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L’audit de la dette : un instrument dont les mouvements sociaux devraient se saisir

par Eric Toussaint , Hugo Ruiz Diaz

dimanche 18 juillet 2004

Hugo Ruiz Diaz Balbuena est docteur en droit et responsable du département Droit du CADTM. Eric Toussaint est historien, politologue, et président du CADTM.

La revendication d’un audit de la dette extérieure publique des pays dits en développement est devenue une revendication majeure du mouvement altermondialiste. Il s’agit en effet à la fois d’un outil juridique qui peut se révéler très efficace pour pointer les différentes responsabilités dans la situation d’endettement actuel et d’un levier puissant afin de parvenir à une véritable annulation de la dette.

1. La logique des créanciers : ses aspects juridiques

Les créanciers tant publics que privés soutiennent le principe selon lequel la dette externe doit et peut être payée. En effet, lorsqu’il s’agit de dette externe publique, c’est l’Etat qui la contracte, celui-ci assumant en même temps l’obligation de la rembourser. Ce fait nous amène à réfléchir sur les aspects juridiques de la dette externe, qui sont étroitement liés avec l’audit public et donc avec la compétence interne de l’Etat débiteur.

En droit international, il existe un principe qui règle les relations internationales : sur la base du principe de la continuité de l’Etat, celui-ci est obligé de respecter et d’honorer les obligations internationales qu’il a consenties. Le principe implique, en ce qui concerne la dette publique, que tout gouvernement (en tant qu’organe d’Etat) est tenu légalement de payer la dette contractée par le gouvernement précédent. En effet, chaque fois qu’un gouvernement agit en tant qu’entité publique et organe d’Etat, c’est l’Etat lui-même qui assume l’engagement financier et, en conséquence, l’obligation de remboursement. En ce sens, la continuité de l’Etat selon l’Institut de droit international (IDI) " ... signifie que la personnalité juridique dans l’ordre international subsiste malgré les changements de territoire, de population, de régime politique et juridique [1], et de nom... [2]. Selon la doctrine exprimée par l’Institut de droit international (IDI), le changement de régime n’aurait pas d’incidence sur les obligations de l’Etat.

Dans les faits donc, il n’existerait que des dettes légales ou licites. Puisqu’il existe une obligation de remboursement sur la base de la " continuité de l’Etat ", le gouvernement postérieur n’aurait pas la compétence nécessaire pour se prononcer sur la légalité ou la légitimité des dettes contractées au nom de l’Etat par des gouvernements précédents, qu’ils soient despotiques, dictatoriaux ou démocratiques.

Mais selon le droit international, l’interprétation stricte du principe de la "continuité de l’Etat" doit être l’objet d’une interprétation plus restrictive. Ce principe n’a pas joui et ne jouit pas encore d’un statut d’application inconditionnelle dans le domaine financier international [3]. En ce qui concerne le sort des dettes d’Etat en matière de succession, il doit s’agir " ... des dettes contractées dans l’intérêt général de la collectivité... " [4]. Le point clé est donc " l’intérêt général de la collectivité ". Il s’agit en droit d’une transmission conditionnelle : la détermination du caractère d’intérêt général de la collectivité est plus importante que le remboursement de la dette publique. Cela impliquerait que le gouvernement issu de la décolonisation par exemple en tant que nouvel Etat n’est pas tenu de rembourser les dettes de l’Etat qui avait soumis sa population à la domination coloniale [5].

L’interprétation plus restrictive que nous faisons est donc pertinente pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’en toute relation juridique financière interviennent deux acteurs : le créancier et le débiteur. S’agissant d’Etats représentés par des gouvernements et des créanciers par des acteurs privés ou publics, le droit international met à leur charge des obligations dites internationales. C’est ainsi que l’Etat a moins de responsabilités et d’obligations que les créanciers. Nous faisons référence par exemple à l’obligation de diligence, obligation qui s’applique aux créanciers privés et publics. Ainsi, si un créancier octroie des prêts en connaissance de cause à un gouvernement dictatorial ou s’il ne prend pas toutes les mesures nécessaires pour garantir l’utilisation adéquate des prêts octroyés, il ne saurait légalement demander le remboursement de la dette externe publique contractée par un gouvernement au nom de l’Etat (et, en dernière instance, au nom de la population).

