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IRAN : Où va la République Islamique ?

lundi 12 octobre 2009, par Houshang Sépéhr


Inprecor N° 553-554, 2009-09-10


Houshang Sépéhr

Ce qui se passe en Iran est une révolte spontanée, ingénieuse et indépendante d’un peuple frustré de trente ans de tyrannie d’un régime obscurantiste religieux, déclenchée par la fraude électorale. La situation actuelle n’est que l’aboutissement d’un processus long et complexe qui a eu lieu à l’intérieur du régime, une crise profonde au sommet du pouvoir et au sein de la classe dominante d’une part, dans la société iranienne d’autre part. Cette conjoncture a ouvert un espace pour un authentique mouvement de masse pour remplacer le régime islamique par une république laïque, démocratique, sociale et moderne.

Le caractère du mouvement

Mis à part une partie de la faction au pouvoir, certains cyniques et tenants des théories de la conspiration, auxquels se joignent malheureusement quelques groupes et personnalités gauchistes confuses, personne ne doute que les peuples d’Iran, dans leur majorité écrasante, ont exprimé fortement et clairement leur désir d’en finir avec le système politique actuel. Étant donné que la faction soi-disant « réformiste » a gâché le temps précieux et raté son unique occasion, c’est le système islamique entier, et non seulement les conservateurs, qui est mis en question.

En Iran personne ne croit un mot à la propagande gouvernementale qui clame que les protestations ayant suivi l’annonce des résultats de l’élection présidentielle ont été organisées de l’extérieur de l’Iran. Cette crise a tous les aspects d’une faillite totale de la république islamique. Au cours des trente dernières années, pour survive à ses crises et masquer sa chute, le régime a invoqué constamment des menaces étrangères, véritables ou imaginaires.

Par contre, en Occident certains « analystes » de gauche déclarent que les foules de manifestants dans les rues de Téhéran et d’autres villes sont issues des couches les plus aisées de la classe moyenne urbaine et que Moussavi est leur représentant politique. Selon eux Ahmadinéjad conserverait un fort soutien parmi l’écrasante majorité de la population dans les régions urbaines et rurales pauvres. Ces prétendus analystes n’ont aucune connaissance de la structure de classe de la société iranienne, ni de la nature de la République Islamique, ni des enjeux de cette élection, ni de ses conséquences pour l’avenir du pays, ni des faits concernant les résultats d’élection.

Il nous semble nécessaire, avant d’entrer dans les détails de ce qui s’est passé pendant la campagne, l’élection présidentielle de 2009 et les protestations massives qui ont suivi, de donner un aperçu de la société iranienne et du régime au pouvoir.

Paradoxe structurel du système politique

Sur le plan sociologique l’Iran est l’une des sociétés les mieux éduquées de la région : taux d’analphabétisme inférieur à 10 %, plus de 2,5 millions d’étudiants (dont 51 % d’étudiantes) dans l’enseignement supérieur sur une population totale d’environ 70 millions qui est très jeune (plus de 60 % ont moins de 30 ans). Plus de 70 % de la population est urbanisée. Ce pays est dominé par un système politique-juridique dictatorial et moyenâgeux. Dans le but de réglementer la vie privée et publique des citoyens, la Constitution et les divers lois sont régies par une interprétation rigide de l’Islam qui ne laisse pas la moindre place à la démocratie en général et fait très peu de concession aux femmes et aux jeunes.

Sur le plan politique, il s’agit d’un système dichotomique sans pareil, d’un régime théocratique sous un masque républicain. L’auteur de cet article a ailleurs donné une description détaillée du système politique de la République Islamique d’Iran (1).

En bref, d’un côté il y a une théocratie qui règne sans élection et tient le pouvoir dans tous les domaines :

● Le Guide suprême (représentant de Dieu sur terre, désigné par l’Assemblée des Experts, un ensemble de religieux ; eux-mêmes triés sur le volet et élus selon une procédure complexe qui laisse peu de choix au peuple) ;

● Le Conseil des Gardiens de la Constitution (12 clercs désignés par le Guide suprême) : c’est le chien de garde du régime qui supervise la conformité islamique des lois du parlement et la désignation des candidats aptes à se présenter à la députation et à la présidence de la république ;

● L’Assemblée des Experts désignant le Guide suprême ;

● Le Conseil du Discernement qui régit les litiges entre le Parlement Islamique et le Conseil des Gardiens ;

● Le système judiciaire garantit que les lois islamiques sont appliquées, il est contrôlé par les religieux ultra-conservateurs. Son chef est nommé par le Guide Suprême auquel il rend personnellement compte ;

● Les forces armées regroupent les Gardiens de la Révolution Islamique (GRI, Pasdarans, armée idéologique du régime) et les armées classiques. Les principaux chefs des armées et des Gardiens de la Révolution sont nommés par le Guide Suprême et ne rendent compte qu’à cette personnalité. Les Gardiens de la Révolution ont pour mission de combattre ceux qui sont opposés à la révolution islamique. Ils contrôlent les miliciens paramilitaires (Bassiji) qui opèrent dans chaque ville.

De l’autre côté il y a les fonctions électives : celle du Président de la République et des membres du Parlement islamique (Majles). Toutes les lois adoptées par le Parlement doivent être jugées compatibles à la fois avec la Constitution et surtout avec l’Islam par le très conservateur Conseil des Gardiens. Les membres du gouvernement sont nommés par le président. Le Guide Suprême est largement impliqué dans la gestion des affaires liées à la défense, à la sécurité et à la politique étrangère.

Il est clair que ce système ne ressemble nullement à une République. On peut le qualifier de Califat (90%) déguisé en République (10%).

Dés le début de la Révolution islamique ces deux aspects visiblement contradictoires du système — théocratique et électif — ont été souvent à l’origine des tensions. Le premier président de la République, Bani-Sadr, a été destitué en 1981 par l’ayatollah Khomeiny suite à des dissensions majeures. En 1997, Khatami, un « islamiste réformiste » qui prétendait vouloir ouvrir la société civile et assurer une participation bien contrôlée de certaines couches de la société aux décisions politiques de second degré du pays, a été élu à la présidence. Le Guide suprême ainsi que la hiérarchie de l’Armée des Pasdarans y ont vu une menace contre leurs intérêts. La dimension élective du système est entrée en conflit avec sa dimension théocratique durant les huit années de présidence de Khatami. La majorité des lois adoptées au parlement dominé par les « réformistes islamistes » fut rejetée par le Conseil des Gardiens dominé par les conservateurs.

