur la production de certains secteurs, de l’ordre de 2 à 3 % pour un vaste secteur comme le matériel électrique, jusqu’à 8 à 10% pour de plus petits secteurs comme la confection ou les chaussures ". De plus, une appréciation du dollar favorise l’activité dans les secteurs les plus riches en emploi. Il n’est donc pas surprenant que la baisse de l’euro ait dopé les exportations européennes dans leur ensemble, faisant sortir la conjoncture européenne d’une morosité ambiante, celle-là même qui avait convaincu Chirac de dissoudre l’Assemblée nationale en 1997.

Il semble que se met alors en place, entre les Etats-Unis et l’Europe, une forme de division du travail plutôt opérationnelle. La croissance aux Etats-Unis se transmet à l’Europe par le biais du commerce extérieur sur la base d’une forte demande des uns et d’une bonne compétitivité des autres. On peut même parler d’un jeu triangulaire qui s’ajuste sur le Japon : celui-ci est écrasé dans la stagnation, plombé en partie par la surévaluation du yen. Il continue à dégager d’importants excédents commerciaux, non plus en raison de la compétitivité de ses exportations mais d’une croissance interne à peu près nulle. Ces excédents équivalent à des sorties de capitaux qui affluent vers les Etats-Unis et la " nouvelle économie ", l’Europe et le reste du monde venant compléter le financement du déficit US. Ce schéma était donc déjà largement déséquilibré, mais peu de commentateurs s’en souciaient, car de grands espoirs étaient fondées sur la " nouvelle économie " : à partir du moment où celle-ci engendrait d’importants gains de productivité, on pouvait penser que leur généralisation à l’ensemble de l’économie mondiale viendrait donner un fondement tangible à l’euphorie ambiante.

Les limites de la " nouvelle économie "

Le concept de " nouvelle économie " est apparu dans une phase conjoncturelle particulière (et au demeurant de courte durée : 1996-2001) qui s’affranchissait, apparemment, d’un certain nombre de lois économiques. La baisse du chômage ne semblait pas stimuler les salaires, la croissance de la Bourse semblait pourvoir être indéfiniment prolongée en dehors de tout lien avec l’économie réelle, et l’économie des Etats-Unis semblait avoir ainsi trouvé le secret d’une croissance soutenue. Cette configuration a certes permis aux Etats-Unis d’enregistrer une croissance nettement supérieure à celles du Japon et de l’Europe et de rétablir leur situation hégémonique dans deux domaines stratégiques, la technologie et l’armement. Cette configuration était pourtant contradictoire dès le départ, car elle s’accompagnait de la mise en œuvre de ce que, dans un article assez prémonitoir2, Wynne Godley appelait les " sept processus qui ne peuvent durer ", que l’on peut rappeler brièvement : (1) chute du taux d’épargne des ménages ; (2) augmentation de l’endettement net du secteur privé ; (3) croissance accélérée de l’encours réel de monnaie ; (4) croissance du prix des actions bien plus rapide que celle des profits ; (5) l’augmentation de l’excédent budgétaire ; (6) augmentation du déficit courant ; (7) augmentation de l’endettement extérieur.

Il n’y a en effet pas d’échappatoire à la comptabilité : pour un pays donné, les besoins et les capacités de financement doivent s’équilibrer et aucune " nouvelle " économie ne permet de contourner cette règle. Le besoin d’épargne du privé doit être couvert par des entrées de capitaux en provenance du reste du monde ou se répercuter sur le déficit budgétaire. La configuration des Etats-Unis durant la nouvelle économie peut de ce point de vue être ainsi résumée : 1) une forte augmentation de l’investissement ; 2) une baisse régulière de l’épargne des ménages qui en viennent à consommer 100 % de leur revenu ; 3) un excédent du budget fédéral qui ne suffit pas à couvrir le besoin d’épargne du privé ; 4) un déficit croissant de la balance commerciale, qui a pour contrepartie une entrée massive de capitaux. La " nouvelle économie " ne concerne pas seulement l’offre (gains de productivité et progrès technique) mais au moins autant la demande : n’importe quelle économie aurait enregistré une bonne croissance avec un tel dynamisme de la consommation qui a augmenté plus vite que le revenu, de près d’un point chaque année entre 1995 et 2000. La croissance relativement soutenue des Etats-Unis durant les années 90 a donc reposé sur un double mouvement : augmentation de la consommation des ménages et boom de l’investissement. Mais, faute de financement interne, il y avait là une équation impossible à résoudre autrement que par un creusement tendanciel du déficit extérieur, dont l’ordre de grandeur est d’ailleurs voisin : près d’un point de PIB chaque année.