A cela il faut ajouter le fait qu’il ne s’agit pas d’une simple relation de nature privée ou relevant du droit civil [6]. En matière de dette externe publique, lorsqu’un gouvernement contracte une dette, il s’agit d’un acte juridique par lequel ce sont les biens publics et le bien être public qui sont engagés. Cela sans tenir compte du fait que cet acte juridique " hypothèque " également les ressources naturelles et autres biens. Deuxièmement, l’évolution du droit international et de la pratique des Etats permet d’affirmer que lorsque l’Etat assume des obligations financières, celles-ci n’entraînent pas automatiquement l’obligation d’honorer la dette qui a été contractée auparavant. La pratique des Etats peut effectivement servir comme cadre de référence pour soutenir l’argumentation selon laquelle dans le domaine financier, il n’existerait pas une obligation ou une règle par laquelle l’Etat, sur la base du principe de " continuité " devrait en tous temps et en toutes circonstances rembourser la dette externe. Le cas le plus connu est celui de la dette odieuse [7].

2. La compétence des pouvoirs publics de déterminer la légalité ou l’illégalité de la dette externe

Selon le droit international, la détermination du caractère licite ou illicite de la dette externe relève de la compétence des pouvoirs publics. En effet, aucune règle de droit international n’interdit à l’Etat concerné d’exercer ses compétences internes en matière d’évaluation des dettes publiques notamment, par le recours à l’audit public. Plus encore, les pouvoirs publics ont le droit de demander, tant aux créanciers qu’à ceux qui ont contracté la dette au nom de l’Etat, les réparations adéquates dans le cas où les dettes seraient illégales. Ce droit à la réparation concerne aussi le cas où les fonds ont été utilisés indûment avec la complaisance ou la connaissance des créanciers (corruption, détournement de fonds, biens mal acquis...).

3. L’audit de la dette

L’audit consiste à analyser chaque emprunt, à déterminer dans quelles circonstances il a été contracté, comment les fonds ont été utilisés, quels ont été les résultats obtenus et qui en a profité. En ce sens, l’audit permet de délimiter les responsabilités et, en cas de dette illégale, il ouvre la voie à la demande de réparations, tant des organes étatiques internes qui ont agi en dehors de leurs compétences qu’aux créanciers qui ont agi en connaissance de cause. Et enfin, l’audit permet de déceler quelle dette est odieuse ou nulle.

L’audit public est l’instrument privilégié par lequel la compétence des pouvoirs publics se matérialise. En tant qu’outil, il permet effectivement aux pouvoirs publics de se prononcer sur le caractère licite ou illicite de la dette externe. Notons à cet égard que, l’analyse de la légalité de la dette externe a déjà été l’objet de décisions tant de la part des organes politiques en tant qu’acte gouvernemental que juridictionnel. Dans le cas du Brésil, l’audit public de la dette a un statut constitutionnel. Cette disposition montre que c’est en dernière instance au pouvoir public de l’Etat concerné que revient la décision, sur la base de l’exercice des compétences internes et après analyse de la légalité de la dette, de la rembourser ou non. Mais, avant de procéder à une étude de certains cas d’audit, nous allons procéder à une analyse de l’audit en tant que droit citoyen.

3.1.. L’audit : un droit citoyen

3.1.1. Le droit de participer dans les affaires publiques de l’Etat

La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 dispose que " Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants... " [8].

Une disposition similaire se trouve également formulée dans le Pacte sur les droits civils et politiques de 1966 [9], qui renforce ce droit " ... en établissant la protection des droits politiques, notamment du droit de prendre part aux affaires publiques directement... " [10].

Nous avons déjà dit que la dette externe en tant qu’acte de gouvernement engage les ressources de l’Etat au sens large : ressources financières, ressources humaines, ressources naturelles, budgets nationaux, etc. Par l’acte d’emprunt, c’est l’Etat même qui s’engage et avec lui, toute la population. Ainsi, lorsqu’un gouvernement agit comme organe de l’Etat, il s’agit d’un acte essentiellement public : ses effets se feront sentir directement sur les citoyens. Il s’en dégage en conséquence le droit des citoyens de prendre part " aux affaires publiques ". Tous les citoyens ont le droit, chaque fois que l’organe d’Etat agit en tant que puissance publique, d’exiger que le gouvernement rende des comptes. Le contrôle citoyen apparaît ainsi comme un élément essentiel qui dérive du droit de participer aux affaires publiques [11].

