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Ce qui vient en Irak

Entretien avec Tariq Ali (*)

Eric Ruder

dimanche 18 avril 2004

(*) Tariq Ali est un activiste politique de longue date, directeur de cinéma et écrivain. Il est l’une des figures du mouvement anti-guerre britannique. Ses livres récents sont " Le Choc des Fondamentalismes " et " Bush en Babylonie : La recolonisation de l’Irak ".

Quels sont les mobiles de l’occupation états-unienne de l’Irak ? L’Administration Bush déclare qu’elle a renversé un dictateur et qu’elle instaure la démocratie et la liberté...

TARIQ ALI : Je ne pense pas que beaucoup de personnes, en dehors des Etats-Unis, croient en cela. Y compris dans les pays qui ont des troupes là-bas, la population est contre la guerre et l’occupation.

Chaque jour qui passé rend plus clair le fait que l’objectif principal des Etats-Unis en envahissant et en occupant l’Irak avait très peu de choses à voir avec la démocratie ou avec le renversement d’un dictateur, mais bien plutôt avec l’exercice d’un pouvoir impérial ; la nécessité de démontrer à cette région et au reste du monde comment agit l’impérialisme moderne ; que les Etats-Unis ne peuvent être défiés et que, si on le défie, ils se réservent le droit exclusif de châtier les coupables.

L’Irak était le pays où cette volonté devait être démontrée. Une autre raison principale était de s’approprier le marché irakien, le pétrole irakien et de le partager avec quelques pays occidentaux comme cela s’était déjà passé il y a de nombreuses années lorsque l’Irak était gouverné par les Britanniques.

Mais cette occupation-ci se produit à notre époque, dans un contexte international très distinct. C’est une occupation du XXIe siècle. Elle se déroule dans le contexte d’une économie néolibérale et d’une offensive globale du capitalisme des multinationales.

Un autre trait caractéristique de cette offensive globale est l’effort permanent des Etats-Unis de ne pas permettre aux pays des différents continents du monde de développer des alliances régionales fortes. Tous doivent traiter de manière bilatérale avec les Etats-Unis. C’est là ce qu’ils imposent, que ce soit en Extrême Orient, en Asie du Sud-Est ou au Moyen-Orient. C’est également le cas en Amérique latine.

N’importe quelle alliance régionale forte constitue un défi à l’hégémonie néolibérale, c’est pour cela que les Etats-Unis écrasent toute tentative de ce genre. L’Irak était, économiquement et politiquement, en dehors de leur contrôle, il fallait donc le "redresser" sur le bon chemin.

Il y a, de plus, une autre raison, bien que je ne pense pas qu’elle soit la principale. Le régime d’Israël voulait se débarrasser de l’Irak. Il sentait que c’était l’unique nation qui avait le potentiel d’arrêter les atrocités d’Israël contre la Palestine. Cela ne veut pas dire que l’Irak aurait fait cela. Mais il pouvait potentiellement le faire. Pourquoi, dès lors, ne pas se débarrasser totalement de ce risqué ?

Telles furent les raisons essentielles de l’invasion états-unienne. Si vous regardez les choses au niveau économique, ce qui ce passé actuellement est très clair. Toute l’économie irakienne est en train d’être privatisée. Les multinationales US se sont confortablement installée là-bas.

On a promis aux Sud-Coréens et aux Japonais des concessions et des contrats s’ils envoyaient des troupes. Le président de la Corée du Sud a plus ou moins honnêtement déclaré, après avoir obtenu une centaine de contrats juteux ; "Voyez, si nous n’avions pas envoyé de troupes, nous n’aurions pas obtenu ces contrats". C’est pour cela que plusieurs pays ont envoyé des soldats, à côté des gouvernements de l’Europe orientale qui veulent tout bonnement être des satellites des Etats-Unis.