Depuis l’accès d’Ahmadinéjad à la présidence en 2005, la tâche essentielle du tandem formé par le Guide suprême et l’Armée des pasdarans (représentée en la personne d’Ahmadinéjad) vise à neutraliser la dimension élective en attaquant sur trois fronts à la fois. D’abord en manipulant certains appareils d’État clés pour réduire leur autonomie en faveur du pouvoir du présidant. Il s’agit, entre autres, de la dissolution de l’Organisation des Plans (qui alloue le budget de l’État), de la déstructuration de la Banque Centrale (qui régit la politique monétaire), de la réorganisation du système exécutif et administratif de l’État afin de réduire l’autonomie des ministres. L’autre mesure pas moins importante que les précédentes consistait à assurer et à consolider l’hégémonie absolue de l’Armée des pasdarans dans les domaines politique et économique. Aujourd’hui 30 % des membres du Parlement, un tiers des ministres, les chefs des organisations clés de l’État comme de la Radio et de la télévision, la majorité des maires, des préfets, des gouverneurs des régions, etc. sont issus de l’Armée des Pasdarans.

Le troisième objectif consiste à éliminer progressivement ce qui reste de la dimension élective du système afin que le régime islamique soit désormais une théocratie totale, un « État Islamique » sans la dimension républicaine.

Au cours de son premier mandat Ahmadinéjad a réussi partiellement à réaliser ce triple projet en réprimant les mouvements sociaux (notamment celui des femmes, des ouvriers, des peuples non perses mais aussi celui des étudiants, déjà affaibli sous Khatami).

A la fin de son premier mandat, Ahmadinéjad parvint à brider l’appareil d’État et à poser les bases de l’hégémonie totale du bloc au pouvoir, formé par le Guide suprême et une fraction de l’Armée des Pasdarans. L’élection présidentielle de 2009 devait parachever l’œuvre du président sortant pour exorciser définitivement le spectre d’une présidence autonome par rapport à la théocratie qu’incarne le Guide suprême. Mais des différences majeures ont existé dans ces nouvelles élections qui ont bouleversé les plans du duo au pouvoir, plans qui n’étaient ni plus ni moins qu’un coup d’État rampant (2). Ces plans consistaient à faire élire triomphalement le Président sortant afin de lui assurer une légitimité internationale face à une nouvelle présidence américaine et de doter aussi Ahmadinéjad d’une stature intérieure pour mater la contestation au sein de l’élite du pouvoir (le camp Rafsandjani pragmatiste et la minorité des réformateurs). D’autant plus qu’aux yeux de la fraction dominante du régime, une victoire du candidat « réformiste » Moussavi, coïncidant avec une nouvelle administration aux États-Unis, menaçait de réduire, quoique temporairement, les tensions de surface avec l’Amérique, privant le régime islamique de son bouc émissaire externe commode. Cela était inacceptable.

Ahmadinéjad n’est pas Chavez !

Ahmadinéjad est un dirigeant d’extrême droite qui a cherché, comme le clergé l’a fait pendant la révolution en 1979, à gagner le soutien des masses en recourant à une démagogie populiste- nationaliste et tiers-mondiste que certaines gauches en Occident, naïvement et parfois stupidement, confondent avec l’anti-impérialisme et une orientation favorable aux démunis.

Le soutien du Président Chavez du Venezuela en serait, à leurs yeux, la preuve, quant au soutien de Moscou, de Pékin ou de la Corée du Nord à Ahmadinéjad, ils l’oublient ! Pourtant le soutien diplomatique de Chavez ne peut pas être un critère dans notre analyse du gouvernement d’Ahmadinéjad. La relation entre les deux pays, en tant que deux exportateurs de pétrole, est déterminée par la quête d’une alliance au sein de l’OPEP. Une comparaison très brève de la situation au Venezuela avec les conditions réelles du peuple iranien, sous le gouvernement d’Ahmadinéjad, peut clarifier les natures profondément différentes de ces deux régimes. Au Venezuela, sous le régime de Chavez, des organisations syndicales et des luttes militantes des travailleurs se développent, les salariés peuvent occuper les entreprises abandonnées et les administrer sous contrôle ouvrier. Au contraire en Iran, les travailleurs n’ont ni le droit de se syndiquer, ni le droit de faire grève – et lorsqu’ils bravent ces lois anti-démocratiques, ils s’exposent à la répression la plus brutale.

Pendant le premier mandat d’Ahmadinéjad les travailleurs ont été attaqués tous azimuts par les capitalistes et également par leur gouvernement. Parmi ces attaques, il faut rappeler le nouveau code du travail très anti-ouvrier d’Ahmadinéjad. Il n’y a pas une semaine sans des actions de protestation comme des grèves, des manifestations, des rassemblements et sit-in par des travailleurs, enseignants, infirmiers, etc. Par exemple en 2006, lorsque 3000 chauffeurs de bus de Téhéran ont pris l’initiative d’organiser un syndicat, le gouvernement a répondu par la répression brutale et des licenciements massifs. Les dirigeants syndicaux ont également été attaqués par la police – y compris le secrétaire général du syndicat, M. Ossalou. D’abord ils l’ont sauvagement torturé ensuite condamné à 5 ans d’emprisonnement. Il est en prison depuis 2007.

Après le spectacle de débats télévisés durant la dernière campagne électorale, depuis le 2 août le régime montre un autre spectacle. C’est l’ouverture du procès de ceux que le régime qualifie de « fomenteurs de troubles et de participants à une révolution de velours », qu’il accuse d’atteinte à la sûreté de l’État, etc. Parmi les inculpés on retrouve à nouveau M. Ossalou, dans le rôle d’agent de l’impérialisme, accusé d’avoir voulu organiser une révolution pour le compte de puissances étrangères… de l’intérieur de la prison !

Lorsque, le 1er mai 2007, des militants syndicaux ont essayé d’organiser une manifestation à Sanandaj, la police les a brutalement réprimés. Onze dirigeants ont été condamnés à une séance de flagellation et au paiement d’une amende. Lorsque 2000 militants ouvriers ont essayé d’organiser une manifestation du 1er mai cette année, à Téhéran, la police les a sauvagement réprimés. 150 militants ont été arrêtés (certains sont toujours en prison). Des millions de travailleurs iraniens n’ont pas reçu de salaires depuis des mois. Lorsqu’ils essayent de s’organiser, la police les réprime.

Intimidation, licenciement, arrestation, emprisonnement et torture des militants ouvriers et des syndicalistes sont pratiques courantes dans la République islamique. Mais ces attaques se sont accélérées avec la présidence d’Ahmadinéjad. Ce régime et son président ne sont pas seulement anti-femmes et anti-jeunes, ils sont avant tout anti-ouvriers. En 2008 et 2009 il y a eu, en solidarité avec les travailleurs iraniens, des journées de solidarité organisées par la plupart des syndicats sur le plan international.

Au Venezuela, le régime de Chavez a arrêté le processus de privatisation d’entreprises publiques et a nationalisé un certain nombre d’entreprises privées. Au contraire, en Iran, Ahmadinéjad a accéléré la privatisation des entreprises publiques. Depuis 2007, en moins de deux ans, plus de 400 entreprises importantes ont été privatisées, y compris les télécommunications, l’aciérie Mobarakeh d’Ispahan, le complexe pétrochimique d’Ispahan, l’entreprise Ciment Kurdistan, etc. Parmi elles figurent la plupart des banques, les assurances, des entreprises du pétrole et du gaz, etc. Ahmadinéjad a été primé par le Fonds Monétaire International, l’organisation qui gère les affaires du système capitaliste mondial, pour la bonne conduite de son gouvernement. C’est un phénomène inédit, jamais vu auparavant ni sous le régime actuel et ni sous l’ancien régime du chah.

