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L’Algérie ne croit plus aux promesses – Remise en cause des acquis démocratiques

mercredi 22 avril 2009, par ali chibani


Articles tirés du site du Monde diplomatique.
CHIBANI Ali
février 2009


« Seize ans après [l’interruption du processus législatif en 1991], on vit avec plus de restrictions que du temps du parti unique. Moins de liberté d’expression et de libertés syndicales, plus de pression sur les partis politiques et une fraude généralisée [aux élections] . » [1] Cette déclaration émane de M. Abderrazak Mokri. Bien que son parti islamiste soit membre de l’alliance gouvernementale, le vice-président du Mouvement de la société pour la paix (MSP) reconnaît que, depuis l’arrivée de M. Abdelaziz Bouteflika à la présidence, les libertés et les droits des Algériens ont considérablement régressé.

Après l’échec de la grève de la faim menée par des enseignants contractuels, du 14 juillet au 23 août dernier, pour demander leur intégration au sein de l’éducation nationale et le paiement des salaires non versés — parfois, depuis trois ans —, le Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (Snapap) organise des sit-in une fois par semaine devant les sièges des wilayas (préfectures), et une fois par mois devant la présidence de la République.

A chaque rassemblement, la même réponse policière : coups de matraques, gaz lacrymogène et arrestations. Tout en sachant que cela ne changera rien à la situation sociale des enseignants, le syndicat persiste à occuper la rue. « En Algérie, déclare M. Mohamed Mecheri, le champ des libertés s’est rétréci. Depuis dix ans, la société a peur de la répression. C’est aux militants syndicaux de briser le mur de la peur de manière pacifique. » Le chargé de la formation syndicale au Snapap est optimiste sur un point : « Nos actions s’élargissent et la société se mobilise. »

En 2007, environ deux cents journalistes ont été poursuivis en justice pour « diffamation ». Parmi eux, le directeur du quotidien Le Matin, désormais interdit. Mohammed Benchicou a passé deux ans derrière les barreaux. A sa sortie, ses livres sont censurés comme tout ce qui touche à l’Etat. Les œuvres de Boualem Sansal sont interdites et l’écrivain Amine Zaoui a été limogé de la direction de la bibliothèque d’Alger. Les descentes policières pour interrompre des conférences publiques ne sont pas rares dans les espaces culturels.

La liberté d’expression chèrement acquise durant les années 1990 a pratiquement disparu. A ce propos, le célèbre chroniqueur du Soir d’Algérie, Hakim Laâlam, condamné à six mois de prison ferme pour un de ses articles, déclare : « A la radio (…) je sais que certains [journalistes] ont d’énormes problèmes (…). On leur demande gentiment d’enlever les termes comme “terroristes”, d’édulcorer (…) Cela répond une fois pour toutes aux “hésitants” qui nous disaient, il y a quelques années : “Attendez, le président n’est pas islamiste !” » [2]

De l’ère Bouteflika, les islamistes sortent en effet renforcés par la stigmatisation des différences. A Tiaret, dans le centre-ouest algérien, plusieurs chrétiens ont été arrêtés et déférés en justice pour « pratique non autorisée d’un culte non musulman ». Un délit inexistant dans le Code pénal, tout comme cet autre délit — « non-respect d’un fondement de l’islam, le ramadhan » — pour lequel six hommes de Biskra (au sud-est d’Alger) ont été condamnés, le mois de septembre dernier, à quatre ans de prison ferme, avant d’être relaxés en appel. Les six accusés avaient été surpris par les forces de l’ordre en train de manger avant la fin du jeûne. Autre phénomène apparu depuis l’investiture de M. Bouteflika, les lieux publics font l’objet d’« opérations d’assainissement ». Il s’agit de chasser ou d’arrêter les « couples illégitimes » comme ce fut le cas l’été dernier sur les plages de Skikda.