Cela revient donc à dire que l’accumulation du capital et l’endettement des ménages ont été en grande partie financés par des entrées régulières de capitaux, en provenance du Japon et de l’Europe, mais aussi des pays émergents après la crise financière. Ce mouvement d’attraction des capitaux était tellement puissant qu’il a contribué au renforcement du dollar, en dépit du déficit qui aurait dû l’affaiblir s’il ne s’était pas agi de la monnaie dominante. Comme on l’a vu, cette appréciation du dollar a dopé les exportations européennes et aura été l’une des conditions (paradoxales) de réussite de l’euro. Il a pu sembler que l’on tenait là un arrangement relativement coopératif qui permettait à l’Europe de renouer avec la croissance. Il y a même eu des économistes pour annoncer que l’Union européenne, désormais munie de l’euro, pouvait devenir la nouvelle locomotive de l’économie mondiale, si elle consentait seulement à investir à son tour dans les nouvelles technologies. Les théoriciens hâtifs de la nouvelle économie, tels Michel Aglietta3, ont ignoré son caractère fondamentalement asymétrique qui fait obstacle à toute extension au reste du monde, puisqu’elle repose justement sur un report des contraintes vers les deux autres grands pôles impérialistes.

Tous les discours sur le retard qui y aurait été pris par rapport à " l’économie de la connaissance " passent donc à côté de la réalité : les capitaux européens ont bien investi dans la haute technologie, mais sur l’autre rive de l’Atlantique. A titre de boutade, on pourrait remarquer que les Etats-Unis ne seraient pas admis à intégrer l’Union européenne s’ils en faisaient la demande, car ils sont loin de satisfaire aux critères que les pays européens se sont infligés à eux-mêmes.

Le second obstacle sur lequel la " nouvelle économie " est venue buter, renvoie aux déterminations les plus classiques du taux de profit. Celui-ci s’est retourné, un an seulement après le début de la " nouvelle économie " : le coût des investissements high tech a conduit à un alourdissement de la composition organique du capital, et la part des salaires a fini par augmenter. Malgré les conditions favorables en matière de financement, c’est donc sur une très " vieille " contrainte de profit que la vaguelette de la " nouvelle " économie est venue se briser. Bref, ce qui ne pouvait durer ne dura pas, et le retournement des cours boursiers mit brutalement fin à bien des illusions

La baisse impériale du dollar

Prenant prétexte du 11 septembre, le gouvernement Bush a alors pris toute une série de mesures, afin d’éviter un scénario-catastrophe rendu possible par un degré d’endettement sans précédent. Il s’agit d’un tournant important vers une nouvelle stratégie centrée sur un seul objectif : préserver à tout prix les conditions de la croissance US, quitte à exporter la récession dans le monde entier. Toute une série de décisions ont illustré cette nouvelle orientation : il y eut d’abord le refus des accords de Kyoto, au prétexte clairement affirmé que les intérêts de l’économie US devaient passer avant tout autre considération. Tout aussi unilatéralement, et en contradiction flagrante avec le libre-échangisme imposé aux autres, les Etats-Unis ont pris des mesures typiquement protectionnistes sur les importations d’acier - qu’ils viennent finalement de rapporter - et ils ont augmenté à nouveau les subventions à l’agro-business. La politique budgétaire a pris elle aussi un tournant radical avec l’acceptation d’un déficit qui s’est mis à croître rapidement en raison des dépenses militaires accrues, mais surtout des baisses d’impôts considérables consenties en faveur des riches. Bush a ainsi carrément exempté les dividendes de tout impôt sur le revenu. Sur le plan monétaire, le tournant est aussi très clair : le dollar s’est mis à baisser par rapport à l’euro. Autrement dit, les Etats-Unis font le choix d’une offensive commerciale, afin de réduire (en partie) leur déficit grâce au dynamisme d’exportations désormais plus compétitives.

Le taux de change du dollar par rapport à l’euro (ou, rétrospectivement, par rapport à un panier de monnaies équivalent) a connu de très amples fluctuations au cours des trente dernières années, puisqu’il a varié pratiquement du simple au double (graphique 1). On peut distinguer cinq grandes phase4.

[1] la première phase est ouverte par la crise du dollar de 1971 : après avoir été détaché de l’or, le dollar perd sa valeur au long de la décennie ;
[2] la seconde phase, qui va de 1980 à 1985, est marquée par une très forte appréciation du dollar au détriment des monnaies européennes ;
[3] la troisième phase est inaugurée par les accords du Plaza de 1985 qui décident d’une appréciation forcée des autres monnaies que le dollar, principalement le yen et le mark. Une fois cette dévaluation de fait du dollar acquise, son taux de change enregistre d’assez fortes fluctuations, mais reste à un niveau plutôt bas ;
[4] la quatrième phase démarre en 1996 et se traduit par une brusque appréciation du dollar à l’égard des monnaies européennes qui se préparent à constituer l’euro. Cette tendance n’est pas démentie par la naissance de l’euro le 1er janvier 1999 ;
[5] la cinquième phase correspond à un nouveau retournement du dollar, qui commence à baisser à partir du début de 2002. Entre février 2002 et octobre 2003, le cours de l’euro s’apprécie de plus d’un tiers

Graphique 1 Taux de change dollar/euro La hausse de l’euro et la revanche du club Med

Après avoir perdu jusqu’à 30 % de sa valeur par rapport au dollar, l’euro a donc retrouvé son cours de lancement. Ce rétablissement est-il pour autant un signe de bonne santé de l’économie européenne ? Pour les monomaniaques de la monnaie forte, cela va évidemment de soi, puisque cette bonne tenue de l’euro offre une protection contre les tensions inflationnistes importées. Mais si on prend un peu de recul, on s’aperçoit que la situation est très incertaine, tant il est vrai qu’une monnaie forte n’implique pas une économie forte. La remontée de l’euro va aujourd’hui de pair avec un ralentissement de l’économie européenne qui flirte avec la récession.