3.1.2. Le droit à l’information : un droit humain fondamental
Concernant le droit à l’information ledit Pacte de 1966 dispose ce qui suit :

" 2. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée " [12].

De son côté, la Commission des Droits de l’homme a récemment souligné que l’exercice de la démocratie englobe : a. la transparence de la gestion des affaires publiques et de l’administration dans tous les secteurs de la société et l’obligation de rendre des comptes,

b. une véritable participation de la société civile [13].

L’accès à l’information est un droit qui peut être considéré comme fondamental en ce qui concerne les actes gouvernementaux et particulièrement lorsque le gouvernement fait des emprunts publics qui engagent les ressources de l’Etat. Il est à noter que, sur le plan juridique international, ce droit a été reconnu par la quasi totalité des Etats qui ont ratifié le Pacte sur les droits civils et politiques de 1966 à l’exception notamment des Etats-Unis qui, plus 30 ans après l’avoir signé, refusent encore obstinément de le ratifier.

Le but de ce droit est que les citoyens aient accès aux documentations ou aux informations qui se trouvent dans les mains du pouvoir public. Ce droit implique, comme corollaire, que les fonctionnaires et les entités étatiques ont l’obligation de faciliter la mise en œuvre de ce libre exercice. En ce qui concerne le champ d’application de la disposition du Pacte de 1966, il est très large. L’étendue dudit article peut être interprétée comme englobant le droit de chaque citoyen de rechercher, demander et obtenir les informations qui se référent aux lois, décrets, actes administratifs, résolutions et règlements, budgets et bilans, mémorandums, comptes rendus, déclarations des biens des fonctionnaires et des autorités de l’Etat et, en général, tout type de document : des écrits, des photos, des enregistrements qui se trouvent en possession de l’entité publique requise et sous son contrôle. L’exercice du droit à l’information englobe l’inspection et la reproduction des documents, l’analyse des dossiers et documents, la sélection des documents officiels et le droit d’accéder à des copies.

Tout ce qui concerne la dette externe tombe également dans le champ d’application de cette disposition : le caractère secret des négociations avec les futurs créanciers ou celui des renégociations de la dette externe publique [14], ne peuvent être invoqués pour empêcher l’accès des citoyens aux informations nécessaires afin que ceux-ci connaissent la manière dont les ressources publiques sont administrées.

L’exercice de ce droit est indissociable de la démocratie qui ne peut être réduite aux seuls aspects internes du fonctionnement de l’appareil étatique (des élections périodiques tous les trois ou quatre ans...). Comme la Commission des droits de l’homme de l’ONU l’a bien souligné, la démocratie et l’exercice des droits connexes englobent

" ...le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la liberté d’association, la liberté d’expression et d’opinion, l’accès au pouvoir et son exercice conformément à l’état de droit, la tenue d’élections périodiques libres et régulières au suffrage universel et au scrutin secret en tant d’expression de la volonté du peuple, un système pluraliste de partis et d’organisations politiques, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la magistrature, la transparence et l’obligation pour l’administration publique de rendre des comptes et des médias libres, indépendants et pluralistes...À l’évidence, les éléments constitutifs essentiels de la démocratie énoncés par la Commission correspondent aux fondements indispensables d’un régime démocratique, qu’il s’agisse du droit des peuples d’élire leurs gouvernants en exprimant librement leur volonté souveraine, ou du respect des structures de l’État indispensables pour que cette volonté populaire puisse s’exprimer et que les droits de l’homme qui y sont associés puissent être garantis... " [15] (c’est nous qui soulignons).

La démocratie et le contrôle démocratique des actes du gouvernement impliquent sans aucun doute pour les citoyens le droit :

a) de savoir ce que le gouvernement décide sur le plan des relations internationales en général et sur le plan économique et financier en particulier ;

b) de participer activement dans ce processus chaque fois que les biens de l’Etat, des ressources publiques, des ressources naturelles, le bien-être de la population (budgets de santé, de l’éducation...) peuvent être " hypothéqués " pour cause des dettes publiques contractées au nom et en représentation des populations.