Le bilan d’Ahmadinéjad

L’effondrement bien programmé de la production agricole a obligé l’Iran à acheter 1,18 million de tonnes de blé aux États-Unis entre 2008 et 2009 et d’importer d’énormes quantités de sucre équivalent de la consommation de 10 années du pays. Cela alors que jusque récemment l’Iran était le troisième exportateur de sucre et que le pays était autosuffisant en blé. Mais cela a servi à la promotion des importations, bénéfiques aux mollahs importateurs.

L’Iran est le deuxième producteur de pétrole et détient 10 % des réserves mondiales confirmées de pétrole. Le pays a aussi la deuxième réserve mondiale de gaz naturel. Ayant construit la première et la plus grande raffinerie du monde, l’Iran était exportateur d’essence. Aujourd’hui, le manque de raffineries contraint le pays à importer 40 % de sa consommation interne pour une valeur de 4 milliards de dollars en 2008.

Les investissements directs étrangers en Iran ont atteint un record 10,2 milliards de dollars en 2007, contre 4,2 milliards en 2005 et 2 millions en 1994. Les transactions étrangères avec l’Iran se sont élevées à 150 milliards entre 2000 et 2007.

Vingt pays européens, en particulier l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas et l’Espagne, ont investi plus de 10,9 milliards de dollars en Iran. Les entreprises canadiennes et américaines sont également impliquées dans des projets économiques en Iran, d’une valeur de plus de 1,4 milliards de dollars. Parmi les entreprises américaines se trouve Haliburton, dont l’un des actionnair-es principaux est Dick Cheney, l’ancien vice-président des USA, qui prétendait vouloir attaquer l’Iran ! Haliburton, en dépit de la sanction commerciale contre l’Iran, a cette année vendu plus de 40 millions de dollars d’équipements dans le domaine de l’exploitation pétrolière. Dernier exemple, en 2008 le montant des exportations directes des États-Unis vers l’Iran a doublé par rapport à l’année précédente. Tous ça est arrivé pendant le premier mandat présidentiel d’Ahmadinéjad.

Dans le domaine économique, sous la présidence d’Ahmadinéjad, les Pasdarans ont renforcé leur immense empire financier, autonome du gouvernement. Ils ont mis la main sur la production, la distribution et le commerce. Par l’intermédiaire de diverses fondations — ses bras économiques qui sont juridiquement hors de contrôle du gouvernement et ne rendent compte qu’au Guide suprême, sans passer par les procédures légales, comme les appels d’offre — ils obtiennent des concessions de l’ordre de milliards de dollars, pour la construction des oléoducs mais aussi pour encaisser une partie des revenus du pétrole iranien au travers de Pétro-Pars. Aucun domaine financièrement rentable ne leur échappe, ni le trafic des drogues (un marché de 10 milliards de dollars en 2006), ni même le commerce du sexe et les réseaux de prostitution pour les pétromonarchies du golfe.

Dernier exemple : il y a quelques mois, en pleine crise économique du système capitaliste mondial, le complexe Saipa, deuxième constructeur automobile en Iran, dont l’actionnaire majoritaire est l’Armée des Pasdarans, a commandé à Chrysler 55 000 voitures devant être assemblées en Iran. Le PDG de cet énorme complexe d’industrie n’a que 25 ans, il a été nommé par Ahmadinéjad en personne ! Le but de l’opération : participer au sauvetage de Chrysler lancé par Georges Bush et surtout donner un signe de bonne conduite de l’Iran d’Ahmadinéjad.

D’après les données officielles, l’Iran a un taux de pauvreté qui avoisine les 21 % de la population, par conséquent 16,5 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Mais selon un rapport de l’ONU 550 000 enfants vivent avec moins de 1 dollars par jour et 35,5 % de la population gagne 2 dollars/jour alors que le seuil de pauvreté est fixé à 650 dollars par mois. On arrive donc à 40 % et pas à 21 %. Ces statistiques correspondent à la période où les cours du pétrole avaient triplé.

La politique économique d’Ahmadinéjad pendant son premier mandat a été catastrophique : L’inflation a été supérieure à 25% par an, le chômage atteint 40 % de la population active, on a assisté à la régression du système productif et la pauvreté a mis à l’épreuve les couches fragiles de la population. Une étude officielle en 2006, montrait que l’Iran comptait 3,2 millions de toxicomanes, dont 60 % ont entre 14 et 16 ans.

Même si le gouvernement d’Ahmadinéjad critique l’impérialisme américain ou le régime sioniste d’Israël, dans le but de détourner l’attention des masses des problèmes internes, il n’est même pas conséquent dans sa lutte contre cet ennemi. L’accord et la collaboration du gouvernement iranien pour l’occupation américaine de l’Irak et de l’Afghanistan sont des faits bien connus. En Irak, au lieu de favoriser une lutte de libération nationale unifiée, le régime iranien a joué un rôle clé dans la division des Irakiens.

Certes, Rafsandjani et Khatami sont des représentants du capitalisme libéral pro-occidental et pro-impérialiste, mais dans cette course Ahmadinéjad et la fraction du régime qu’il représente sont les champions et les ont déjà dépassé. La différence entre ces deux bandes mafieuses est que la démagogie des uns, en position de faiblesse, prend le langage de la « démocratie » tandis que celle des autres utilise « l’anti-impérialisme ».

Le printemps iranien au milieu d’un hiver moyenâgeux

C’est dans ce contexte politiquement tendu et économiquement désastreux que la population iranienne fut appelée à participer à la farce que le régime islamique appelle « élection présidentielle ». Le terme « élection » paraît inapproprié dans la mesure où les candidats sont sélectionnés d’avance par un conseil qui émet un avis sur le niveau de leurs compétences et de leurs vertus religieuses.

Le rôle principal de ces élections est de légitimer les structures non élues qui détiennent le pouvoir. Par conséquent à chaque élection, le régime fait des efforts effrénés pour avoir un maximum de bulletins de vote dans les urnes. C’est un point clé pour la compréhension de la signification du coup d’État électoral orchestré par Ahmadinéjad et le guide suprême.

Les élections ont permis aux différentes factions du clergé et du sérail du régime d’examiner la légitimité de leurs solutions, en renforçant leur poids dans la hiérarchie grâce aux résultats électoraux. Par conséquent, alors que les élections n’étaient nullement démocratiques pour la population, elles ont permis une grande liberté à l’ensemble du clergé au pouvoir. Il s’agit en effet d’une forme de démocratie interne au sein de la classe régnante (3).