En une dizaine d’années, l’Algérie est revenue à l’ère de la « pensée unique ». L’opposition est complètement muselée. Les partis démocrates, loin de riposter au diktat du président, s’enlisent dans un mutisme qui les fait oublier de leurs électeurs. Quand le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) ou le Front des forces socialistes (FFS) organisent des marches en Kabylie, leur bastion, pour célébrer le Printemps berbère [3], ils ne réunissent guère plus de 200 personnes chacun. Ce type de manifestation est actuellement inimaginable dans les autres régions du pays.

L’actuel chef de l’Etat a ordonné une réforme partielle de la Constitution pour répondre à la loi française sur le « rôle positif du colonialisme » par une loi portant sur « la protection des symboles de la glorieuse révolution de novembre [1954] » et renforcer les droits politiques des femmes. Ce sont là les arbres censés cacher la forêt.

Le véritable objectif de ces modifications, pour lesquelles un référendum a été jugé inutile, est de permettre à l’actuel président de briguer un troisième mandat en avril 2009. Cerise sur le gâteau, le poste de chef du gouvernement est remplacé par celui de premier ministre. M. Bouteflika s’est donné les pleins pouvoirs : il compte ainsi en finir avec tous les acquis démocratiques des années 1990, qui n’ont coûté que… 200 000 morts.

* Article inédit — février 2009 mise en ligne sur le site du Monde diplomatique.


Sur fond de paralysie politique, l’Algérie ne croit plus aux promesses
M. Abdelaziz Bouteflika vient de réformer la Constitution algérienne pour supprimer la limitation des mandats présidentiels. Il compte se présenter pour la troisième fois en avril 2009, malgré l’aveu de l’« échec » de sa politique. La population, quant à elle, préoccupée et désespérée par la détérioration de son quotidien à tous les niveaux, se désintéresse complètement de l’élection qui se prépare. Symptômes du climat de mécontentement, les émeutes se sont multipliées ces dernières années.

« Pour aller à Larbaa Nath Irathen [en Kabylie], il n’y a que des chemins qui montent » [4], une succession de virages sur des routes étroites. On découvre des collines en cascade. Sous une lumière éclatante, frênes, oliviers et d’autres arbres fruitiers verdoient. Des décharges créées de manière anarchique gâchent, hélas, la beauté du lieu : bouteilles, sacs et autres détritus jonchent le sol. Que ce soit en ville ou dans la campagne, sur l’ensemble du territoire algérien, la destruction du paysage reflète l’état d’esprit de la société.

Anciennement appelée Fort-National par les Français, la petite ville de Larbaa Nath Irathen ne déroge pas à la frénésie de construction. Partout dans le pays, des immeubles poussent comme des champignons. Généralement, les riches ou les hauts fonctionnaires s’arrogent plusieurs appartements, faisant perdurer la crise du logement et obligeant les autres citoyens à manifester violemment leur indignation.

Sur les trottoirs de cette commune, qui a les allures d’une ville d’un autre temps à cause des constructions coloniales délabrées, se massent les jeunes désœuvrés — les hittistes [5]. Pourtant, les gouvernements successifs claironnent depuis une décennie que le taux de chômage n’excède pas 12 %.

« C’est vrai qu’il y a plus d’emplois depuis l’arrivée de Bouteflika », affirme M. Omar Achour, 23 ans et sans travail. Assis à l’ombre, il passe ses journées à garder une tavla : un vieux présentoir vitré contenant des cigarettes, du tabac à priser et des sucreries. Une solution de fortune pour gagner un peu d’argent. Deux hommes achètent deux cigarettes. M. Achour se lève pour ranger la monnaie dans une caisse verte entamée par la rouille. « Mon idéal ?, demande-t-il en revenant. Trouver du travail. Sinon, je pense à quitter le pays. » Comme la plupart des jeunes Algériens, il a vu sa demande de visa pour la France rejetée. D’où le nouveau phénomène des harragas, ces « brûleurs de route » qui risquent leur vie sur des embarcations de fortune afin de rejoindre l’Europe.

