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La Bolivie à la croisée des chemins

L’AVENIR DE L’ALCA SE JOUE DANS LES RUES DE LA PAZ

par Raúl Zibechi

jeudi 23 octobre 2003

Dans le remarquable article ci-dessous, le journaliste uruguayen Raúl Zibechi retrace le cheminement des mouvements paysans et ouvriers boliviens ces dernières années pour arriver, la semaine dernière, à imposer un rapport de force tel que le président ait dû prendre la poudre d’escampette pour se réfugier à Miami, Floride, E-U. Cet article a été rédigé avant la démission du président ’Goni’.

L’impressionnante insurrection du peuple bolivien aurait abattu bien plus tôt le faible gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada si ce dernier n’avait compté avec l’appui politique et militaire de Washington qui perçoit parfaitement qu’une chute de son allié renforcerait le bloc Venezuela-Brésil-Argentine.

A La Paz, les pauvres sont en haut et les riches sont en bas. Ce n’est pas une métaphore mais bien une réalité géographique qui a donné son empreinte au pays le plus pauvre, et probablement le plus rebelle, d’Amérique latine.

A 4.000 mètres, au coeur de l’Altiplano, la ville de El Alto domine l’énorme vallée, la « Hoyada » où se trouve La Paz. Un million de pauvres et de très pauvres vivent sur ces hauteurs, plusieurs centaines de milliers sur les contre-pentes tandis qu’en bas, à moins de 3.500 mètres, les classes moyennes et les quartiers riches occupent les meilleurs espaces. Dans le centre de La Paz se trouve l’historique Place Murillo (siège du gouvernement et du parlement), témoin muet de plus de 180 coups d’Etat qui se situe pratiquement au milieu des extrêmes physiques et sociaux qui divisent la ville.

A midi, le jeudi 16 octobre, des dizaines de milliers d’habitants de La Paz ont commencé, pour la seconde fois en une semaine, à descendre des hauteurs pour atteindre le centre, à partir de leurs quartiers retranchés dans lesquels ils ont creusé des fossés afin d’en interdire l’accès aux chars et aux camions de l’armée. « Il va tomber, Il va tomber » ; telle est la consigne scandée par la multitude que Radio Erbol a qualifiée comme la plus nombreuse qu’ait connu l’histoire du pays. En bas, la soldatesque qui a abandonné les quartiers pauvres organisa la défense des bâtiments gouvernementaux. Le commandement de l’armée a décidé de remplacer les soldats aymaras par des rangers issus de la région de Santa Cruz de la Sierra devant le refus de nombreux soldats de tirer contre leurs frères. L’un de ces soldats a même été abattu par un officier lors de la bataille de El Alto le week-end dernier.

L’insurrection bolivienne ; un mois de barrages routiers qui ont rendu impossible la circulation sur les principales routes du pays, plus d’une semaine de grève générale indéfinie avec des manifestations massives, s’est étendue à partir de son épicentre de El Alto sur tout le pays. Cochabamba, Potosi, et jusqu’à la très méridionale et métissée Santa Cruz de la Sierra, se sont jointes à la révoltes en exigeant la fin d’un gouvernement qui a assassiné en une semaine plus de 70 Boliviens. La révolte est parvenue à amalgamer, dans la revendication de démission du président, des paysans jusqu’aux vendeurs ambulants des villes. Des dizaines d’émissions radios en basse fréquence, dans la tradition des légendaires radios des mineurs, ont assuré l’information de la population et s’intègrent pleinement dans le mouvement, malgré les fermetures et les attentats soufferts. Sanchez de Lozada ne compte qu’avec le soutien de l’ambassade des Etats-Unis et d’une partie des forces armées.

Tout a commencé à Cochabamba

La mèche s’était allumée dès le mois d’avril 2000. C’est à cette date que s’était soulevé le peuple de Cochabamba qui a lutté et gagné la dénommée « Guerre de l’eau ». Toute la population était descendue dans la rue, dressant des centaines de barricades, occupant pendant plusieurs jours la Place principale et obligeant finalement le gouvernement de Hugo Banzer à faire marche arrière, reprenant ainsi le contrôle publique des ressources hydrauliques qui avaient été privatisées et vendues à une entreprise multinationale.