Mais le président polonais fait aujourd’hui des difficultés. Il prétend être irrité et déclare qu’il ne savait pas qu’il n’y avait aucune arme de destruction massive en Irak. Il faut dire que la Pologne n’a obtenu de modesties contrats. Même le gouvernement britannique, qui a totalement appuyé Bush, n’a pas engrangé beaucoup de contrats.

Il est intéressant et comique de relever que les Britanniques ont décroché le contrat pour reconstruire le système d’égout. C’est fort à propos car c’est justement là le rôle joué par Blair ; nettoyer les cloaques de l’Empire états-unien. Celui qui a pris cette décision, au Pentagone, doit avoir un certain sens de l’humour.

Voilà ce qui est en train de se passer. Le système de santé, de logement, d’éducation, tout est en passé d’être privatisé. Le 30 juin, avec le "transfert du pouvoir", ils espèrent en réalité instaurer un gouvernement fantoche. Un gouvernement qui bradera également le pétrole. Il ne fait aucun doute que ce qu’on attend d’Ahmed Chalabi et des autres fantoches irakiens est d’offrir le pétrole national aux compagnies étrangères. L’argument utilisé sera que les investissements étrangers seront nécessaires pour moderniser les gisements irakiens et réparer les dégâts, ce que ne peut faire un pays dévasté par la guerre.

Tel est la plan. Mais il faut se poser la question ; ce plan sera-t-il mené à bien efficacement ? Nous pouvons constater tous les jours que ce n’est pas le cas. La résistance a clairement pris comme cible les intérêts économiques étrangers. Ceci pose de sérieux problèmes aux plans politiques, militaires et économiques des Etats-Unis.

Militairement, c’est une impasse. Si les leaders du sud de l’Irak décident d’entrer ouvertement de rébellion, cela signifierait, à mon avis, la fin de la première phase de l’occupation et l’irruption d’un immense mouvement de libération nationale. Cela ne s’est pas encore produit pour l’instant mais tous les indices vont dans ce sens.

Le gouvernement de Bush déclare que la résistance est le fait des fidèles de Saddam et d’étrangers, c’est à dire d’islamistes arrivé de l’extérieur. Il avait prétendu que la capture de Saddam allait désorienter la résistance. Qu’en est-il en réalité ?

TARIQ ALI : La résistance, comme nous l’avons déjà dit, était là depuis le début de l’occupation. Si vous comparez la résistance irakienne, son ampleur et son efficacité, avec la résistance en France ou en Belgique contre l’occupation allemande pendant la Seconde guerre mondiale, ou en Italie contre la dictature fasciste, il y a de fortes differences.

Il a ainsi fallu plusieurs années à la résistance française pour atteindre le niveau atteint par la résistance irakienne dès les premiers jours. La résistance irakienne à l’occupation étrangère est partie d’un niveau beaucoup plus élevé, en termes de planification militaire ; que la résistance française, italienne et belge pendant la Seconde guerre mondiale.

Je pense que l’erreur principale des Etats-Unis a été de croire (ou de feindre de croire) que la résistance était dirigée par Saddam. Car, depuis le début, tout indiquait que Saddam était en dehors d’elle. La résistance était décentralisée, basée sur des villes individuelles, des villages et des secteurs du pays. Il était impossible qu’une personne seule pouvait la contrôler.

Ils pensaient que la capture de Saddam sonnerait la fin de la résistance. Lorsque Howard Dean, l’ex-pré-candidat démocrate à la présidence, a déclare en son temps que la capture de Saddam ne résoudrait pas le problème, il fut dénoncé par la grande presse pour avoir osé tenir de tels propos. Mais Dean avait raison.

Nous disions au contraire que, de fait, la capture de Saddam pouvait renforcer la résistance, car beaucoup de gens ne voulaient pas d’un retour en arrière. Et c’est ce qui s’est passé.

La résistance s’est développée. Nous voyons tous les jours des attaques contre les forces d’occupation, et pas seulement contre les états-uniens. Dans le sud de l’Irak, il y a une croissance relative de la résistance. Les soldats britanniques subissent de coups de feu. Ils ont même été attaqués à coups de pierres par les enfants dans les rues de Bassorah.