« Pour quitter l’Algérie, les femmes demandent des visas d’étude ou cherchent un “émigré” à épouser », raconte Sofia. Cette jeune fille de 27 ans refuse de croire à la baisse du chômage. « Au contraire, je vois de plus en plus de monde sans occupation. Regardez tous ces jeunes qui errent. Même les diplômés sont sans emploi. » Travaillant dans un « kiosque téléphonique », elle ne s’estime pas chanceuse d’avoir ce poste. « Pour une fille, l’important est de ne pas rester cloîtrée à la maison. Je travaille de 8 à 16 heures, sans pause déjeuner, pour gagner 5 000 dinars [50 euros] par mois. » [6]

Telle est la condition de la femme algérienne, exploitée, comme le sont d’ailleurs les immigrés africains noirs. « La femme ne négocie pas son salaire. Les employeurs préfèrent nous embaucher plutôt qu’un homme qui refuse de travailler dans les mêmes conditions que nous. » Secrétaire au sein d’une association sociale, cette trentenaire gagne 3 000 dinars par mois. « Mon salaire ne me sert à rien. Ce sont mes parents qui me paient le transport pour venir au travail. » Etonnamment, bien qu’elle accuse les responsables au pouvoir de « dilapider la manne pétrolière », elle juge la présidence de M. Abdelaziz Bouteflika positive. « Rien n’a changé pour moi, mais j’entends beaucoup de monde dire du bien de lui. Il a notamment mis en place des aides pour les jeunes sans emploi et pour permettre aux familles modestes d’acquérir un logement... »

« Le filet social ? C’est de la poudre aux yeux ! » Pour M. Hocine Lounis, maire de Larbaa Nath Irathen sous l’étiquette du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), l’indemnité d’activité d’intérêt général (IAIG), en vigueur depuis 1994, et la prime d’activité et d’insertion sociale (PAIS), se montant respectivement à 3 000 et à 2 700 dinars pour une durée de six mois, relèvent de l’« exploitation ». « Je dois payer un jeune diplômé ou un cadre 3 000 dinars par mois ! Cela revient à ne rien faire contre le chômage. Dans ma mairie, 80 % des guichetiers sont sous le régime de l’IAIG. En d’autres termes, il faut remplacer 80 % des employés tous les six mois. » Un tel programme contraint les maires à ruser avec la loi. « Nécessairement, je reprends les mêmes personnes. Comment pourrais-je virer les veuves qui travaillent dans les cantines scolaires ? Elles n’ont que ce salaire dérisoire pour nourrir leurs enfants. »

« Regardez tous ces jeunes qui errent. Même les diplômés sont sans emploi »

Monsieur Lounis a été maire de 1997 à 2002, puis réélu en 2007. Il estime ne plus pouvoir assumer toutes ses prérogatives car « Bouteflika a réduit le champ des libertés. L’Etat ne veut pas que les maires agissent en faveur du peuple. Les projets de construction ou de réforme de la fiscalité locale échappent au premier magistrat de la localité... Le maire est devenu un appendice de l’administration. Tout dépend de la tutelle ». La tutelle : les ministères et les wilayas (préfectures) qui décident des projets et de leur mise en application dans des localités dont ils ignorent les besoins. « Ce sont des problèmes que dénoncent, tous partis confondus, l’ensemble des maires algériens, relate l’édile de Larbaa Nath Irathen. Le gouvernement justifie la rigidité de la centralisation par l’état d’urgence. »

En réalité, le gouvernement n’est pas le seul fautif dans la détérioration de la gestion des municipalités. Les maires et leurs suppléants y sont pour beaucoup. Il n’est pas de service administratif où la corruption et le « piston » ne fassent la loi. Le simple citoyen subit un chantage permanent. S’il a besoin d’un document administratif en urgence, s’il est contrôlé par un agent de l’ordre zélé, il doit recourir à ses « relations » — ses amis haut placés — ou ouvrir son porte-monnaie. Dda Idir [7], ancien combattant de 76 ans qui s’est « battu pour une autre Algérie que celle-ci », reconnaît que « l’injustice domine. Si vous n’avez personne pour vous aider, on vous prive de tous vos droits. Si vous connaissez un fonctionnaire à la mairie, vous arrivez quand vous voulez et vous passez en premier. Avec les “connaissances”, vous pouvez tout obtenir. Je vois par exemple des gens qui ne sont pas sortis de leur village pendant la guerre et qui touchent des pensions d’anciens combattants ».