Tous les efforts consentis pour la réalisation de l’euro - et la faible croissance qui allait avec - étaient justifiés par les bienfaits escomptés de la monnaie unique. Grâce à elle, il serait enfin possible de mener une véritable politique macroéconomique européenne, qui permettrait de renouer avec la croissance et l’emploi. On a pu avoir l’impression que cela fonctionnait, puisque dix millions d’emplois ont été créés dans l’Union européenne entre 1997 et 2001.

Mais c’était une illusion d’optique, car cette " embellie " était en grande partie le fruit de la baisse de l’euro qui a stimulé les exportations européennes. Tout s’est donc passé comme si on avait appliqué au niveau européen cette politique de " dévaluation compétitive " dénoncée comme une aberration pour chacun des pays membres. Cette période très particulière a ainsi pu donner l’impression, fausse, qu’on pouvait simultanément accepter la logique des critères de convergence, et mener des politiques plus favorables à l’emploi.

Face à la nouvelle offensive commerciale des Etats-Unis portée par la baisse du dollar, un vide béant apparaît alors dans la construction européenne : il y a une monnaie unique, mais pas de politique de change. Où se situe le niveau souhaitable de l’euro par rapport au dollar ? La Banque centrale garde l’œil rivé sur la ligne des 2 % d’inflation, mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, personne ne sait quel est son objectif de change. Et ce petit détail n’est abordé dans aucun des traités fondateurs. Cela conduit à se demander si la fonction principale de l’euro était vraiment monétaire et s’il n’était pas plutôt conçu comme un instrument de discipline salariale. En tout cas, si on voulait en faire une véritable monnaie internationale, capable de concurrencer le dollar, il faudrait une politique autrement cohérente en matière de change et de taux d’intérêt. Il faudrait, en d’autres termes, tenir un discours européen autonome par rapport aux injonctions monétaires (et autres) des Etats-Unis.

A l’intérieur même de l’Europe, le retournement actuel fait apparaître un énorme paradoxe, puisque c’est l’enlisement de l’économie allemande qui contribue à plomber la conjoncture de l’Europe tout entière. Durant les années précédant la mise en place de l’euro, une partie des bourgeoisies financières s’inquiétait de l’entrée dans l’euro de monnaies qui en affaibliraient la crédibilité. Les pays du Sud (Espagne, Italie, Portugal, Grèce) désignés de manière méprisante sous le vocable " Club Méditerranée " devaient, selon certains, être tenus à l’écart de la zone euro qu’il valait mieux construire dans un premier temps autour du noyau dur francmark.

Cette option était très sérieusement envisagée avant le retournement du dollar, quand la conjoncture européenne était encore dominée par la morosité. Du coup, les critiques d’inspiration souverainiste de l’euro dénonçaient en lui une simple excroissance du mark. La future Banque centrale européenne était vue comme un décalque européen de laBundesbank qui imposerait à la Franc les mêmes absurdes disciplines qu’elle s’était elle-même infligée pour défendre la parité du franc vis-à-vis du mark.

En réalité, le recul de l’hégémonie allemande était largement amorcé dès la réunification. Celle-ci a conduit l’économie allemande a se recentrer sur le marché intérieur, de telle sorte que les faramineux excédents industriels ont tendu à fondre et, avec eux, le fondement de la suprématie de l’économie allemande. C’est justement cet affaiblissement relatif qui a permis au " Club Med " d’intégrer la zone euro dès sa mise en place. Et aujourd’hui, l’Allemagne est la première piégée par la logique monétariste qu’elle a contribué à imposer à ses voisins. Son taux de change a été figé pour l’éternité à un niveau trop élevé et, faute de pouvoir jouer sur cette variable, elle est obligée de freiner son économie et de mettre en cause son modèle social, dans l’espoir d’ajuster ses coûts réels. Cette logique de compétitivité étend le climat de quasi-récession à tous les pays voisins pour lesquels l’Allemagne est un client important.

La manière dont les taux de change ont été gelés au sein de l’euro peut donc se lire comme une fable amorale, en tout cas si l’on prend le monétarisme comme critère de vertu. En gros, les mauvais élèves dévaluateurs, comme l’Espagne et l’Italie, se sont plutôt mieux débrouillé, du point de vue de leurs parts de marché, que les bons élèves à monnaie forte. Ils sont entrés dans l’euro avec un taux de change plutôt avantageux tandis que l’Allemagne, et la France à un moindre degré, souffrent d’un taux de change surévalué. Et comme la position relative de l’Allemagne se dégrade continûment du double point de vue de la croissance et des excédents, la tension exercée par un taux de change trop fort se fait de plus en plus sentir. En d’autres temps, il aurait été judicieux pour le mark de dévaluer, même si la charge symbolique aurait été particulièrement forte. En tout cas, avec l’euro, cette voie d’ajustement est exclue. Il faut donc freiner la croissance relative de l’économie allemande déjà médiocre, où rétablir sa compétitivité sur la base d’une baisse importante du coût salarial. C’est exactement le sens de l’Agenda 2010, ce programme radical de contre-réformes mis en œuvre par le gouvernement pluriel allemand (socialiste et Verts), et qui représente une profonde mise à mal du modèle allemand.