Cette révolte a signifié un profond tournant dans les luttes sociales boliviennes. Elle fut également le point de départ d’une vaste alliance sociale incluant les paysans, les travailleurs du secteur informel des villes, les petits commerçants, professeurs, routiers, etc. Entre septembre et octobre de cette année 2000, s’est déroulé le second épisode de la lutte, mais cette fois-ci à l’échelle nationale. La « Répétition d’avril » selon les termes du dirigeant paysan Felipe Quispe en parlant de Cochabamba, s’est rééditée au travers d’un scénario bien plus ample en englobant toute la région de l’Altiplano, la région la plus pauvre du pays et l’une des plus pauvres du monde. La méthode employée fut celle des blocages massifs des routes, dans lesquels les communautés dressaient des barrages permanents dans ce qui pouvait déjà s’interpréter comme une véritable rébellion de la communauté aymara, essentiellement rurale, mais avec des appuis urbains importants.

La révolte nationale de septembre - octobre était parvenue à diviser la police de La Paz ; un groupe de policiers s’était mutiné dans la principale ville du pays et s’était adressé à ses collègues afin qu’ils ne répriment pas la révolte. La démobilisation s’est produite suite à la signature de la part du gouvernement d’un accord en 50 points qui devait être discuté dans des commissions techniques sous la supervision de l’Eglise, de l’Assemblée des droits de l’Homme et de la « Defensoria del Pueblo ». Comme il fallait s’y attendre, la dialogue s’est embourbé et n’a produit aucun résultat concret.

Les explosions sociales de l’année 2000 ont profondément modifié la carte politico-sociale du pays. Le mouvement paysan est apparu comme la principale force sociale, organisée autour de la Fédération des cultivateurs de coca du Chapare (dirigée par Evo Morales, député) et la Confédération syndicale unitaire des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), dirigée par Felipe Quispe. Les organisations paysannes avaient elles-mêmes traversé de profonds changements. La CSUTCB fut fondée en 1979 à l’image et avec l’appui de la Centrale ouvrière bolivienne (COB) et s’est définie comme une organisation paysanne. Après deux décennies, en tirant les conclusions des changements subjectifs vécus par la majorité sociale du pays, elle se définit alors en tant qu’ « organisation indigène qui rassemble tous les peuples et nations indigènes et originaires de Bolivie ».

Du discours de classe, qu’elle n’a jamais abandonné, elle est passé à un discours historique et ethnique, qui insiste sur les demandes de terres et de territoires, ce qui implique une gestion participative dans les ressources naturelles. Cette évolution est le reflet de la perte de centralité de la classe ouvrière du fait de l’instauration des politiques néo-libérales à partir de la moitié des années ’80. Ce mouvement, cependant, est parvenu à articuler d’amples secteurs de la population bolivienne, en particulier dans l’Altiplano. C’est ainsi qu’a surgit un nouveau sujet social, hétérogène, diversifié, mais articulé autour de l’identité aymara (synthèse de la nouvelle identité nationale, qui se manifeste dans l’utilisation du drapeau arc-en-ciel appelé Wiphala en langue aymara) et ancré dans plusieurs zones, comme El Alto et les communautés indigènes.

Les élections de juin 2002 ont amené ce nouveau sujet à conquérir une représentation importante dans les institutions étatiques. Les deux fronts électoraux qui se sont présentés (le Mouvement au socialisme de Morales et Pachakutik de Quispe) ont récolté un quart des votes et ont failli disputer la présidence face au candidat de l’ambassade des Etats-Unis, Sanchez de Lozada.

Une ascension constante

Le pas suivant du mouvement social s’est effectué en février dernier. Un meeting de policiers à La Paz, contre la réduction de 12,5% de leurs salaires, s’est converti en mutinerie et en massacre. Six policiers, sept civils et deux militaires ont trouvé la mort le 12 février lors de l’affrontement entre le Groupe spécial de la police et des effectifs du Régiment de la garde sur la Place Murillo. Le jour suivant, une énorme manifestation ouvrière qui se terminait sur la Place San Francisco fut mitraillée depuis les hauteurs, alourdissant le bilan de ces journées à 33 victimes, un massacre qui provoqua la démission du tout récent cabinet ministériel.