Il existe aujourd’hui une connexion réelle entre l’occupation de la Palestine et l’occupation de l’Irak. Israël donne des conseils au Pentagone pour faire la même chose qu’en Palestine : "rester dans vos bases militaires et sortez pour frapper à partir d’elles ceux qui veulent vous attaquer".

Nous verrons si les Etats-Unis suivent le modèle israéliens en châtiant Fallujah (NDLR : Cette interview a été réalisée très peu de temps avant le siège et le massacre de Fallujah par l’armée US) pour ce qui s’est passé la semaine dernière lorsque des mercenaires états-uniens ont été tués dans une embuscade. S’ils suivent les conseils israéliens, les Etats-Unis bombarderont la ville et tueront de nombreux civils pour la châtier. Mais ce serait la chose la plus stupide et totalement contre-productive à faire.

C’est ce qui, classiquement, arrive dans une situation d’occupation coloniale. Le massacre de personnes innocentes génère plus de rage encore et fait qu’un plus grand nombre de personnes rejoint la résistance. C’est une loi d’airain des mouvements de résistance. Si les Etats-Unis suivent les conseils d’Israël et ses méthodes, la situation connaîtra une escalade très rapide.

Que représentent les événements de Fallujah dans le développement de la résistance ?

TARIQ ALI : Le nombre de groupes de résistance est en train de croître. Il y a deux formes de résistance en Irak ; une résistance armée et l’autre non armée qui est dirigée par les leaders chiites au sud.

Le leader le plus important de cette région est l’Ayatollah Sistani. Il lutte politiquement et élabore tout un discours programmatique "nous voulons ceci, nous ne voulons pas de cela". Sistani exige des élections libres pour une assemblée constituante. Mais il n’obtiendra jamais cela. Jusqu’à présent, Sistani demande une série de choses, on lui fait quelques concessions et puis il recule. Mais il y a une limite à ce jeu.

Le transfert du gouvernement du 30 juin sera une farce totale. Les Etats-Unis ne remettront le pouvoir qu’à des personnes de leur confiance. Ils ont déjà nommé le Premier ministre du nouvel Irak et se retireront dans huit ou neuf bases militaires clés (essentiellement les vieilles bases de l’armée irakienne) et laisseront les fantoches tenter d’imposer l’ordre états-unien. Ce seront les peu fiables forces de police et les unités de l’armée du gouvernement fantoche qui subiront les coups de la résistance.

Ce qui risque de changer les choses, c’est que Sistani et la plupart des parties religieux du sud verront que le "transfert" n’est qu’une fraude complète et exigent des élections immédiates.

Si on leur refuse ces élections, ils pourront alors rompre avec le Conseil de gouvernement. Et si ces groupes opèrent cette rupture, tout s’écroulera pour les fantoches, il n’y a pas de doutes. Les Etats-Unis ne veulent pas permettre d’élections libres car ils savent que les fantoches qui ont trahi ne gagneraient pas.

En cas d’élections, c’est au contraire les partisans du départ des Etats-Unis et du contrôle du pétrole irakien par les Irakiens eux-mêmes qui les remporteraient. Puisque tel n’était pas l’objectif de l’invasion et de l’occupation de l’Irak, il n’y a aucune possibilité que les Etats-Unis acceptent cela. (...)

L’argument selon lequel le peuple irakien est incapable de déterminer son propre avenir est un mensonge intégral. Ils sont parfaitement capables de faire des accords entre eux. Ils l’ont déjà fait par le passé et le feront de nouveau.

On ne peut pas non plus exclure le Parti Baath de ce processus. Purgé de Saddam et de ses factions, qui étaient totalement dégénérées, le Baath est un parti légitime, tout comme les partis religieux ou le Parti communiste irakien, aussi bien son aile collaborationniste avec l’occupation que son aile non-collaborationniste.