On assiste donc au creusement d’un double écart tout au long des années 90. D’une part, la croissance aux Etats-Unis devient nettement supérieure (plus d’un point) à celle de l’Europe, alors que le taux de croissance était semblable sur la décennie 80 (tableau 1). D’autre part, une seconde différenciation s’opère à l’intérieur même de l’Europe. Sur la dernière décennie, la croissance moyenne a été de 2 % pour l’ensemble des pays européens. Mais elle a été nettement moins marquée (1,6 %) pour la " zone franc-mark " (France, Allemagne, Belgique, Luxembourg) que pour le reste de l’Union européenne (2,3 %) et en particulier pour un groupe de pays (Espagne, Royaume-Uni, Irlande et Finlande) qui a connu une croissance moyenne de 2,8 %, voisine de celle des Etats-Unis (graphique 2)

Tableau 1. Vingt ans de PIBLa trajectoire du Japon obéit à une chronologie voisine. Jusqu’au début des années 90, son taux de croissance est nettement supérieur à celui des deux autres pôles de l’économie mondiale. A partir de cette date, l’économie japonaise s’installe dans une décennie de quasistagnation et décroche complètement de la progression moyenne de l’économie mondiale. Le début des années 90 représente donc un tournant de grande ampleur : auparavant, la croissance était bien plus homogène entre les Etats-Unis et l’Europe, et à l’intérieur même de l’Europe. Depuis, tout se passe donc comme si la divergence Etats-Unis/Europe fonctionnait comme un levier venant polariser une croissance européenne jusque là relativement homogène. Le graphique 2 illustre bien cette double ouverture de l’éventail, qui est sans doute à la base de la crise qui vient de conduire à l’abandon de fait du Pacte de stabilité.

Graphique 2 Vingt ans d’évolution du PIB

La stabilisation du Pacte, ou l’impasse bourgeoise

Face au clivage croissant à l’intérieur de l’Union européenne, les intérêts spécifiques de chaque Etat, avec ses rapports de classes particuliers, tendent à l’emporter sur leurs intérêts collectifs, dont la gestion est déléguée à la Commission. C’est la clé de la crise actuelle du Pacte de stabilité. Le point de départ en est l’incapacité, économique et politique, de la France et de l’Allemagne de respecter la règle selon laquelle le déficit budgétaire ne devait en aucun cas dépasser 3 % du PIB. Ces deux pays, qui représentent près de 40 % du PIB européen, ont ensuite obtenu de la majorité des autres gouvernements que ne soient prononcées à leur égard aucune des sanctions pourtant explicitement prévues par le Pacte. Cette décision a évidemment provoqué la fureur de la Commission, dont la légitimité et l’autonomie découlent en grande partie de sa fonction de gardien du Pacte de stabilité.

La crise va encore plus loin que ses aspects techniques et conduit à la remise en cause de modalités essentielles du processus de construction européenne. On peut dire que les inconvénients de l’euro tendent à l’emporter sur ses avantages. Certes, il existe toujours un accord profond entre les bourgeoises européennes sur l’orientation néo-libérale et notamment la nécessité de discipliner les salaires et d’élargir le champ de la marchandise en privatisant les services publics et la protection sociale. C’est pourquoi les déficits budgétaires en France et en Allemagne ne résultent pas d’une volonté d’appliquer une politique de relance dite keynésienne. Ils sont le produit mécanique de la rencontre entre une mauvaise conjoncture et une politique dogmatique de baisse des impôts pour les riches. A terme, Pacte ou pas, le projet est bien de revenir à l’équilibre en réduisant les dépenses sociales, comme le montre le programme de " réformes " baptisé Agenda 2010 en Allemagne, ou le gel des traitements des fonctionnaires en France. On est très loin d’une véritable alternative, qui passerait par l’augmentation des impôts pesant sur les revenus du capital.

Cette crise est d’autant plus aiguë que les contradictions ne sont pas strictement économiques : que ce soit à propos de l’intervention en Irak ou de l’architecture institutionnelle, le couple franco-allemand tend à s’opposer au reste de l’Union. Les ballons d’essai sur une " Union " entre les deux pays vont dans ce sens et rejoignent des projets plus anciens d’une Europe à deux vitesses, avec un noyau dur et une périphérie de pays associés.

Cependant, il faut y insister, cet écartèlement ne renvoie pas à la défense de modèles sociaux différents : les gouvernements français et allemand mènent au contraire une politique de contre-réforme très systématique qui vise à un alignement accéléré (mais jamais assez rapide, de leur point de vue) sur un modèle néo-libéral standard. Il s’agit avant tout d’un repli sur les intérêts nationaux, ou plutôt sur une gestion nationale des intérêts de classes, qui va rendre difficile la mise au point du projet de Constitution au sein de la Conférence Intergouvernementale. Même si la tentation existe aussi de passer en force pour éviter l’éclatement d’une crise ouverte, la cohésion de la bourgeoisie européenne est aujourd’hui largement écornée.