État donné la férocité de la répression, les peuples d’Iran, privés du droit d’expression, utilisent la rivalité entre les factions pour manœuvrer et obtenir un certain répit. Ils ont fait ceci alternativement par leur voix ou le boycott d’élections. La participation massive pour élire Khatami en 1997 (son rival étant le candidat officiel du régime, ce fut de facto un referendum contre le régime), et le boycott massif des élections du Majles en 2004 (presque tous les candidats réformistes ont alors été rejetés).

Lors de cette élection Ahmadinéjad, en alliance avec une section de GRI et une poignée de mollahs, a voulu priver essentiellement le clergé de sa capacité d’employer les élections comme un instrument pour augmenter la base de pouvoir de ses factions particulières à l’intérieur du régime. Ce n’était pas un coup de tonnerre dans un ciel bien dégagé. Les élections avaient été systématiquement organisées au cours des 15 dernières années, après la fin de guerre Iran-Irak, pour prendre le contrôle de tous les organes électifs ou non. En parallèle l’appareil militaire-sécuritaire est devenu une force économique importante dans le pays.

Parmi 475 candidats éventuels à la présidence de la République seulement quatre furent sélectionnés par le Conseil des Gardiens : Moussavi, ancien Premier Ministre (entre 1981 et 1988), candidat des réformateurs ; Ahmadinéjad, président en exercice qui cherchait à obtenir un deuxième mandat ; Karroubi, l’ancien président du Parlement islamique ; Rezaii, ancien commandant de Pasdarans. Ahmadinéjad et Moussavi, représentant chacun une faction du régime et les deux autres jouaient les rôles de figurants dans le grand spectacle.

Le candidat « réformateur » Moussavi ne vaut pas mieux que ses adversaires. Il était premier ministre dans les années 1980, à l’époque du massacre de 30 000 militants de gauche. Tout d’un coup, il a découvert que la République islamique — à laquelle il ne s’oppose pas, sur le fond — a besoin d’être « réformée », c’est-à-dire de subir quelques changements mineurs, de façon à ce que tout reste comme auparavant. L’opposition entre Ahmadinéjad et Moussavi est l’opposition entre deux factions d’un pouvoir réactionnaire envisageant des stratégies opposées pour sauver le régime actuel : l’une veut faire des réformes d’en haut pour éviter une révolution d’en bas ; l’autre redoute que des réformes d’en haut ne déclenchent une révolution d’en bas.

Pour mieux comprendre la stratégie du régime pour les élections de 2009 il faut souligner que les élections de 2005 n’ont pas attiré les foules après le désenchantement immense du peuple iranien au cours des huit années de présidence de Khatami, dit « réformateur » (1997-2005). Avec un discours très populiste et démagogue, le candidat Ahmadinéjad avait alors promis monts et merveilles pour attirer les électeurs. En fraudant modérément (quelques millions de voix), il parvient à remporter les élections, également contre les quatre autres candidats choisis parmi plus de mille prétendants.

La mascarade de l’élection présidentielle de 2009 est de toute autre nature. Tout a été mis en œuvre pour que l’apparence d’une élection démocratique soit préservée entre les quatre candidats du sérail, passés au crible du Conseil des Gardiens. Pour regagner la confiance ou plutôt les votes perdus d’avance, la faction Guide/Ahmadinéjad a changé de tactique et modifié la règle du jeu. Pendant la période de campagne électorale des débats télévisés relativement libres ont été organisés, de nouveaux journaux furent autorisés à paraître.

Pendant la période de conflit autour du programme nucléaire le régime avait besoin de démontrer sa légitimité à la « communauté internationale ». Ignorant le niveau du mécontentement et de l’opposition qui existe dans le pays, un show spectaculaire de débats télévisés a été organisé deux semaines avant le scrutin, un événement jamais vu en 30 ans d’existence du régime. La presse et les médias de la faction réformiste ont bénéficié d’une liberté relative de courte durée. Dans le cadre de l’ordre existant, on a permis à chacun des quatre candidats d’exposer les points faibles de leurs adversaires.

La corruption, l’incompétence, les mensonges et la duperie étaient les accusations les plus nobles, et même Ahmadinéjad, certain du soutien de Khamenei, a franchi les lignes rouges habituelles. Sa cible était Rafsandjani, ex-président et rival du Guide suprême, dont la fortune est colossale. Mais l’élite du régime, dans les deux factions, a sous-estimé le niveau de haine et de colère parmi les jeunes, les femmes et les travailleurs qui composent plus de 80 % de la population. Ce débat des candidats fut la goutte qui a fait déborder le vase de la colère du peuple, accumulée durant les 30 dernières années.

Les débats télévisés ont joué un rôle capital dans la promotion de Moussavi contre le président sortant. Alors qu’Ahmadinéjad niait tout allègrement l’étendue de l’inflation, du chômage, du déclin de l’économie et de la corruption, Moussavi soulignait l’ampleur des désastres causés pendant le premier mandat du président sortant. Ce dernier a été perçu comme cynique, arrogant et menteur par l’immense majorité des téléspectateurs tandis que son adversaire, qui pendant les vingt dernières années n’avait eu aucune responsabilité politique au sein du régime, semblait le moins pire des quatre. Ahmadinéjad ira jusqu’à attaquer la femme même de Moussavi, un acte intolérable pour des téléspectateurs. Il accusa de corruption certains membres éminents de l’élite politique, dont Rafsandjani, alors que tout au long de sa présidence, il n’avait livré aucun indice fiable au système judiciaire contre les personnages incriminés.

En réalité la plupart des Iraniens étaient déjà au courant de la richesse énorme, accumulée par la corruption, de Rafsandjani et de sa famille. C’étaient les comptes étrangers des membres proches de la famille Khamenei (son fils y compris, dont le compte personnel de 1,6 milliard de livres sterling a été bloqué à Londres) et des diagrammes montrant les postes financiers clés occupés par l’entourage d’Ahmadinéjad qui ont décrédibilisé ce candidat conservateur, démagogue et menteur, favori de la faction dominante du régime.

Les débats télévisuels ont ainsi joué un rôle fondamental, non seulement pour la participation massive des Iraniens, surtout des jeunes et des femmes qui sont allés voter contre Ahmadinéjad, mais également pour briser le mur de la peur qui régnait dans la société iranienne au cours des années précédentes. Cet effet secondaire était beaucoup plus important que les débats eux-même.

Cette nouvelle situation d’importance capitale s’ajouta aux circonstances exceptionnelles de cette période pré-électorale. Durant quelques semaines une intense socialisation, de caractère festif, affectif, exubérant, et en un mot, de révolutionnaire, s’est produite dans les rues. Il est intéressant de savoir que depuis ces jours-là un quotidien intitulé « La Rue » est publié clandestinement par des jeunes révolutionnaires marxistes. Des groupes de jeunes ont commencé à descendre dans la rue, assoiffés de liberté et faisant entendre leur voix. Ils y restaient tardivement la nuit pour discuter entre eux. Des groupes d’économistes, de sociologues, d’artistes, de professeurs d’université et d’intellectuels notoires et aussi des travailleurs s’activaient dans cette période pré-électorale en dénonçant la démagogie populiste d’Ahmadinéjad. N’ayant pas d’autre choix, une grande majorité des Iraniens a été forcée de voter pour Moussavi, en qui ils voyaient la négation du régime tout entier.