Donc une interprétation du contenu du droit à l’information inclurait certainement celui d’exiger l’audit sur la dette externe. De là l’importance du droit à l’information en tant que droit humain fondamental. En effet, sans les garanties pour accéder aux documents tels que les contrats d’emprunt, les accords avec les institutions financières internationales, les conditionnalités, etc., l’audit ne pourrait pas être réalisé. En résumé, il est correct d’affirmer que l’audit constitue l’instrument le plus adéquat afin de garantir la transparence et la régularité des actes gouvernementaux.

4. Champ d’application de l’audit

Le champ d’application de l’audit englobe l’analyse de toutes les dettes contractées par les pouvoirs publics auprès des institutions publiques ou privées. Mais aussi de toutes les dettes privées contractées par des entreprises privées et qui, postérieurement, furent transférées à charge de l’Etat, transfert dont les succursales des firmes transnationales ont largement bénéficié. Sous cet angle, l’objectif de l’audit est d’éclairer sur des faits et des actes juridiques gouvernementaux [16]. En fait, il s’agit de répondre à trois questions de base : " combien on doit ", " à qui on doit " et " pour quoi on doit ". Et parfois même : "doit-on vraiment ?". Dans ce contexte, la participation citoyenne est la condition sine qua non pour que l’audit soit réalisé de manière transparente et objective, empêchant ainsi le fait que les créanciers deviennent en même temps juges et parties [17]. En ce sens, l’audit servira de cadre privilégié afin de déterminer le degré de responsabilité des pouvoirs publics dans le processus d’endettement externe de même que la responsabilité des créanciers, tant privés (banques) que publics (FMI/BM). Mais surtout pour que les responsables, au-delà de la détermination du caractère illégal ou odieux de la dette, rendent des comptes de leurs actes. L’audit ne se réduit pas en conséquence à un acte de nature technique : il est avant tout un instrument de contrôle démocratique.

Sur le plan des relations économiques et financières internationales en rapport avec les droits humains, l’audit peut jouer un rôle clé si l’on tient compte du fait que ces droits sont directement affectés par les politiques mises en place par les gouvernements suite aux " recommandations " du FMI et la BM et qui entraînent la violation des droits humains, fait spécialement souligné au sein de la Commission des droits de l’homme de l’ONU [18].

5. Contenu de l’audit

Nous avons remarqué que la demande de l’audit de la dette externe est l’un des moyens de contrôle démocratique des actes gouvernementaux dont les citoyens disposent sur la base du droit à l’information. De là son importance en tant qu’instrument d’évaluation et d’investigation afin que les pouvoirs compétents se prononcent sur les responsabilités tant des débiteurs que des créanciers.

Si l’audit est un droit citoyen, il constitue aussi un acte souverain d’un organe de l’Etat, et comme tel, un acte jouissant de la présomption de légalité en droit international.

En ce qui concerne son contenu, l’audit devrait prendre en compte les éléments suivants :

 quel est le montant de la dette ;

 qui a contracté la dette et sous quelles conditions ;

 qui l’a octroyée et sous quelles conditions ;

 la destination prévue des fonds ; le projet financé initialement était-il utile pour les populations ? était-il compatible avec le bien-être général ?

 la destination réelle des fonds ; le projet financé a-t-il vu le jour ? partiellement ? quelles différences avec le projet prévu ?

 les documents officiels dans lesquels figurent les emprunts publics ;

 qui détient les titres de la dette externe ;

 le montant des paiements ;

 quelles dettes ont été contractées par les succursales des transnationales avec la garantie de l’Etat ;

 quelles dettes privées ont été transférées à la charge du trésor public ;

 quel pourcentage du budget public est destiné au remboursement de la dette ;

 quel pourcentage des recettes fiscales est destiné au paiement de la dette ;

 quel pourcentage du PIB est absorbé par le remboursement ;

 qui ont été les bénéficiaires des politiques de privatisation ;

 en cas d’irrégularités, qui sont les responsables et quelles sont les actions légales à l’encontre des responsables.

Ce dernier point est d’une importante capitale. En effet, il se réfère aux aspects juridiques tant de nature civile que pénale. Déceler les irrégularités permettrait que les actions pénales et civiles contre les responsables soient effectivement entamées auprès les tribunaux compétents (y compris les créanciers privés, le FMI et la BM et leurs dirigeants ainsi que les responsables politiques et économiques de l’Etat).