Ce constat de crise conduit à revenir sur la logique de la construction européenne. A la différence, par exemple, du modèle allemand du XIXème siècle, il ne s’agit pas de la formation par addition d’une nouvelle économie nationale. L’une des raisons en est que, chacun de son côté et avec sa spécialisation propre, les pays européens ont déjà accédé au marché mondial. La phase d’internationalisation a commencé à la fin des années 60 et la constitution du marché unique, puis de la monnaie unique, ne peuvent être analysés comme les conditions préalables d’un tel mouvement. Il existe donc un déphasage particulier entre la base européenne et l’horizon stratégique mondial des grands groupes. Le marché unique n’est pas le débouché forcément principal mais la base arrière d’une visée plus large.

Pour certaines branches, la construction européenne obéit néanmoins à une logique " agrégative " de constitution de " champions " européens selon un schéma qui, en un sens, étend à l’échelle européenne la stratégie gaullo-pompidoliste des champions nationaux. Mais cette orientation, plutôt caractéristique de secteurs financiers comme les banques et les assurances, est loin de représenter la stratégie dominante qui consiste à nouer des alliances transcontinentales de manière à accéder directement à tous les compartiments du marché mondial. L’interpénétration des capitaux conduit à la formation d’une " économie transatlantique ", pour reprendre le titre d’une étude de référence5 ; elle a d’ores et déjà atteint un degré qui rend difficile de parler des Etats-Unis et de l’Union européenne comme de deux entités séparées et concurrentes.

Dans ces conditions, les grands groupes ont des attentes particulières à l’égard de la construction européenne, et leur conception du marché unique éclaire leurs priorités. On aurait très bien pu concevoir que le marché unique soit plus ou moins protégé de la concurrence internationale. Dans ce cas, l’objectif aurait été de faire tomber toutes les entraves internes à la circulation des marchandises et des capitaux, tout en maintenant, voire en renforçant vis-à-vis du reste du monde des formes de protection plus ou moins déclarées.

Là encore, c’est le modèle français qui aurait pu servir de référence, avec une synergie très forte entre commandes publiques et structuration de grands groupes industriels, dans le cadre d’une politique industrielle européenne active. Or, c’est clairement une autre voie qui a été choisie à l’occasion de l’Acte unique de 1986. Celui-ci ne se contente pas de lever les " rigidités " internes mais effectue en outre un choix décisif, celui d’ouvrir les marchés publics à la concurrence en n’introduisant aucune " préférence européenne ". Ce choix est cohérent avec le positionnement très libéral de la Commission, et en particulier de sa Direction de la Concurrence, qui consiste à refuser le principe même d’une politique industrielle et toute intervention dans ce domaine.

Autrement dit, le marché unique est un marché ouvert à tout vent, parce que les grands groupes qui donnent le la dans la construction européenne visent d’emblée le marché mondial. Ce point est tout à fait important car il permet de mieux comprendre le caractère subordonné du " volet social ", dans la mesure où le projet des secteurs les plus puissants de la bourgeoisie n’est pas de construire un ensemble réellement structuré et intégré. On peut même aller plus loin et émettre à nouveau des doutes assez systématiques quant au besoin réel d’une monnaie unique. S’il s’était agi de construire le marché européen comme une entité intégrée, alors la monnaie unique aurait été absolument nécessaire pour gérer l’interface entre une zone européenne compacte et le marché mondial. Mais, dès lors que le marché unique en question est conçu comme devant être ouvert, la nécessité d’une monnaie unique était beaucoup moins évidente.

La principale vertu du passage à la monnaie unique ne résidait sans doute pas dans sa fonction d’outil monétaire mais plutôt dans celle d’instrument disciplinaire. C’est au nom de l’impérieuse nécessité d’une monnaie unique qu’il fallait freiner les dépenses publiques et " modérer " les salaires, bref mettre en oeuvre un programme typiquement néo-libéral. Cela tombait bien, puisque c’était précisément l’intention de chacun des gouvernements. Ce projet permettait d’unifier les programmes néo-libéraux et de leur procurer une double légitimité, en invoquant dans un même mouvement les exigences de l’économie et l’idéal européen. Quelques années plus tard, on découvre que le Pacte de stabilité est " stupide " et les bourgeoisies constatent qu’elles avaient surestimé leur propre degré de cohésion. Le Pacte de stabilité est parfait d’un point de vue néo-libéral, à ceci près qu’il présuppose une coordination entre les politiques économiques qui n’est en rien donnée d’avance. Tout se passe ici comme si les bourgeoisies s’étaient laissé emporter par leur propre discours et avaient fini par oublier les éléments de fragilité de leurs propres dispositifs. Cela donne lieu à un nouveau paradoxe 6 quant au degré de laxisme des politiques budgétaires. A partir du moment où les déficits budgétaires sont libellés en une monnaie unique, ils sont en un sens à la charge de l’ensemble des pays intégrant l’euro : " tout dérapage est supporté par l’ensemble des partenaires, par le biais de taux d’intérêt plus élevés sur les emprunts d’Etat ". Avant l’euro, les marchés financiers pouvaient exercer une contrainte mieux différenciée en exigeant une prime de risque ou en faisant pression sur le taux de change. Aujourd’hui " l’impunité est garantie " dans la mesure où le Pacte de stabilité ne repose pas sur une véritable volonté politique. Il n’a donc pas résisté à la première tempête, tout simplement parce que son fonctionnement postule une communauté d’intérêts entre les bourgeoisies qui n’existe pas et qui ne saurait être construite politiquement, faute de creuset institutionnel adéquat.