Le 12 juin, le jour des élections, une participation massive eut lieu, dépassant les espérances des tenants du régime (plus de 39 millions sur un nombre potentiel de 46 millions d’électeurs). Mais le lendemain des élections, le choc fut rude : le président sortant aurait été élu par plus de 63 % de la population contre Moussavi qui aurait réalisé la moitié de son score. Tout indiquait, aux yeux d’une grande partie de l’opinion publique, une fraude massive, cautionnée au sommet de l’État sous une forme maladroite qui ne respectait même pas les règles élémentaires de vérification (dix jours pour le dépôt des plaintes).

Trois heures après la fermeture des bureaux de vote, le Ministère de l’Intérieur iranien a appelé le quartier général de Moussavi pour le féliciter et lui demander de préparer une déclaration de victoire. Puis soudainement, tout a changé. Plusieurs commandants des Gardiens de la Révolution de l’Iran (GRI) occupent et confisquent le siège de campagne de Moussavi. Ensuite, les résultats des élections truquées sont annoncés, déclenchant une vague de manifestations.

Il est évident que Khamenei, entouré par les conseillers subalternes, a sous-estimé la colère du peuple causée par le résultat tronqué de l’élection. Autrement il aurait choisi un pourcentage plus modeste pour la « victoire » d’Ahmadinéjad. Mais afin d’établir Ahmadinéjad en tant que chef véritablement légitime des Iraniens, Khamenei a eu besoin d’un score plus élevée que les 20 millions obtenus par Khatami en 1997. Avec du recul on peut penser qu’il était peut-être possible que le système islamique soit sauvé si le régime s’était contenté d’une victoire d’Ahmadinéjad avec une plus petite marge ou même un deuxième tour. Alternativement, une présidence de Moussavi — en dépit du problème posé par ses promesses exagérées de la liberté individuelle dans le cadre d’un État religieux — aurait assurément prolongé la vie du régime islamique pour quelques années, jusqu’à ce qu’une autre génération de la jeunesse iranienne, se détourne des vaines promesses de réforme, et se révolte contre la lâcheté et la réticence au changement des « Islamistes modernistes ».

Les trois semaines qui ont précédé les élections sont appelées par certains « le Printemps iranien ». Les gens — surtout les jeunes et les femmes — ont vécu une période en rupture avec la répression, avec l’idéologie islamiste, la phraséologie théocratique et la charia. En un mot une rupture avec tout ce qu’incarne Ahmadinéjad. Ils ont pu goûter la liberté d’expression et découvrir les manifestation démocratiques. Ces jours-là ont profondément ébranlé les fondements symboliques du pouvoir islamiste, la peur fut remplacée par l’audace, le deuil par la fête et l’individualisme par la solidarité. Le pouvoir a ouvert la boite de Pandore, le jeu organisé par le régime s’est retourné contre lui-même. Cette mise en scène électorale était un octroi pour le peuple et le pouvoir croyait à tort qu’il s’agira d’une période provisoire. En réalité, une fois qu’elle a goûté au fruit défendu, avec la bénédiction du régime, la population était prête à en découdre pour en réclamer la permanence. Cela a totalement échappé à l’État islamiste, toutes factions confondues, y compris celle de « réformiste », qui croyaient que les nouvelles générations étaient passives et dociles. Elles s’avérèrent être tout le contraire.

Une fois les résultats annoncés, il est très rapidement devenu clair que Moussavi est un caractère faible et sa popularité n’a cessé de chuter, car il essayait d’attraper la queue du mouvement de masse pour le contrôler afin qu’il ne dépasse pas le cadre légal du système. Moussavi (en réalité la faction du régime qu’il représente) se trouve placé, sans qu’il l’ait voulu, dans l’œil d’un cyclone de dimension historique. Et si cette fraction ne veut pas perdre ses privilèges, elle n’a pas d’autre choix que de suivre désormais cette marée humaine. Celle-ci indique que le chef suprême est illégitime. Sa crédibilité en tant qu’autorité religieuse a été et reste faible. Désormais, sa crédibilité en tant que chef suprême est fragilisée elle aussi. Moussavi n’est sans doute pas Khomeiny. Mais Khamenei ressemble de façon croissante au Shah ou plutôt à un calife.

Mais quel est le pouvoir réel derrière cette élection présidentielle truquée, qualifiée de « coup d’État électoral » par le camp de Moussavi ? On considère généralement qu’en tant que commandant en chef des forces armées de l’Iran, le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, est le chef de ce coup d’État. Mais la réalité est plus complexe.

Depuis l’arrivé d’Ahmadinéjad en 2005, les chefs des Gardiens de la Révolution Islamique (GRI) ne ratent pas l’occasion de parler de la « menace intérieure » contre elle. En outre, quelques jours avant les élections du 12 Juin, le chef du département politique des GRI a accusé Moussavi et d’autres réformateurs de tenter une révolution de couleur (Moussavi a utilisé le vert, la couleur du chiisme comme symbole de sa campagne), et a averti que les Pasdarans « l’asphyxieraient avant même qu’elle ne naisse ». Les auteurs de ce « coup d’État » sont en fait les membres du haut-commandement des GRI.

Qui sont-ils les Pasdarans ?

Les membres actuels des Pasdarans avaient une vingtaine d’année à l’époque de la révolution iranienne de 1978-1979. Ils ont rejoint les GRI presque immédiatement après la Révolution et mené deux guerres féroces dans les années 1980 : contre l’Armée de Saddam Hussein, qui avait envahi l’Iran en septembre 1980, et contre les opposants du régime à l’intérieur du pays, comme les groupes de gauche et les Moudjahidines du Peuple. En Juin 1981, les GRI ont mené une bataille sanglante contre eux, les tuant par des dizaines de milliers, et ont contraint des dizaines de milliers d’opposants à prendre le chemin de l’exil.

Pendant la guerre avec l’Irak (1981-1988), les GRI ont également été utilisés par le régime comme l’instrument clé pour imposer une répression politique sévère en Iran, avec comme résultat l’élimination physique de la scène iranienne de tous les groupes politiques laïques. Cela pour permettre l’installation d’une dictature capitaliste-religieuse. Tout de suite après la fin de la guerre avec l’Irak des milliers de prisonniers politiques ont été sauvagement exécutés avec l’accord des Pasdarans. L’ayatollah Khomeiny est décédé en juin 1989 et ces jeunes Pasdarans se sont alors scindés en deux camps.

