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Haïti, l’aide, la dette et les donateurs

lundi 22 février 2010, par Ashley Smith, daniel SURI


Tiré du site ’’Europe Solidaire et sans frontières’’
SURI Daniel, SMITH Ashley
28 janvier 2010


Devant la détresse d’un peuple et les centaines de milliers de victimes du séisme, on aimerait bien n’avoir qu’à se féliciter d’une aide internationale généreuse, spontanée, simplement préoccupée de solidarité humaine. On aimerait se dire que tout cela se fait non pas pour se donner bonne conscience et ne rien changer, mais comme par atavisme, parce que lorsqu’un peuple souffre d’autres peuples, depuis toujours, se portent à son secours. Bref, on aimerait voir, ne serait-ce qu’une seule fois, une vraie générosité, de celle qui ignore tout calcul.

La réalité pourtant s’y oppose. Prenez l’exemple de la France. Son gouvernement nous l’a joué « c’est beau, c’est grand, c’est généreux, c’est la France ». En passant comme chat sur braise sur son apport historique à l’enchaînement d’Haïti : renégociation, en 1825, de l’indépendance de l’île, contre une dette équivalente à un an de budget de la France d’alors (150 millions de francs, soit environ 21 milliards de dollars de nos jours). La « dette de l’indépendance », jamais remboursée par l’Hexagone, mettra le pied à l’étrier de l’endettement de Haïti, avec pour conséquence l’appauvrissement du pays, de ses habitants et l’enrichissement d’une minorité.

Prenez les Etats-Unis. Ils connaissent fort bien l’île, pour y avoir séjourné, comme force occupante de 1914 à 1934. Ils étaient intervenus prétendument pour apporter la stabilité au pays, en réalité pour briser les reins à un puissant mouvement paysan luttant pour une réforme agraire. La population des campagnes mettra des décennies à s’en relever, socialement et politiquement. Le temps que les Etats-Unis fassent advenir la dynastie des Duvalier. L’endettement prend alors des proportions faramineuses. Il est multiplié par 17,5, passe à hauteur de 750 millions de dollars pour atteindre aujourd’hui 1,250 milliard. Lorsque les Duvalier fuient le pays, ils emportent avec eux environ 900 millions de dollars provenant de leur saccage, sous l’œil impassible de leur protecteur.

Prenez la Suisse, qui a une longue tradition d’aide au développement en Haïti. Elle vient, à la suite d’une interminable bataille juridique, de reconnaître le droit à Haïti de récupérer 7,6 millions de francs appartenant à la mère de « Bébé Doc » Duvalier. Mais on sait pertinemment que cette sanguinaire famille a dispersé son magot aux quatre coins des banques de la planète. Et que d’autres banques suisses pourraient en détenir une partie ! Enquête en urgence, accélération des procédures, bataille pour l’annulation de la dette  ? Tss, tss, tss... On ne foule pas ainsi la moquette épaisse du secret bancaire, refuge bienvenu pour dictateurs déchus.

Lorsque l’on apprend, après la Conférence de Montréal du 26 janvier, que les pays donateurs ont juré leurs grands dieux que le gouvernement de Haïti aurait la haute main sur la reconstruction du pays, on est donc fondé à éprouver un certain scepticisme. Ancien premier ministre très complaisant, Gérard Latortue met pourtant en garde les crédules. Son expérience après l’ouragan Jeanne (2004) lui fait dire sur les ondes de Radio Canada que les donateurs, traditionnellement, veulent gérer ce qu’ils donnent et faire ce qu’ils veulent. A cette occasion, le Canada lui-même n’avait-il pas cherché à lui imposer un membre de son propre cabinet ?

Sophie Perchelet, vice-­présidente du Comité de l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), a donc raison de souligner que l’aide va s’inscrire dans la logique des efforts antérieurs du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, et que, libéralisme oblige, les populations seront défavorisées et les ressources naturelles dans le viseur de la privatisation. Pointant l’énorme inégalité sociale du pays, Jeremy Hobbs, directeur d’Oxfam souligne le risque d’une polarisation accrue, d’un accaparement des ressources de la reconstruction au profit des plus influents et des plus riches (Le Monde, 26.1.10).

Quant à la présence des troupes de l’ONU, sous commandement brésilien, une mission de solidarité internationale avec, entre autres, le Prix Nobel de la paix Adolfo Perez Esquivel et des représentantes des Mères de la place de Mai, a mis en évidence les atrocités commises par ces troupes et leur rôle dans la répression des mouvements sociaux. A tel point qu’un Manifeste pour la désoccupation immédiate d’Haïti a été lancé par des dizaines de mouvements sociaux brésiliens et latino-américains.

Décidément, la solidarité avec le peuple haïtien ne peut pas faire l’économie d’une lutte déterminée contre l’ensemble du système politique et économique international qui concourt depuis si longtemps à maintenir le pays dans la dépendance, la misère et la soumission.