6. Cas d’audit de la dette externe.

6.1. Le Congrès péruvien et la dette externe

Ce cas constitue l’exemple classique de l’exercice d’un gouvernement ou d’un organe de l’Etat qui procède à une investigation sur la dette externe. Mais aussi l’exemple du principe de la non application inconditionnelle du principe de la "continuité" qui englobe selon l’Institut de droit international, le changement de régime [19]. En effet, le Congrès péruvien, suite à la restauration de l’Etat démocratique et à la fuite du précédent chef de l’Exécutif Alberto Fujimori, avait décidé de mettre en place la Commission d’investigation sur la dette externe [20] qui a travaillé dans la période législative 2001-2002, sous la Présidence du député Rafael Valencia Dongo. Le mandat de la Commission portait sur l’investigation de la dette publique externe durant la période 1990-2000. La Commission d’investigation a pu détecter l’existence de sérieux indices de gestion illégale et frauduleuse liée à l’endettement public externe de la part du Ministre de l’Economie sous le régime de Fujimori. Notamment,

1. le fait que ledit Ministre avait autorisé illégalement l’endettement de l’Etat péruvien concernant, entre autre, une dette contractée auprès de la succursale d’une banque privée pour une valeur de 7,2 millions de dollars,

2. l’endettement de 90,3 millions de dollars par le biais de l’achat illégal de matériel lourd suite à la décision du conseil de Ministres et du Conseil de la dette, à l’insu du Congrès,

3. l’achat irrégulier et clandestin des bons de la dette pour une valeur de 1.745 millions de dollars,

4. l’action ultra vires du Pouvoir exécutif qui a violé le corps légal interne avec la complicité des fonctionnaires publics qui étaient en même temps des représentants de banques privées et négociateurs de la dette publique péruvienne,

5. la nullité des actes d’endettement suite à la violation flagrante des dispositions légales internes, notamment celle du Decreto Supremo 205-91 qui dispose expressément la nullité des actes gouvernementaux en cas de transgression,

6. l’endettement de l’Etat péruvien était du ressort d’un cercle réduit qui agissait directement sous la direction du Ministre de l’Economie, lequel dirigeait personnellement tout le processus d’endettement par le bais de décrets secrets avec l’accord du chef du chef de l’Etat, Alberto Fujimori

7. la corruption.

Les Membres de la Commission d’investigation ont remis tous les antécédents aux juges compétents afin que ceux-ci, d’une part, entament à l’encontre des responsables les poursuites judiciaires qui s’imposent et, d’autre part, sanctionnent les responsables civilement et pénalement.

Notons également que, durant ses travaux d’investigation, la Commission a pu établir une coïncidence troublante : les " prêts " de la Banque mondiale au gouvernement de Fujimori et le transfert de fonds s’intensifiaient dans les périodes pré-électorales. Coïncidence troublante qui a amené l’un des responsables de l’équipe de conseillers techniques de la Commission d’investigation sur les délits économiques à affirmer que " el dictador " [21] avait financé sa campagne avec l’argent " prêté " par la BM et qu’après, il fut transféré à la charge du trésor public. Selon ce responsable, " ... les institutions multilatérales avaient octroyé les prêts parce qu’elles étaient convaincues que le dictateur était " leur homme " et que celui-ci mettrait en œuvre les réformes économiques qu’elles prônent " [22](c’est nous qui traduisons).

Les résultats des travaux de la Commission d’investigation sur la dette externe montrent, d’une part, le caractère illégal et nul de la dette externe contractée par un régime formellement antidémocratique. D’autre part, la Commission a pu constater la responsabilité d’institutions internationales comme la Banque mondiale [23]. Il est important de rappeler que, durant le régime de Fujimori, des violations systématiques et à grande échelle des droits de l’homme ont été commises y compris des crimes contre l’humanité. Dès le moment où les dirigeants de la Banque mondiale ont donné en connaissance de cause un appui financier à un régime criminel, ils partagent avec ledit gouvernement la responsabilité pénale pour des violations spécialement graves des droits humains.

6.2. L’audit de la dette argentine en tant qu’acte juridictionnel : la Sentence OLMOS.

Dans ce cas, il s’agit d’un audit réalisé par la voie juridictionnelle auprès du Juge Fédéral J. Ballesteros [24]. L’action pénale entamée contre les responsables de l’endettement de l’Etat argentin englobait :

a. l’analyse de l’endettement en général ;

b. la délimitation des responsabilités du Ministre de l’Economie et des dirigeants de la banque centrale de la République Argentine durant la période 1976-1982, c’est-à-dire, pendant la dictature militaire ;

c. l’analyse du rôle des institutions financières internationales.