Dans le camp de la dite « gauche islamique » on estimait, dans la but d’éviter une révolution, que le régime avait besoin d’une politique d’ouverture et devait mettre fin à la répression féroce des années 1980. De nombreux membres de ce groupe étaient issus de l’appareil de renseignements et étaient par conséquent parfaitement au courant de ce qui se passait dans la société, sentant le danger d’une explosion sociale et d’une révolution. Leur vision est de réformer le système dans le cadre islamique pour sauver le régime. Ils deviennent « islamistes réformistes ». C’est ainsi que la faction réformiste est née et que Khatami, porte- parole de son aile modérée, devint le président de la république en 1995. Les Pasdarans du camp opposé étaient très conservateurs et sont restés dans les GRI après la guerre. Ahmadinéjad et son team de gouvernement appartient à ce camp.

Parallèlement un autre phénomène se développait. Après la mort de l’ayatollah Khomeiny un autre concept de « État islamique » encore plus réactionnaire que celui de Khomeiny commença à réapparaître avec l’émergence du groupe islamiste ultra réactionnaire appelé la « société Hojjatiyeh ». Il avait été fondé dans les années 1950 et était farouchement opposé à la foi Bahaï et à l’islam sunnite. Il avait même collaboré avec les services secrets du Shah pour lutter contre la propagation du communisme en Iran. Il s’était également opposé à la Révolution de 1979 et au concept de « Vélaayat-e-Faghih » (la gouvernance des juristes islamiques) développé par Khomeiny, qui est le fondement de la Constitution de la République Islamique d’Iran et de son système politique. Khomeiny a interdit l’Hojjatiyeh en 1983. Leur chef actuel est l’ayatollah Mesbah, un religieux ultra réactionnaire partisan de la ligne dure, qui s’est ouvertement opposé à toute élection. C’est le chef spirituel d’Ahmadi-néjad. Parmi les disciples de l’ayatollah Mesbah, on trouve la plupart des ministres du gouvernement actuel, bon nombre des hauts commandants des GRI et de leur milice Bassiji, bras paramilitaires des GRI, ainsi que le pouvoir judiciaire.

Depuis qu’il a été élu président en 2005, Ahmadinéjad a utilisé à maintes reprises les mots de l’ayatollah Mesbah parlant de l’« État islamique d’Iran » plutôt que de la « République islamique d’Iran. ». Deux semaines avant les élections Mesbah a publié une fatwa — dont le contenu a été révélé par certains membres du ministère de l’Intérieur — autorisant l’utilisation de tous les moyens pour faire réélire Ahmadinéjad et donnant ainsi le feu vert au trucage des élections. La vision théocratique de « l’État Islamique » propagée par l’Hojjatiyeh correspond bien aux ambitions politiques du GRI. Aujourd’hui la faction conservatrice et dominante du régime est fondée sur l’alliance d’une poignée de mollahs de Hojjatiyeh et des membres du haut commandement des GRI.

Il est vrai que sur le plan politique le rôle joué par les GRI en Iran dans le passé était loin d’avoir l’importance de celui joué par l’armée en Turquie ou au Pakistan. Mais les évolutions de la scène politique et le poids de plus en plus prépondérant des GRI témoignent de leur montée accélérée aux dépens du clergé.

Un régime de capitaliste utilisant des slogans populistes nationalistes extrêmes, régnant sur le pays par la terreur des bandes de voyous de la milice, désirant être acclamé par un public non autorisé à s’organiser sous toute autre forme autre que celle qui est dictée d’en haut, ayant de plus des ambitions militaristes… Où avons-nous vu celà auparavant ?

Qui sont ces millions de manifestants ?

Le lendemain de l’élection, le 13 juin, pendant que le camp de Moussavi hésitait à réagir aux résultats, des étudiants et des activistes de la gauche étaient les premiers à prendre les rues de Téhéran. Ils ont été rejoints par des manifestants des quartiers ouvriers des banlieues de Téhéran qui détestent Ahmadinéjad.

En fait, dès le début de cet été, les ouvriers (qui ont subi une baisse considérable de leur niveau de vie pendant les trois dernières années), la jeunesse sans emploi et les étudiants (qui ont souffert de quatre ans de présence policière dans les campus) ont été à la tête des protestations. Les jeunes femmes détestent en particulier le régime pour son ingérence constante dans leur vie quotidienne. Elles ont, par leur présence tôt dans les rues de Téhéran le 15 juin, encouragé des centaines de milliers de Téhéranais (comprenant, les gens issus des classes moyennes) à joindre les manifestants. Tout cela a incité et encouragé Moussavi à assister à la démonstration lui-même tard l’après-midi. Ils ont continué à manifester même après que la répression se soit intensifiée. En l’absence de directive claire de la part de Moussavi ou de l’autre candidat dit réformiste, Mehdi Karroubi, ce sont eux qui ont lancé un appel pour les manifestations du 9 juillet, l’anniversaire de la répression sanglante du mouvement étudiant de 1999.

Personne ne peut douter de la signification de la journée du 15 juin. Pendant des années les Iraniens sont restés isolés, démoralisés et craintifs face au régime. Ce lundi, selon le maire de Téhéran, environ trois millions de personnes étaient dans les rues de la capitale. À Ispahan, la place historique de Shah Jahan (une des plus grandes places dans le monde) a été noire de protestataires. Les villes de Chiraz et Tabriz ont vu des manifestations de tailles sans pareil. Les Iraniens avaient finalement parlé et la solidarité qu’ils ont trouvée dans ces protestations leur a donné une confiance sans précédent et le sens de la victoire.

Comme en 1979, c’est cette confiance qui les encourage à se confronter aux formes les plus brutales de répression avec audace et détermination. Les manifestants sans armes font face au Bassiji, apparemment sans crainte pour leur vie. Pendant une protestation dans un bidonville de banlieue de Téhéran, où les batailles régulières avec les autorités de ceux qui vivent au-delà de la frontière officielle de Téhéran ont eu comme conséquence le déploiement du Bassiji, la foule a crié « mort au dictateur ! », attaqué les Bassiji et réussi à les chasser hors de la ville, leur faisant abandonner leurs motos. Cela s’est aussi produit dans les quartiers ouvriers de Téhéran.

Si les quartiers de la bourgeoisie de Téhéran ont été tranquilles en journée (la nuit les gens montent sur les toits dans toute la ville et lancent des slogans contre le régime), par contre les quartiers de la classe ouvrière, les usines, les mines et les bidonvilles ont été la scène de protestations impromptues et importantes.

À la tête de ceux qui ont défié la crainte et la répression et envahi les rues de Téhéran on retrouve des femmes (bon nombre d’entre elles au-dessous de 30 ans) qui n’oublieront jamais comment les Pasdarans les ont arrêtées pour avoir montré une mèche de cheveux et flagellées (dans beaucoup de cas 60 à 80 coups de fouet), des jeunes, hommes et femmes, qui pendant les dernières décennies ont été arrêtés, humiliés et emprisonnés pas simplement pour avoir exprimé un avis politique, mais dans des centaines de milliers de cas pour ne pas adhérer aux interprétations strictes des règles vestimentaires islamique ou aux codes comportementaux. Ceux-là n’oublieront jamais les brigades des mœurs.