Daniel Süri


Avant et après le séisme : comment ils ont ruiné Haïti

[...] Les grands médias ont expliqué que le séisme avait été provoqué par un glissement de plaques tectoniques le long d’une faille située sous la capitale de Port-au-Prince, et que la misère et l’impuissance du gouvernement Préval avaient amplifié le désastre. Mais ils n’ont pas tout dit.

« La couverture médiatique du séisme se caractérise par une déconnexion quasi totale entre le dés­astre et l’histoire sociale et politique d’Haïti » explique le militant de la solidarité avec Haïti, le Canadien Yves Engler. « Ils répètent que le gouvernement n’était pas du tout préparé pour faire face à une telle crise. C’est vrai. Mais ils n’ont pas expliqué pourquoi. »

Pourquoi 60% des bâtiments à Port-au-Prince étaient-ils mal construits et dangereux, même dans des conditions normales, selon le maire de la capitale ? Pourquoi n’y a-t-il pas de réglementation sur les constructions dans une ville située au-dessus d’une faille ? Pourquoi la population de Port-au-Prince est-elle passée de 50.000 habitants dans les années 50 à 2 millions de miséreux aujourd’hui ? Pourquoi l’Etat a-t-il été totalement dépassé par les évènements ?

Pour le comprendre, il faut examiner une deuxième ligne de fracture  : la politique impériale des Etats-Unis à l’égard d’Haïti. Le gouvernement des Etats-Unis, les Nations Unies, et d’autres puissances ont aidé la classe dirigeante haïtienne à soumettre le pays aux plans économiques néolibéraux qui ont appauvri les masses, provoqué des déforestations, ruiné l’infrastructure et rendu le gouvernement impuissant.

La ligne de fracture de l’impérialisme US a amplifié la ligne de fracture géologique et a transformé une catastrophe naturelle en une catastrophe sociale.

De Papa Doc au « plan de la mort »

Pendant la Guerre froide, les Etats-Unis ont soutenu les dictatures de Papa Doc Duvalier et ensuite de Bébé Doc Duvalier – qui ont régné sur le pays de 1957 à 1986 – pour faire un contrepoids à Cuba.

Sous la supervision de Washington, Bebé Doc Duvalier a ouvert l’économie haïtienne aux capitaux US dans les années 70 et 80. Les produits agricoles importés des Etats-Unis ont inondé le pays et ruiné la paysannerie locale. Des centaines de milliers de gens sont venus se réfugier dans les bidonvilles de Port-au-Prince pour fournir une main-d’œuvre extrêmement bon marché aux « ateliers de pressurage » (sweat shops) US situés dans les zones franches.

Dans les années 80, les Haïtiens se sont soulevés pour chasser les Duvalier et ont ensuite élu à la présidence le réformiste Jean-Bertrand Aristide sur un programme de réforme agraire, d’aide aux paysans, de reforestation, d’investissement dans les infrastructures, d’augmentation des salaires et des droits syndicaux pour les travailleurs.

En réaction, les Etats-Unis ont soutenu un coup d’État qui a chassé Aristide en 1991. En 1994, après que Bill Clinton a envoyé ses troupes sur l’île, le président élu a retrouvé son poste, mais à la condition d’appliquer le plan néolibéral US, appelé « plan de la mort » par les Haïtiens.

Aristide a résisté à certaines mesures du programme US pour Haïti, mais en a mis d’autres en œuvre, brisant ainsi la perspective de réformes. Et puis un jour, les Etats-Unis ont perdu patience devant les résistances d’Aristide qui refusait de se soumettre totalement, surtout lorsqu’il a demandé au cours de sa dernière année de mandat 21 milliards de dollars en guise d’indemnisations pour son pays. Les Etats-Unis ont imposé un embargo économique qui a étranglé le pays et plongé les paysans et les travailleurs dans une misère encore plus profonde.

En 2004, Washington a collaboré avec la classe dirigeante haïtienne dans son soutien aux escadrons de la mort qui ont renversé le gouvernement puis enlevé et déporté Aristide. Les Nations Unies ont ensuite envoyé des troupes pour occuper le pays et le gouvernement marionnette de Gérard Latortue a été installé afin de poursuivre les plans néolibéraux de Washington.

Le court règne de Latortue a été marqué par une profonde corruption – lui et ses partisans ont empoché une bonne partie des 4 milliards de dollars injectés par les Etats-Unis et d’autres pays après la levée de l’embargo. Le régime a démantelé les timides réformes qu’Aristide avait réussi à mettre en place. Ainsi, le processus d’appauvrissement et de dégradation des infrastructures du pays s’est accéléré.

Le paravent du gouvernement Préval

En 2006, les Haïtiens ont massivement élu à la présidence René Préval, allié de longue date d’Aristide. Mais Préval n’a pas fait preuve de beaucoup de détermination et a fini par collaborer avec les plans US et ignorer la crise sociale qui s’amplifiait.