Les différentes économies nationales disposent d’une insertion dans l’économie mondiale spécifique, et la résultante de ces positionnements ne définit pas une communauté d’intérêts : les pays sont plus ou moins sensibles à la compétitivité-prix, plus ou moins bien placés pour capter la demande mondiale, plus ou moins capables d’attirer les capitaux. Le débat récent sur le " déclin " de l’économie française est certes caricatural, mais il pointe un problème réel, à savoir la persistance d’impérialismes nationaux qui constituent encore le cadre de mise en forme des intérêts sociaux. Un des principaux éléments de crise tient sans doute à ceci : dès lors que la dérégulation néo-libérale s’applique, un certain nombre des règles et contraintes qui avaient permis de la faire passer, présentent aujourd’hui plus d’inconvénients que d’avantages.

La polarisation en Europe renvoie pour l’essentiel à des considérations économicostratégiques. Pour aller vite, la différenciation s’opère d’une manière relativement homogène en fonction de deux critères, l’élasticité-prix et l’acceptation de la prédominance des Etats- Unis. Telle est la base de l’opposition entre le pôle franco-allemand et les autres grands pays de l’Union, principalement le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Ces derniers pays ont moins besoin d’une intégration institutionnelle compacte, d’une politique industrielle, d’une compétitivité structurelle, ni même de l’euro dans le cas britannique. Le Royaume-Uni joue un rôle particulier en portant un modèle d’intégration très spécifique, mais assez semblable aux Etats-Unis du point de vue de son besoin d’attirer des capitaux, et de sa capacité à le faire7. Sur bien des points, on retrouve cette polarisation, par exemple en ce qui concerne les modalités de l’ouverture à l’Est. Mais l’exemple le plus frappant concerne les prises de position à l’égard de la où la ligne de partage est à peu près identique. Même si on ne peut la réduire à une divergence d’intérêts économiques, on peut en tout cas souligner la cohérence de ces diverses positions

L’économie mondiale : configuration instable

Le capitalisme a besoin d’une structuration de l’économie mondiale adéquate à son mode de fonctionnement actuel. La mondialisation pose cette exigence en des termes relativement nouveaux et il n’est peut-être pas inutile de reprendre après d’autres la typologie proposée il y a environ 30 ans par Ernest Mandel 9. Celui-ci distinguait trois configurations possibles : ultraimpérialisme, super-impérialisme, et poursuite de la concurrence inter-impérialiste.

La première hypothèse, celle de l’ultra-impérialisme, doit être clairement rejetée. Un tel scénario, déjà envisagé en son temps par Kautsky, correspondrait à une configuration où, pour reprendre les termes de Mandel, " l’interpénétration internationale des capitaux est avancée au point où les divergences d’intérêts décisives, de nature économique, entre propriétaires de capitaux de diverses nationalités, ont complètement disparu ". Nous sommes manifestement très éloignés d’un tel cas de figure et il faut en tirer les leçons. L’illusion d’un condominium équilibré entre les trois pôles de la " Triade " (Etats-Unis, Europe, Japon) a fait long feu. On parlait à l’époque de toyotisme, et de " nouveau modèle du travail " et l’on s’extasiait sur les ressorts nouveaux de la productivité de l’industrie japonaise. On pensait en somme que les Etats-Unis allaient assister sans réagir à une lente érosion des bases mêmes de leur domination, et qu’ils allaient jouer le jeu raisonnable d’une mondialisation que certains, comme Alain Minc, n’hésitèrent pas à qualifier d’" heureuse ".

C’est aussi la notion d’" Empire " mise en avant par Michael Hardt et Antonio Negri 10 qui est en train de subir un énorme démenti pratique. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler le noyau dur de leur thèse, ainsi résumée par Negri : " Dans l’actuelle phase impériale, il n’y a plus d’impérialisme - ou, quand il subsiste, c’est un phénomène de transition vers une circulation des valeurs et des pouvoirs à l’échelle de l’Empire. De même, il n’y a plus d’Etatnation : lui échappent les trois caractéristiques substantielles de la souveraineté militaire, 11 politique, culturelle absorbées ou remplacées par les pouvoirs centraux de l’Empire. La subordination des anciens pays coloniaux aux Etats-nations impérialistes, de même que la hiérarchie impérialiste des continents et des nations disparaissent ou dépérissent ainsi : tout se réorganise en fonction du nouvel horizon unitaire de l’Empire. "11

Pourtant, Hardt cherche à maintenir envers et contre tout la thèse de l’Empire. Dans une tribune récente, il insiste sur les intérêts communs des " élites " des Etats-Unis et de celles d’autres pays, en particulier dans la sphère économique : " Les hommes d’affaires à travers le monde reconnaissent que l’impérialisme n’est pas une bonne chose pour les affaires, parce qu’il élève des barrières qui entravent les flux globaux. Les profits potentiels de la mondialisation capitaliste, qui aiguisaient partout l’appétit des milieux d’affaires il y a seulement quelques années, dépendent de l’ouverture des systèmes de production et d’échange. Même les industriels US assoiffés de pétrole y ont intérêt " 12. Michael Hardt va jusqu’à présenter l’" Empire " comme une alternative à l’impérialisme US, tout en dénonçant des élites " incapables d’agir en fonction de leur propre intérêt ". Après avoir ainsi sermonné les puissants de ce monde, Hardt adresse ensuite ses conseils au mouvement anti-guerre13.