C’est aussi le cas des étudiantes et étudiants qui en ont assez de l’ingérence de l’État dans chaque aspect de leurs vies privée et publique, des ouvriers qui font face à la pauvreté, au non-paiement des salaires, au chômage, des habitants des bidonvilles qui sont en conflit permanent avec les autorités pour le manque d’eau ou d’électricité, des parents de ceux qui ont été tués par le régime, et pas simplement dans les protestations récentes, dans lesquelles au moins 350 personnes ont perdu la vie, c’est également le cas des familles de plus de 30 000 militants exécutés par le régime pour leurs idées politiques entre 1981 et 1983, pendant les années 1980 et 1990 (et n’oublions pas que les bourreaux de plus de 6 000 des prisonniers politiques assassinés dans les prisons se trouvent autant dans le camp dit réformiste que dans le camp conservateur). Personne ne pardonnera ni n’oubliera les criminels responsables.

Les divisions au sommet ont ouvert un espace pour un authentique mouvement de masse.

Pour éclairer l’esprit de nos sceptiques anti-impérialistes, voyons quelle est l’attitude de l’avant-garde ouvrière iranienne. Pendant la campagne électorale, la plupart des organisations syndicales et ouvrières (qui sont illégales) n’ont appelé à voter pour aucun des candidats en lice, car, expliquaient-elles, aucun des candidats ne représentait les intérêts des travailleurs. Cette position était parfaitement correcte. Cependant, une fois le mouvement de masse engagé, le syndicat des chauffeurs de bus de Téhéran (Vahed) a exprimé son soutien sans faille au mouvement. De même, les travailleurs d’Iran Khodro ont organisé une grève d’une demi-heure pour soutenir le mouvement.

Le 18 Juin, le Syndicat des conducteurs de bus de Téhéran a publié un communiqué. Il s’agit d’un des secteurs les plus militants de la classe ouvrière iranienne qui, il y a deux ans, a bravé une répression brutale pour défendre ses droits syndicaux. Avant les élections, le Syndicat avait à juste titre déclaré qu’aucun des candidats ne défendait les intérêts des travailleurs iraniens. Mais tout aussi correctement, il salue aujourd’hui « le magnifique mouvement de millions de personnes de tous âges, tous sexes, toutes confessions religieuses et toutes nationalités ». Le communiqué poursuit : « Nous soutenons ce mouvement du peuple iranien pour construire une société civile libre et indépendante — et nous condamnons toute violence et toute répression. ». Quelle différence entre cette déclaration et les discours de Moussavi et ses réformistes, même les plus radicaux ! Encore plus significative est la mobilisation des travailleurs de l’usine Iran Khodro, la plus grande entreprise du secteur automobile de tout le Moyen-Orient (100 000 salariés, dont 30 000 dans une seule usine). Le jeudi 18, ils ont organisé une action de grève en soutien au mouvement du peuple. Voici l’intégralité du communiqué annonçant la grève :

« Nous déclarons notre solidarité avec le mouvement du peuple d’Iran. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une insulte à l’intelligence du peuple et à son vote. Le gouvernement bafoue les principes de la Constitution. Il est de notre devoir de nous joindre au mouvement du peuple. Aujourd’hui, jeudi 18, nous, travailleurs d’Iran Khodro, cesserons le travail pendant une demi-heure pour protester contre la répression des étudiants, des travailleurs et des femmes. Nous déclarons notre solidarité avec le mouvement du peuple d’Iran. La journée : de 10h à 10h30. La nuit : de 3h à 3h30. Les travailleurs d’Iran Khodro ».

Ces deux déclarations et l’action de grève des travailleurs de Khodro sont très importantes. Ce sont deux des secteurs les plus combatifs de la classe ouvrière iranienne, et l’avant-garde du mouvement syndical qui commence à réémerger. L’idée d’une grève générale a été soulevée, mais pas encore appliquée. C’est la question décisive. En 1979, c’est la grève des travailleurs du pétrole qui a donné le dernier coup mortel au long processus de renversement du régime du Shah.

Le 1er juillet des milliers d’ouvriers d’une mine dans la province de Khouzestan ont commencé une grève et quand les forces de sécurité sont arrivées pour les disperser, les ouvriers ont crié « mort au dictateur ! ».

Le 5 juillet les ouvriers de l’usine de canne à sucre de Haft Tapeh se sont remis en grève à nouveau, accusant les autorités de ne pas satisfaire leurs revendications précédentes.

Les discussions au sujet d’une grève se poursuivent et, trois semaines après le début des protestations, une organisation qui s’appelle « Le Comité ouvriers pour la défense des protestations populaire » a publié un certain nombre de communiqués concernant l’organisation des manifestations, les mesures de sécurité, les conseils d’autodéfense face aux attaques des Bassiji et des suggestions détaillées concernant la désobéissance civile.

Chaque jour qui passe les deux candidats réformistes perdent davantage le soutien du peuple. Après avoir attendu deux semaines, espérant une percée avec le Conseil des gardiens, Karroubi, Moussavi et l’ancien Président réformiste Khatami ont finalement publié une déclaration commune dénonçant le résultat truqué de l’élection. Ils refusent de légitimer le nouveau gouvernement. Cependant, les Iraniens ordinaires sont très furieux à l’égard de Moussavi qui mène une « querelle ordinaire entre des membres d’une même famille islamique ». Pendant ce temps, l’allié des réformistes au sein d’une Assemblée des experts, Rafsandjani, cherchait le maximum de voix afin de destituer le Guide suprême ou au moins faire pression sur lui.

Comme toujours, les « réformistes » se rendent compte que leur destin est bien attaché à l’existence du régime. Pourtant en cherchant des solutions dans le cercle du pouvoir, tout en promettant l’impossible aux foules dans la rue, ils creusent leur propre tombe. Ils savent seulement qu’en juin 2009 ils ont reçu l’appui de beaucoup d’Iraniens parce que la population a opté pour le moindre mal. Une fois que le régime a choisi de nier cette occasion limitée et a claqué la porte, les jours du soutien de Moussavi et de Karroubi sont comptés. Cependant, personne ne devrait sous-estimer l’effet que ce schisme sans précédent aura au sommet du régime islamique.

Comme déjà mentionné plus haut, la république islamique a une structure de pouvoir très compliquée et sans pareil. Le pouvoir est dans les mains des réseaux complexes de cercles cléricaux, exécutifs, juridiques, militaires et paramilitaires. Jusqu’ici toutes ces forces, malgré leurs différences et allégeances factieuses, ont obéi au Guide suprême. En fait, tout au long des trente dernières années, le rôle le plus important joué par Khomeiny et son successeur Khamenei, en tant que Guide suprême, était celui de l’arbitre tout-puissant entre les diverses factions du régime. Le 19 juin de cette année tout ceci s’est terminé, quand Khamenei a déclaré la validité sans équivoque des résultats de l’élection présidentielle et a pris le parti d’Ahmadinéjad. Il est donc juste d’identifier le Guide suprême comme le principal perdant dans la situation actuelle.