En fait, les Etats-Unis, les Nations Unies et les autres puissances impériales ont court-circuité le gouvernement Préval en injectant de l’argent directement dans les ONG. « Aujourd’hui, en Haïti, le nombre d’ONG par habitant est le plus élevé au monde » dit Yves Engler. Le gouvernement Préval n’est plus qu’un paravent derrière lequel les véritables décisions sont prises par les puissances impériales qui les mettent en application par l’intermédiaire d’ONG qu’elles ont choisies.

Le véritable pouvoir dans le pays n’est pas exercé par le gouvernement Préval, mais par la force d’occupation des Nations Unies appuyée par les Etats-Unis. Sous direction brésilienne, les forces de l’ONU ont protégé les riches et ont collaboré avec – ou ont fait semblant de ne pas voir – les escadrons de la mort d’extrême droite qui terrorisent les partisans d’Aristide et de son parti Lavalas.

Les forces d’occupation n’ont rien fait pour lutter contre la misère, la dégradation des infrastructures et la déforestation massive qui ont amplifié les effets d’une série de catastrophes naturelles – de violents cyclones en 2004 et 2008 et maintenant le séisme.

Au lieu de cela, elles se sont contentées de faire la police au milieu d’une catastrophe sociale et ont commis les crimes habituels et caractéristiques de toutes les forces de police. Selon Ban Beeton, dans un article de la NACLA (North American Congress on latin America, réd) sur les Amériques, «  la mission de stabilisation de l’ONU en Haïti (MINUSTAH), qui a commencé en juin 2004, a été marquée pratiquement dès le premier jour par des scandales de meurtres, de viols et autres violences commises par ses troupes.  »

Le gouvernement Bush d’abord, puis celui de Clinton, ont tous deux profité du coup d’Etat, des crises sociales et des catastrophes naturelles pour étendre les projets néolibéraux des Etats-Unis.

Sous Obama, les Etats-Unis ont annulé une partie de la dette, pour un montant de 1,2 milliard de dollars, mais n’ont pas annulé la totalité de celle-ci – Haïti rembourse encore d’énormes sommes à la Banque Interaméricaine pour le Développement. L’annulation d’une partie de la dette fait partie de la mise en scène habituelle destinée à occulter la véritable politique d’Obama en Haïti, qui est encore et toujours la même.

Tourisme et surexploitation

En étroite collaboration avec le nouvel envoyé spécial des Nations Unies pour Haïti, l’ancien président Bill Clinton, Obama est intervenu pour faire appliquer un programme économique similaire à celui du reste des Caraïbes – tourisme, ateliers textiles et réduction du contrôle de l’Etat sur l’économie par le biais des privatisations et des déréglementations.

Plus précisément, Clinton a dirigé un plan visant à transformer le nord d’Haïti en un terrain de loisirs pour touristes, situé le plus loin possible des bidonvilles de Port-au-Prince. Clinton a convaincu la compagnie Royal Caribbean Cruise Lines d’investir 55 millions de dollars pour construire un port le long de la côte de Labadee, loué jusqu’en 2050. [...]

Clinton a vanté les opportunités offertes par le développement des « ateliers de pressurage » lors d’une visite éclair d’une usine textile de la célèbre Cintas Corp. Il a annoncé que George Soros avait offert 50 millions de dollars pour un nouveau parc industriel d’ateliers qui pourrait créer 25 000 emplois dans l’industrie du textile. Clinton a expliqué à une conférence de presse que le gouvernement d’Haïti pourrait créer « plus d’emplois en baissant le coût des investissements, y compris le prix des loyers ». [...]

Une des raisons pour lesquelles Clinton a pu promouvoir aussi facilement les « ateliers de pressurage » est que le coup d’Etat appuyé par les Etats-Unis a éradiqué toute forme de résistance. Ils se sont débarrassés d’Aristide et de sa manie qui consistait à augmenter le salaire minimum. Ils l’ont forcé à l’exil, ils ont terrorisé ses alliés restés sur place et ils ont interdit à son parti politique, Fanmi Lavalas, le parti le plus populaire du pays, de se présenter aux élections. De plus, le régime issu du coup d’Etat a attaqué les syndicalistes présents dans les « ateliers de pressurage ».

Clinton pouvait ainsi annoncer aux hommes d’affaires que « Le risque politique en Haïti est le plus faible que je n’ai jamais vu de ma vie ».

Ainsi, à l’instar des présidents américains avant lui, Obama a aidé les classes privilégiées d’Haïti, a soutenu les multinationales qui voulaient profiter des coûts de main-d’œuvre, a réduit le pouvoir de réglementation de l’Etat haïtien et a réprimé toute forme de résistance politique.

Les conséquences directes de ces politiques sont un Etat haïtien impuissant, une infra­structure en ruines, des constructions hasardeuses et une misère noire qui, conjugués aux cyclones et maintenant au séisme, ont transformé une catastrophe naturelle en une catastrophe sociale. [...]

Ashley Smith, Socialist Workers
(trad. «  Le Grand soir  », coupures et intertitres de la rédaction)