Cette pratique coûte des sommes faramineuses au budget de l’Etat, particulièrement en période électorale. Le titre d’ancien combattant ou de fils de chahid [8] vaut la carte « privilèges » d’un centre commercial : indemnités à vie, exonérations de certaines taxes, réductions aux agences de voyages... Les partis au pouvoir — Front de libération nationale (FLN) et Rassemblement national démocratique (RND) — les distribuent pour gagner des électeurs et les fidéliser. Ainsi peut-on rencontrer des « anciens combattants » qui... n’avaient pas l’âge de prendre les armes entre 1954 et 1962. L’actuel président, par la voix du ministère des anciens combattants, a lui-même dénoncé les imposteurs. « Bouteflika dit beaucoup de bonnes choses, commente Dda Idir. Le problème est qu’il ne tient pas ses promesses. » On devine le désespoir de ce vieil homme qui « prie Dieu pour que le pays change, ne serait-ce que pour aider tous les jeunes dépressifs qui n’ont d’autre recours que la drogue ! ».

A son arrivée au pouvoir, en avril 1999, M. Bouteflika a suscité l’espoir par ses discours. Parlant en arabe algérien [9] et en français, faisant ouvertement référence aux origines amazighes [10] de l’Afrique du Nord, énumérant les difficultés sociales qu’un simple citoyen vit au quotidien, bousculant ses ministres inactifs, il est apparu à la population comme un homme providentiel [11].

« La politique ne m’intéresse pas, seul le pain me préoccupe »

Celle-ci, pourtant, a vite déchanté en découvrant un responsable passant le plus clair de son temps à l’étranger. Le mouvement de protestation du « printemps noir » (avril-mai 2001), en Kabylie, a subi une répression sanglante qui a fait cent vingt-six morts par balles explosives — dont cinq à Larbaa Nath Irathen — et des milliers de blessés [12]. Actuellement, des « émeutes » éclatent quotidiennement sur l’ensemble du territoire national. On ne se fie plus aux promesses du président ; on n’écoute ni ses discours ni ceux des autres représentants politiques. « La politique ne m’intéresse pas, seul le pain me préoccupe », dit un retraité attablé sans consommation au Café du centre, où des trentenaires jouent aux cartes avec des septuagénaires. « Ma retraite ne me suffit pas pour nourrir mes cinq filles sans emploi, avoue l’homme. Parfois, nous mangeons ; d’autres fois, nous patientons. »

Cette patience, la majorité de la population doit en faire preuve. La flambée des prix à la consommation est sans précédent. A 800 dinars le sac de semoule de vingt-cinq kilos, 650 dinars les cinq litres d’huile, 130 dinars le kilo de laitue, les produits alimentaires de base sont hors d’atteinte pour le salarié moyen, surtout le mois du ramadan, période de profit commercial sans vergogne, où le coût des aliments double, voire triple. « En Algérie, tout change du jour au lendemain, sauf notre misère ! », se plaint le retraité, qui ignore qu’une réforme de la Constitution est prévue de longue date.

Un autre retraité, ancien ouvrier en France, sirote une limonade au comptoir. Après un temps d’hésitation, il se lance : « Je n’ai rien à dire à nos gouvernants. Ils savent tout et ne font rien pour améliorer nos conditions de vie... Mais je voudrais parler à l’Etat français et lui demander pourquoi il a réduit [dans certains cas] la majoration pour le conjoint, ce qui affecte notre pouvoir d’achat. » Drôle de situation où l’on se croit entendu par un Etat étranger et pas par le sien. Notre interlocuteur reconnaît tout de même que la situation sécuritaire a changé en dix ans. « Nous craignons le banditisme plus que le terrorisme. Ici, on peut vous tuer pour 10 dinars. D’où vient tout cela ? Nous l’ignorons... Mais peut-être est-ce voulu ? »