Certes, dit-il, son anti-américanisme se nourrit de l’unilatéralisme et de l’anti-europanéisme de l’administration Bush. Il n’en reste pas moins que c’est un piège qui conduit à une vision du monde trop bipolaire, ou pire, nationaliste. Hardt oppose cette étroitesse de vue à la clairvoyance du mouvement altermondialiste, qui avait réussi à ne plus penser la politique " à partir de rivalités entre nations ou blocs de nations ". Cette dissociation est sans fondement, et l’attitude de Hardt exprime un étonnant volontarisme théorique qui consiste à nier une réalité aujourd’hui bien palpable, qui est le grand retour des contradictions inter-impérialistes. La suprématie absolue que semble révéler l’unilatéralisme des Etats-Unis mérite que l’on considère aussi le scénario du super-impérialisme. Dans cette configuration, toujours avec la définition de Mandel, " une grande puissance impérialiste unique détient une hégémonie telle que les autres Etats impérialistes perdent toute autonomie réelle à son égard et sont réduites au statut de puissances semi-coloniales mineures ". Même si l’Union européenne ne peut évidemment pas être caractérisée comme " puissance semi-coloniale mineure ", ce schéma semble bien correspondre avec la hiérarchie réaffirmée entre les puissances impérialistes qui consacre le rôle dominant des Etats-Unis dans tous les secteurs : économique, technologique, diplomatique et militaire.

Mais il ne rend pas compte de deux traits frappants de l’économie mondiale contemporaine. Le premier est la fragilité de la domination US que l’on peut synthétiser comme suit : de manière assez inédite, l’impérialisme dominant n’est pas exportateur de capitaux et sa suprématie repose au contraire sur sa capacité à drainer un flux permanent de capitaux venant financer son accumulation et reproduire les bases technologiques de cette domination.

Il s’agit donc d’un impérialisme prédateur, plutôt que parasite, dont la grande faiblesse est de ne pas pouvoir proposer un régime stable à ses vassaux. La seconde nouveauté découle du degré d’intégration transcontinentale des capitaux atteint aujourd’hui. Il rendrait nécessaire la constitution d’un condominium Etats-Unis/Europe, un G2 pour reprendre la formule récemment avancée par le secrétaire d’Etat aux Finances allemand, Caio Koch-Weser14. Pour réguler un espace économique aussi intégré, une instance politique de coordination devient effectivement un besoin objectif, du point de vue même des intérêts collectifs bien compris de la bourgeoisie. Mais, pour paraphraser Jaurès, le capitalisme porte en lui la concurrence comme la nuée porte l’orage, et la coopération mondialisée interimpérialiste est un mirage. Faute d’un super-impérialisme disposant d’une suprématie suffisante pour l’imposer, c’est donc vers la troisième configuration que le monde est en train de basculer, celle de la concurrence inter-impérialiste. La définition qu’en donnait Mandel est bien en phase avec la situation actuelle : " l’interpénétration internationale des capitaux est assez avancée pour qu’un nombre plus élevé de grandes puissances impérialistes indépendantes soit remplacé par un plus petit nombre de superpuissances impérialistes, mais elle est si fortement entravée par le développement inégal du capital que la constitution d’une communauté globale d’intérêts du capital échoue ". Les contradictions non résolues entre l’Europe et les Etats-Unis continueront donc à peser sur une économie mondiale durablement déséquilibrée

" L’économie mondiale vole sur un seul moteur "

Cette expression est de Lawrence Summers, l’ancien ministre du Budget de Clinton, et elle a servi de titre à un important dossier paru dans The Economist15. Un chiffre résume bien ce fonctionnement asymétrique de l’économie mondiale : depuis 1995, près de 60 % de la croissance mondiale est à attribuer aux Etats-Unis, qui ne représentent pourtant " que " 30 % de l’économie mondiale. La thèse générale de The Economist est que " le monde ne peut continuer à compter sur la dépense des Etats-Unis ".