Les réformistes sont également perdants. Chaque jour qui passe, leur appui au sein de la population continue de chuter. Ils sont coincés dans un piège en essayant de sauver un ordre islamique.

Mais il y a des gagnants aussi : les peuples de l’Iran, les manifestants, ceux qui risquent tous les jours leur vie contre le régime et ses forces militaires et paramilitaires. La répression est féroce. Cependant, elle montre le désespoir du régime. La manière innovante dans laquelle les Iraniens ont à chaque occasion exprimé leur haine du régime actuel leur a donné l’espoir et la confiance, qui les assure que le conflit en cours finira avec le renversement du régime. Il s’est créé trop d’ennemis, particulièrement parmi la jeunesse, les femmes, les travailleurs et les pauvres, pour que n’importe qui puisse accepter sa survie.

Les parents de ceux qui on été arrêtés dans des manifestations récentes se rassemblent chaque midi à l’extérieur des prisons, exigeant la libération de leurs enfants et des autres prisonniers et réclament la justice pour ceux tués par le Bassiji dans les rues ou dans les prisons sous la torture. La plupart des gens refusent non seulement quatre années de plus d’Ahmadinéjad mais le régime dans sa totalité devenu à leurs yeux insupportable. Ils n’arrêteront pas leurs protestations, avec ou sans Moussavi et Karroubi.

Solidarité

Les images de la répression brutale contre la jeunesse, les travailleurs et les femmes d’Iran ont provoqué une vague d’indignation, dans le monde entier.

Le régime a eu sa dernière chance d’attirer le peuple iranien avec des promesses d’un ordre légèrement moins répressif, sous couvert d’une présidence de Moussavi. Il a raté cette occasion. Confronté à la répression féroce à l’intérieur et à la menace permanente de l’attaque militaire, le genre de solidarité dont le peuple de l’Iran n’a certainement pas besoin est celui, offert par les États impérialistes et leurs associés, du « changement de régime » à l’intérieur du pays. Les ennemis des travailleurs — dans le camp de Moussavi, parmi les monarchistes ou dans la gauche confuse — chercheront l’appui des États européens et du gouvernement des États-Unis, tandis que les défenseurs des travailleurs iraniens resteront vigilants en choisissant leurs alliés.

Pour l’instant, l’oligarchie militaro-religieuse, qui a consolidé son pouvoir et ses privilèges, a fait très clairement savoir qu’elle souhaite un gouvernement islamique où la souveraineté populaire est réduite à rien. La légitimité tirée de la puissance divine se suffit à elle-même. C’est le sens du discours de Khamenei vendredi 19 juin 2009. Cette oligarchie ne se laissera pas priver de son pouvoir.

Mais au milieu de tous ces événements qui agitent l’Iran, une chose est certaine. Il est trop tard pour faire marche arrière désormais. Tous les éléments montrent que le mouvement populaire s’installe sur le long terme, quelle que soit la violence des miliciens Bassiji, qui sont issus de la classe ouvrière et méprisés par les classes moyennes et supérieures instruites. Et des fissures vont émerger au sommet.

Tôt ou tard une dictature militaire brutale d’une « mollahrchie » divisée, appuyée par des légions de miliciens Bassiji tentera de s’imposer. Mais cette solution ne pourrait pas durer.

Ce coup d’État électoral a eu deux conséquences irréversibles pour le peuple iranien. La première c’est la fin de la peur du peuple terrorisé par la brutalité du régime qui régnait pendant des années en Iran. La deuxième conséquence, est de libérer les Iraniens une fois pour toutes de toutes les illusions quant à la capacité du régime à se réformer. Quand Moussavi demande aux gens de rester à l’intérieur de leur maison et qu’au contraire la population manifeste par millions, les réformistes prennent une lourde gifle. En effet, nous avons assisté à un spectacle dans lequel des « réformistes » courent après le peuple pour ne pas être jetés de côté et ce n’est pas la première fois ! Ensuite Moussavi et son coéquipier Karroubi ont dû apparaître dans les démonstrations suivantes, clairement désespérés pour pouvoir regagner l’initiative et contrôler le mouvement de protestations afin qu’il ne dépasse la ligne verte. Et à chaque étape ils ont lutté pour suivre la colère populaire.

La répression sanglante des manifestants, la lâcheté des bourgeois réformistes repousseront plus loin les chefs réformistes et les marginaliseront La route est maintenant ouverte pour que le système dans sa totalité soit défié par le bas. La route sera longue et difficile. Il n’est pas difficile d’en discerner les raisons. Le régime a prouvé qu’il n’a aucune difficulté pour imposer une répression sauvage. C’est un régime idéologique, organisé sur des lignes fascistes et il combattra pour survivre. Il a une force militaire et une milice paramilitaire bien organisée avec des intérêts financiers très importants.

Il est difficile de prévoir ce qui se produira. Cependant, on peut être sûr que rien ne sera identique. Personne n’oubliera le fait que les deux factions ont franchi beaucoup de « lignes rouges » exposant la corruption, la duperie et l’échec de chacun. Il s’agit donc d’une très importante, délicate et longue confrontation. Il est essentiel que ceux qui luttent en Iran obtiennent le large soutien efficace de la gauche et des progressistes afin qu’ils ne tombent dans la fausse conception de ce type de gauche qui n’a pas de préoccupations pour la démocratie et les libertés civiles.

Notre association « Solidarité Socialiste avec les Travailleurs en Iran » en défendant les intérêts des travailleurs en Iran, en maintenant une position ferme et consistante, à la fois anti-impérialiste et d’opposition au régime, est en bonne situation pour étendre et relayer une grande campagne de soutien aux luttes du peuple iranien. De cette manière nous faisons bon accueil à la collaboration de toutes les forces iraniennes et internationales qui partagent ces principes. Nous ne pouvons pas nous unir aux défenseurs de Moussavi, ni à ceux qui cherchent la guerre ou les sanctions, pour éviter un changement par le bas. Nous ne suspendrons pas nos critiques à ceux qui tolèrent la guerre impérialiste ou les sanctions économiques — des mesures qui nuisent aux travailleurs iraniens en premier lieu. ■

Août 2009

► Houshang Sepehr, militant marxiste-révolutionnaire iranien exilé, animateur de Solidarité avec les travailleurs en Iran (STI, 266 avenue Daumesnil, 75012 Paris), est membre de la IVe Internationale

Notes

1. Cf. Iran, Un Califat déguisé en République, Inprecor n° 520 de septembre-octobre 2006, www.inprecor.fr?id=140

2. Cf. Fuite en avant du régime iranien, Inprecor n° 520 de septembre-octobre 2006, www.inprecor.fr?id=139

3. Notons que les cent premiers capitalistes iraniens sont… des mollahs. Ils appartiennent de manière assez équilibrée aux deux fractions du clergé, fractions qui en réalité représentent les divisions de la bourgeoisie iranienne.