« C’est voulu ! » Une expression, dite en français, qui est apparue ces dernières années dans la bouche des Kabyles. Ils accusent l’Etat d’avoir favorisé le banditisme, la drogue, la prostitution — phénomènes apparus soudainement — et d’avoir attiré les groupes d’Al-Qaida au Maghreb pour forcer la population à accepter le retour de la gendarmerie, retirée depuis le « printemps noir » de 2001. Vérité ou paranoïa ? Difficile de répondre, car on ne saurait vérifier les raisons invoquées pour formuler ces accusations.

Mais, de fait, la peur est partout. Durant les années 1990, on pouvait sortir à n’importe quelle heure en Kabylie. « Maintenant, en hiver, j’arrête de travailler à 18 heures pour éviter les faux barrages des bandits qui délestent les passants de leurs véhicules et de leurs biens », confie Karim. En plus du banditisme [13], qui a gagné les autres régions du pays, ce conducteur d’un fourgon de transport collectif risque sa vie tous les jours. De l’aveu d’un commissaire de police, « les routes en Algérie mènent droit au cimetière ». Pour Karim, le taux élevé des accidents de la circulation s’explique par « le mauvais état des routes trop étroites, le manque de signalisation et le non-respect du code. Mais la principale raison est que les gens n’ont pas peur de mourir. Ils n’attendent plus rien de la vie ! ». Depuis dix ans, la presse algérienne rapporte, presque tous les jours, des cas de suicide. Généralement, il s’agit de jeunes, hommes et femmes.

Ce n’est plus un fossé qui sépare l’Etat et la nation, mais un désert aride. Nul ne veut le traverser pour rejoindre l’autre. En dix ans de présidence de M. Bouteflika, une élite bourgeoise, proche des rouages de l’Etat, s’est renforcée quand la pauvreté au sein de la population a gagné du terrain. A vue d’œil, les islamistes sont plus puissants que dans les années 1990. Les terroristes « repentis » ou libérés de prison bénéficient d’emplois et d’indemnités pendant que nul ne soutient les victimes de la barbarie intégriste.

Le tragique a abouti à l’irrationnel : de nombreux jeunes se sont rendus en se déclarant terroristes juste pour bénéficier des largesses de l’Etat après la mise en œuvre de la « concorde civile » [14], devenue « projet pour la réconciliation nationale ». On comprend que la réforme de la Constitution, promettant une énième farce électorale dans un pays où l’avenir risque d’être plus sombre que le passé, ne suscite nullement l’intérêt des Algériens. « Ce que je voudrais le plus, c’est la paix, conclut M. Achour. Un proverbe de chez nous dit : “La paix vaut toutes les satiétés.” » Mais il ne se fait guère d’illusions.

* Le Monde diplomatique – Édition imprimée — février 2009 — Pages 8 et 9.


Au miroir brouillé du petit écran

Barbe taillée, tête coiffée d’un turban et habillé d’une gandoura, Hadj [15] Lakhdar se rend dans une administration. « Le directeur n’est pas là ! », lui lance un bambin d’une dizaine d’années. Forçant le passage, il est arrêté par la concierge car elle vient de laver le sol. Le « héros » fait encore le forcing et entre dans un bureau où le fonctionnaire coupe les cheveux de son supérieur. Le hadj est renvoyé vers une collègue qui rouspète : « Moi, j’ai une famille à nourrir ! » Un Butagaz et des légumes sur le bureau, elle prépare le dîner du soir. Enfin, le « directeur » le reçoit dans son bureau où jouent ses enfants.