Si ces secteurs parviennent à un accord d’ensemble, les Etats-Unis ne pourront pas conserver le contrôle du pays. Et il serait également dans l’intérêts des leaders kurdes de participer à cela. Si les Kurdes s’isolent, il n’y aura personne pour les défendre contre une quelconque intrusion de la Turquie.

Les efforts des Etats-Unis d’obtenir l’appui des leaders chiites ont-ils échoués ?

TARIQ ALI : Je pense que ces efforts sont au bord de l’échec. Dès que le " transfert " sera réalisé, il y aura une course pour le pouvoir. Et si Sistani et ses groupes alliés n’obtiennent pas ce qu’ils veulent, il y aura rupture.

La Conseillère de Sécurité Nationale de Bush, Condoleeza Rice a déclaré publiquement que " Nous voulons changer la mentalité irakienne ". C’est réellement une déclaration répugnante. C’est une variété de semi-fascisme. Cela revient à dire qu’ils veulent que les Irakiens soutiennent l’occupation, et, s’ils ne le font pas, ils seront dénoncés comme des partisans de Saddam.

Ce que ne Washington ne comprend absolument pas est qu’il y a en Irak une majorité de personnes opposées à Saddam Hussein, à son régime et à tout ce qu’il représentait, mais qui sont tout autant, sinon plus, hostiles aux Etats-Unis à cause de l’occupation de leur pays.

L’idée selon laquelle la politique en Irak ne peut être qu’en deux : avec Saddam ou avec l’occupation est une farce. C’est la même logique que Bush avait exprimé après le 11 septembre : si vous êtes contre nous, vous êtes avec les terroristes. C’est une dichotomie complètement aberrante.

En définitive, la guerre va mal pour eux. C’est pour cela qu’il y a de sérieuses divisions au sein même de l’élite gouvernante. O’Neill, du Secrétariat au Trésor et maintenant Richard Clarke qui quitte la Maison Blanche en dénonçant l’Administration Bush avec des mots très durs pour avoir envahi l’Irak. Cela ne se serait pas passé sans l’existence de la résistance.

Les médias utilisent la mort des mercenaires états-uniens à Falloujah pour souligner la " barbarie " des " insurgés " irakiens. Comment répondre à cela ?

TARIQ ALI : En premier lieu, il est très intéressant de relever que lors de la conférence de presse sur Falloujah donnée par le général US Mark Kimmit, ce dernier a déclaré qu’il existe deux sortes différentes de violence en Irak.

La première serait celle utilisée par les terroristes kamikazes et elle serait l’œuvre d’Al-Quaeda (à ce propos, je ne pense pas que cela soit totalement sûr).

Le seconde forme de violence, qu’il distingue du terrorisme, c’est la " sédition ". Ce terme est le mot-code utilisé par les militaires US pour décrire la résistance. C’est ce terme qu’ils imposent au reste des médias états-uniens.

Kimmit a clairement déclaré que les événements de Falloujah étaient le fait de " séditieux ". Il est vrai que ce qui s’est passé est horrifiant. Je ne le nie pas, ce fut quelque chose de brutal que je défends pas. Mais ce qui est intéressant de noter, c’est que la majorité des médias occidentaux n’ont rien montré de cela, à part une voiture explosant, contrairement aux médias arabes.

La raison est qu’ils ne veulent pas démoraliser l’opinion publique états-unienne. Parce que même les gens qui appuient la guerre diraient en voyant cela " mon dieu, nous n’avions pas compris que cela allait être quelque chose d’aussi horrible ".

Face à une occupation horrible, il ne peut y avoir de résistance douce. C’est le caractère et la forme de cette occupation qui détermine la nature de la résistance.

Entretien réalisé par Eric Ruder pour le Socialist Worker, journal du Socialist Worker Party (ISO) de Grande-Bretagne

Traduction française : www.sap-pos.org