Le dernier épisode de cet impressionnant cycle de luttes est la guerre actuelle du gaz. Son épicentre se trouve à El Alto, la ville la plus pauvre du continent, un monument à l’abandon, où 6 personnes sur 10 vivent avec un dollars par jour. El Alto, qui est passé de 10.000 habitants en 1950 à 800.000 aujourd’hui, est une poudrière sociale et politique. Il suffit de parcourir ses rues en terre battue par le vent glacé de l’Altiplano, de voir ses précaires logements fait de boue séchée sans égouts ni eau potable, habités par de jeunes aymaras aux visages sombres, pour comprendre les raisons profondes d’un soulèvement qui surgit des plus profondes entrailles de l’histoire et du pays. Pour les Boliviens, le gaz est la dernière chance de vivre dans un pays qui puisse avoir quelque chose qui ressemble à un futur.

Pendant trois ans, la lutte a parcouru un vaste chemin ; de la rébellion limitée à une ville d’un demi million d’habitants et pour une demande spécifique, à une guerre civile qui commença par la défense du patrimoine mais qui a débouché sur l’exigence de démission du président et, surtout, d’un tournant politico-économique radical. De la scène locale on est passé à la scène nationale ; de demandes ponctuelles, on est passé à des demandes politiques générales ; d’acteurs municipaux et régionaux on est passé à d’amples alliances sociales qui, au-delà des positions de ses dirigeants, rassemblent aujourd’hui des paysans, des ouvriers, des travailleurs informels, et aujourd’hui jusqu’à la confédération patronale qui exige la démission du président.

Les chiffres des victimes de la répression ont donné un coup de fouet à la l’intensification de la lutte : des 6 morts de Cochabamba en février 2000 on est passé à plus d’une dizaine en septembre et octobre, pour atteindre 33 en février de cette année et plus de 70 morts depuis samedi dernier au moment où les habitants de El Alto ont tenté de bloquer le passage des camions citernes d’essence pour La Paz assiégée.

Préparation du massacre

Pour l’empire, la succession de Sanchez de Lozada constitue un gros problème. Il doit compter avec un front régional emmené par le Brésil et l’Argentine, qui comprend le Venezuela et qui pourrait s’étendre à la Bolivie. Depuis l’échec de la Conférence de l’OMC à Cancun, il tente désespérément de stabiliser une alliance afin de freiner les grands pays d’Amérique du Sud. Jusqu’à présent, il est parvenu à constituer un axe qui comprend la Colombie, l’Equateur et le Pérou. Il ne peut donc pas se permettre de perdre un allié aussi important que la Bolivie, un pays qui ne possède pas seulement les deuxièmes gisements de gaz du continent, mais qui peut également être le poids décisif dans la balance entre les différentes alliances régionales. C’est là l’unique raison pour laquelle, jusqu’à présent, Sanchez de Lozada n’est pas tombé. Plus encore, il semble que 4 conseillers de l’ambassade des Etats-Unis sont en train de diriger les opérations militaires répressives, ce qui représente un pas en avant dans l’intervention militaire et un avertissement qu’un massacre est en préparation afin d’écraser cet extraordinaire cycle des luttes.

C’est pour cela que l’avenir de l’ALCA et des plans impériaux sont en train de se jouer dans les rues de La Paz et dans chacun de ses quartiers pauvres. Seul l’incroyable courage des Aymaras, et plus particulièrement des femmes indigènes qui réunissent en elles tous les courage et la volonté de leur peuple, a rendu possible que la mitraille n’ait pas étouffé la rébellion.


Traduction de l’espagnol : Ataulfo Riera, pour RISAL.

Article original : "Bolivia en la encrucijada", ALAI, América Latina en Movimiento, 16-10-03.