C’est là un épisode du feuilleton humoristique « Imarat Hadj Lakhdar » (« La cité de Hadj Lakhdar ») diffusé par l’Entreprise nationale de télévision (ENTV), l’unique chaîne algérienne, durant la première moitié du mois de ramadan. Face à l’arrogance des fonctionnaires, l’audacieux Hadj Lakhdar les sermonne pour leur rappeler leurs devoirs [16] : « L’Etat ne vous paie pas pour ça ! »

« Imarat Hadj Lakhdar », bien qu’il soit très moyen sur le plan technique, égrène de manière loufoque les difficultés de la vie quotidienne. L’histoire se déroule dans un immeuble appartenant au personnage principal, qui passe d’une situation grotesque à une autre à cause de ses locataires. Chaque épisode est l’occasion de porter à l’écran un « problème » comme on le chante dans le générique : la bureaucratie, l’émigration clandestine ou encore le chômage... Ce feuilleton est le seul programme à être, en partie, un miroir de la réalité algérienne.

Hadj Lakhdar joue le rôle d’un moraliste ou du Père Fouettard : « Nous sommes en 2008, dit-il. C’est le temps du progrès et de la modernité. » Dans cet autre épisode, le héros veut « civiliser » ses locataires. Ordre leur est donné d’enlever les paraboles fixées sur les balcons et de descendre leurs poubelles à l’heure où passent les éboueurs. L’universitaire est le seul que ces décisions n’indignent pas. Mais chassez le naturel et il revient au galop. Hadj Lakhdar parti, l’universitaire soupire : « Par Dieu, vous dormez la nuit et, au réveil, il vous sort de nouvelles lois ! » C’est que l’Algérien, d’après la loupe de la chaîne nationale, est réfractaire au développement et à la civilisation.

Le propriétaire de l’immeuble incarne le « père de la nation ». « Même s’il est sévère, c’est notre bon père à tous ! », reconnaît un des locataires. Il est la conscience nationale, le maître de maison, attentif, soignant ses enfants « fainéants », patient avec ses résidents excessifs...

Malgré son apparente ouverture, « Imarat Hadj Lakhdar » ne franchit pas les limites de la censure. La critique est déplacée du politique au civique au nom d’une conscience qui ne considère que les symptômes et ignore les origines du mal : les responsables au pouvoir et l’intégrisme religieux ne sont jamais évoqués. « Il n’y a pas de censure, objecte le directeur de la programmation d’ENTV, M. Djamel Benrabah. C’est le scénario tel qu’il a été proposé par son auteur. S’il avait voulu aborder le sujet de la dictature ou de l’intégrisme religieux, on aurait diffusé le feuilleton. » Avant de préciser : « De toute manière, Hadj Lakhdar s’adresse aux gouvernants aussi. » C’est le cas dans un épisode où, en guise de prologue, le hadj parle de la situation faite aux étudiants sans le sou tandis que d’autres jeunes, sans occupation, se baladent dans des décapotables. « Hadj Lakhdar a interpellé l’Etat pour que nos étudiants ne fuient plus le pays, ajoute M. Benrabah. Il dit en somme que l’intérêt est d’être cultivé. Si on est riche sans avoir étudié, on est minable ! »

En tout cas, la série culpabilise le citoyen. Comme le président Abdelaziz Bouteflika accusant les jeunes de préférer le travail de veilleur de nuit pour dormir le jour, Hadj Lakhdar accuse la société d’être à l’origine de son propre malaise en ne comprenant pas ses dirigeants : il gouverne son immeuble avec une « main de fer » par bienveillance et manque de choix. Ainsi, quand Farida, la journaliste, abandonne son mari un soir pour aller à un anniversaire, Amine, pourtant opposé aux nouvelles lois de « civisme », avoue : « Toi, il n’y a que Hadj Lakhdar pour te ramener sur la bonne voie ! » La « main de velours » de l’époux est impuissante.

« La cité de Hadj Lakhdar » a été diffusée en première partie de soirée, juste au moment où la famille algérienne se retrouvait autour de la table pour la fin du jeûne. Du coup, le feuilleton a enregistré la plus forte audience et a soulevé un tollé général pour ses dérives « racistes ». M. Ferhat Mehenni, président du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK), a condamné la caricature du personnage kabyle — un débile dépendant de son beau-père Hadj Lakhdar — au même titre que le quotidien régional La Dépêche de Kabylie, pour qui ce feuilleton culpabilise « la différence en montrant à l’occasion l’archaïsme et la puérilité de ceux qui s’en réclament » [17].