A peu près tous les économistes qui se posent la question considèrent que le mode de croissance adopté par les Etats-Unis depuis le début de la " nouvelle économie " n’est pas soutenable. Actualisant sa précédente étude, Wynne Godley16 montre que si rien ne change, le déficit commercial, qui est déjà de 5 % du PIB, continuera à augmenter pour atteindre 6,4 % du PIB, auxquels il faut ajouter une masse croissante d’intérêts que les Etats-Unis doivent (quand même !) payer sur leur dette extérieure. Il évalue à 200 ou 300 milliards de dollars ce flux net d’intérêts, qui porterait à 8,5 % l’ensemble du déficit courant. Si le secteur privé dégage de nouveau des capacités d’épargne, alors l’équilibre comptable aurait pour contrepartie un impressionnant creusement du déficit budgétaire. Pour simplement stabiliser le déficit commercial, il faudrait de toute manière reproduire constamment l’attractivité des Etats- Unis pour les capitaux étrangers. Or, l’instabilité de la situation globale risque de les décourager. Leur entrain avait une base objective qui était la dynamique de la productivité du travail et les bons niveaux de rentabilité qu’elle semblait pourvoir garantir durablement, mais ces perspectives favorables sont aujourd’hui remises en cause. Pour l’économiste Catherine Mann17, dont l’étude fait autorité, le plus probable est que les investisseurs sur le marché mondial " vont atteindre le point où ils ne souhaitent plus accroître la part d’actifs US qu’ils détiennent en portefeuille ". Il faudra donc compter sur la baisse du dollar pour réduire le déficit courant.

Mais on peut se demander si un tel " atterrissage en douceur ", évitant un épisode récessionniste majeur, est encore possible. La voie de la baisse du dollar est en effet semée d’embûches. La première résulte de l’ampleur de la tâche : pour réduire significativement le déficit, il faudrait selon les spécialistes une dévaluation considérable, de l’ordre de 40 %, qui conduirait le dollar à un point bas jamais atteint. En admettant qu’il soit possible, un tel scénario se heurterait à plusieurs obstacles. Le premier est que cette baisse réduit la valeur en euros des titres libellés en dollar : leurs détenteurs étrangers pourraient alors être tentés de vendre ces actifs pour limiter la perte. Ces ventes déclencheraient un nouveau mouvement à la baisse qui ne pourrait être enrayé que par une forte hausse des taux d’intérêt qui viendrait alors peser sur la croissance. Une dévaluation agressive du dollar revient à ouvrir une guerre commerciale. Le déficit commercial des Etats-Unis peut être en partie épongé, mais au détriment de leurs principaux, à savoir l’Union européenne et le Japon. Dans ce cas les Etats- Unis exporteraient leur récession, qui pourrait leur revenir comme un boomerang si elle était suffisamment profonde pour casser la dynamique de l’économie mondiale, ou si elle déclenchait des mesures de sauvegarde de la part des autres impérialismes. Telle est donc la base économique des tensions à venir.

Le 8 décembre 2003


1 " L’impact sectoriel du taux de change du dollar ", SESSI, Ministère de l’Industrie, Le 4 pages n°81, septembre 1997 <http://www.industrie.gouv.fr/biblio...> 2 Wynne Godley, Seven Unsustainable Processes. Medium-Term Prospects and Policies for the United States and the World, Levy Economics Institute, 2000 http://guesde.free.fr/godley02.pdf 3 Michel Aglietta, Le capitalisme de demain, Note de la Fondation Saint-Simon, 1998. 4 Jérôme Teïletche, " Le taux de change euro/dollar. Une perspective de long terme ", Revue Economique, mars 2003 <http://lare-efi.montesquieu.u-borde...> 5 Joseph P.Quinlan Drifting Apart or Growing Together ? The Primacy of the Transatlantic Economy, Center for Transatlantic Relations, 2003 <http://guesde.free.fr/quinlan.pdf> . Pour une synthèse, voir Guillaume Duval, " Europe - Etats-Unis : je t’aime, moi non plus ", Alternatives économiques n°215, juin 2003 <http://guesde.free.fr/duval603.pdf> 6 Pierre-Antoine Delhommais, " Les multiples paradoxes de l’euro ", Le Monde, 8 mai 2003. 7 Coasting on the lending bubble both in the UK and in the US, Wynne Godley and Alex Izurieta, Annual Meeting of the Society of Business Economists, London, June 25 2003 <http://guesde.free.fr/godley03.pdf> 8 Je reprends ici quelques éléments d’un texte publié sous le titre amphigourique " Une configuration nouvelle de l’impérialisme, une hégémonie qui n’est pas sûre d’elle-même ", Carré rouge n°25, avril 2003. 9 Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, Les Editions de la Passion, 1997. 10 Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, 2000. 11 Toni Negri, " L’"Empire", stade suprême de l’impérialisme ", Le Monde Diplomatique, janvier 2001. 12 Michael Hardt, " Folly of Our Masters of the Universe ", The Guardian, 18 décembre 2002. 13 Michael Hardt, " A trap set for protesters ", The Guardian, 21 février 2003. 14 C. Fred Bergsten and Caio Koch-Weser, " Restoring the Transatlantic Alliance ", Financial Times, October 6, 2003 <http://guesde.free.fr/bergsten3.pdf> 15 " Flying on one engine ", The Economist, 18 septembre 2003 <http://guesde.free.fr/1engine.pdf> 16 Wynne Godley, The US Economy. A Changing Strategic Predicament, Levy Economics Institute, February 2003 <http://guesde.free.fr/godley3.pdf> 17 Catherine L. Mann, " Perspectives on the U.S. Current Account Deficit and Sustainability ", Journal of Economic Perspectives, summer 2002 <http://guesde.free.fr/mannrep.pdf>

(article pour Inprecor , Tiré du site de Michel Husson)