Les associations féministes et Mme Nouara Saadia Djaffar, ministre déléguée chargée de la famille et de la condition féminine, ont déploré les allusions sexistes. Dans ce feuilleton, Farida et Amine représentent la vie à l’occidentale, où la femme domine son mari. Après l’intervention d’un sorcier, les rapports sont inversés. Amine enjoint à sa femme de lui laver les pieds, avant de la chasser de l’appartement. Farida, en pleurs, dit à Hadj Lakhdar que son mari vient de la battre. « Il est devenu un homme », se réjouit le futur intercesseur.

Fier du succès de sa programmation, M. Hamraoui Habib Chawki, alors directeur d’ENTV, répond à la polémique : « Je ne suis pas d’accord personnellement avec certaines choses contenues dans les programmes, certaines choses qui ont été dites sur les femmes ou les anciens moudjahidins. Mais, malgré cela, et en dépit d’autres difficultés techniques ou de scénario, je suis satisfait. Nous avons présenté de bons produits algériens aux Algériens, et les Algériens ont aimé. » [18] Mieux que cela, M. Benrabah explique ces dérapages : « Si on avait dit : “Ne battez pas vos femmes”, cela n’aurait pas créé l’événement. C’est grâce à Hadj Lakhdar que le débat sur les femmes a lieu. » Et elles ont apprécié...

Autres feuilleton, autre monde. Loin de la pauvreté des Algériens, « Cœurs en lutte » a pour cadre la bourgeoisie algéroise. Là, l’amour est possible — même hors mariage ; les hommes et les femmes sont égaux. La distribution des rôles est sévère, surtout pour les jeunes actrices, qui sont d’une grande beauté. On remarquera la réussite technique de ce feuilleton réalisé par Nazim Kaidi, réussite passée inaperçue à cause du contenu. Trop de suspense et trop de rebondissements ont fini par rebuter le public.

Dans « Cœurs en lutte », le personnage principal, Youcef (Mustapha Laribi), jeune chef d’entreprise, doit surmonter son divorce. Après avoir tué accidentellement Mahmoud, il transforme ses deux collaborateurs en détectives pour enquêter sur le défunt. On ne tarde pas à saisir les excès d’un scénario fourre-tout qui agit par binômes schématiques : sorcellerie-exorcisme ; amitiés-trahisons ; générosité-banditisme ; unions-meurtres ; raison-folie ; séparation-retrouvailles... Tout cela, dans un seul et même épisode, sur fond de filatures policières et de conseils d’entremetteurs. En trente minutes, on perd pied : « Je ne suis pas sûre de tout comprendre, explique une téléspectatrice. J’ai donc arrêté de regarder ce drame. » Les problèmes passionnels des personnages sont supplantés par l’obsession de l’argent. Dans « Cœurs en lutte », on a des montres en or, on fume des cigares dans des appartements luxueux et on parle de millions et de milliards de dinars. Même les cellules des prisons et les hôpitaux y sont, ô miracle !, propres.

« Dans toute société, il y a des riches et des pauvres, commente M. Benrabah. Notre chaîne n’a rien inventé à ce niveau. “Cœurs en lutte” montre qu’il y a des riches honnêtes et d’autres malhonnêtes. » Après avoir sermonné le citoyen avec « La cité de Hadj Lakhdar », ENTV vend du rêve en proposant deux moyens de s’enrichir : être chef d’entreprise au risque de se faire déposséder de tous ses biens, ou être un trafiquant au risque de se faire arrêter par la police.

Des moyens limités amènent les réalisateurs à ruser avec le public pour allonger les scènes [19], mais le tout est parfois sauvé par des acteurs comme Razika Ferhane, dont la prestation dans « Cœurs en lutte » est exceptionnelle. L’importance des comédiens est surtout sensible dans « Djemai Family ». La première sitcom algérienne aurait pu avoir pour titre « Djemai Show » ou « Marié et quatre enfants ». Son succès repose essentiellement sur les épaules de la vedette Salah Ougrout. Acteur de talent, il est en quelque sorte le « Mister Bean » algérien par ses mimiques et ses gesticulations. L’importance de son rôle est telle que les autres personnages ne font que lui donner la réplique. Il est au centre de toutes les préoccupations et l’origine de tous les rebondissements d’une sitcom qui, bien que réussie techniquement, a pour seul objectif de faire rire. En cela, elle est excessivement naïve et sans intérêt.

Après le ramadan, la direction d’ENTV continue de se délecter de son audience historique, estimée à plus de 70 % de parts de marché. Elle fait mine d’oublier que ce public se volatilise par la suite vers les chaînes occidentales et orientales, quittant ainsi la chaîne, surnommée « canal zéro » ou encore « l’orpheline » pour la pauvreté de ses programmes.

* Le Monde diplomatique – Édition imprimée — février 2009 — Pages 8 et 9.

CHIBANI Ali
Notes
[1] « Il y a 15 ans, les derniers jours du FIS », Le Jour d’Algérie, décembre 2006.

[2] El Watan, Alger, 6 mars 2006.

[3] Soulèvement populaire après l’interdiction d’une conférence sur la « Poésie ancienne de Kabylie » organisée par Mouloud Mammeri en 1980. Lire Yves Lacoste Camille Lacoste-Dujardin, « La revendication culturelle des Berbères de Grande-Kabylie », Le Monde diplomatique, décembre 1980.

[4] Proverbe kabyle ayant inspiré Les Chemins qui montent, du romancier Mouloud Feraoun (Seuil, Paris, 1957).

[5] Hittiste (de hitt, le mur en arabe) : chômeur adossé toute la journée à un mur.

[6] Le salaire moyen algérien est de 15 000 dinars.

[7] Dda, locution de respect pour désigner un aîné.

[8] Ce terme, « martyrs », désigne les hommes morts au combat. On estime à deux millions cinq cent mille le nombre de personnes reconnues comme « anciens moudjahidins » ou ayants droit.

[9] Ses prédécesseurs n’utilisaient que l’arabe littéraire ; même les Algériens arabophones ne le comprennent pas.

[10] Du nom d’Amazigh, patriarche du peuple berbère selon la tradition.

[11] Mohamed Benchicou a dressé un portrait peu flatteur du président dans Bouteflika : une imposture algérienne (Editions Le Matin, Alger, 2003 ; et J. Picollec, Paris, 2004). Le journaliste et directeur du quotidien Le Matin a été condamné, par représailles, à deux ans de prison ferme ; son journal a vu sa publication interdite.

[12] Cf. Farid Alilat et Shéhérazade Hadid, Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts. L’Algérie embrasée, Editions 1, Paris, 2002.

[13] Ces « bandits » enlèvent et séquestrent en outre des chefs d’entreprise et des commerçants, qu’ils libèrent après paiement d’une rançon.

[14] La loi votée en 1999 prévoit la levée des poursuites judiciaires contre les terroristes « repentis » non coupables de crimes de sang. Ils bénéficient d’un emploi et d’indemnités. L’Etat met même au service des ex-émirs, les chefs régionaux des groupes islamistes armés, une escorte policière pour assurer leur protection. Lire Lahouari Addi, « En Algérie, du conflit armé à la violence sociale », Le Monde diplomatique, avril 2006.

[15] Titre réservé aux personnes ayant accompli le pèlerinage à La Mecque.

[16] Des devoirs que l’ENTV est la première à oublier. Renvoyé d’un service à un autre, il nous a fallu deux mois de persévérance pour qu’un interlocuteur réponde à nos questions.

[17] La Dépêche de Kabylie, Tizi Ouzou, 23 septembre 2008.

[18] Liberté, Alger, 15 octobre 2008.

[19] Le générique de « Cœurs en lutte » dure six minutes (début et fin) sur trente. Et on y trouve des zooms durant jusqu’à vingt secondes.

* Ali Chibani est journaliste.