Durant l’investigation judiciaire, le Juge fédéral, face à l’argument du secret invoqué par les responsables de l’endettement, a ordonné la remise de tous les documents, procès verbaux, comptes financiers, bilans, en se fondant sur le fait que :

a. les responsables ne peuvent pas invoquer la confidentialité ;

b. les responsables ne sont pas habilités à invoquer l’argument du secret parce que c’était l’Ordre public de l’Etat qui était en jeu [25].

Le juge Fédéral a également constaté plusieurs autres éléments très importants, notamment :

1. l’absence totale des documents comptables sur la dette et le manque des documents officiels sur la destination des fonds [26] ;

2. l’endettement excessif et injustifié [27] ;

3. la gestion négligente et le manque de prudence dans l’endettement externe et, en particulier, dans la procédure d’obtention et de l’utilisation des fonds de la part des dirigeants de la Banque centrale argentine [28] ;

4. le transfert à la charge du trésor public des dettes contractées par des entreprises privées [29] ;

5. l’absence de procédures judiciaires et de poursuites envers les entreprises privées, dont les dettes avaient été mises à la charge du trésor public, afin de récupérer l’argent qu’elles devaient à l’Etat [30] ;

6. la responsabilité du FMI et de la Banque mondiale dans le processus du surendettement de l’Etat argentin car, selon le Juge Fédéral, leur seule motivation était d’écouler à tout prix les fonds excédentaires en provenance des pétrodollars [31] ;

7. la responsabilité civile et pénale du Ministre de l’Economie de même que celle des fonctionnaires de la Banque centrale de la République [32].

Dans le cas d’espèce, nous avons un audit réalisé par la voie juridictionnelle qui montre, sur des bases juridiques, le caractère illicite de la dette externe de l’Etat. De cet acte juridictionnel, il ressort aussi le régime de double responsabilité : celle des créanciers et celle des débiteurs.

6.3. Le Brésil et l’audit de la dette externe
En 1931, le Brésil, enfoncé dans la crise de la dette des années 30, avait décidé unilatéralement la suspension totale du remboursement de la dette externe publique. Cette première décision a été suivie d’autres : le Décret de suspension du remboursement en 1932 et le Décret concernant la suspension immédiate et totale de tout remboursement entre 1937-1940.

Le Président de l’époque Getulio Vargas avait décidé la création de la Commission d’études économiques et financières des Etats et des Municipalités en 1931 [33]. Par le Décret No.20. 631 du 9 novembre 1931, Getulio Vargas a mis en place le Secrétariat Technique de la Commission d’études économiques dont le mandat portait sur la centralisation de tous les contrats d’emprunts de l’Etat, des entités fédérées et des municipalités.

En 1932, par le Décret No. 22.089 du 16 novembre, le gouvernement décidait l’audit total de la dette externe brésilienne qui serait mené par la Commission d’études économiques. De manière générale, l’audit public a notamment permis de faire la lumière sur les irrégularités dans le processus d’endettement de l’Etat. Tout d’abord, il a permis de détecter qu’une grande partie des emprunts publics avait été contractée par des fonctionnaires gouvernementaux qui n’avaient pas la compétence constitutionnelle nécessaire pour engager l’Etat. Deuxièmement, la négligence grave des autorités de l’Etat qui n’ont exercé aucun contrôle sur le processus d’endettement. Et troisièmement, l’audit a permis de délimiter, d’une part, la responsabilité des créanciers, lesquels ont agi avec négligence et mauvaise foi et, d’autre part, celle des banques privées qui ont agi en tant qu’intermédiaires entre les créanciers et les débiteurs. Plus grave : l’audit a permis de constater l’absence de toute documentation publique comptable dans 60 pour cent des contrats d’emprunt.

Suite à l’audit public, le Ministre des Finances de l’époque, Arthur Souza Costa en termes de conclusion avait affirmé ce qui suit : " L’histoire de nos emprunts a montré l’existence de nombreuses opérations financières qui se sont révélées exagérées, superflues et même ruineuses. Elles n’ont pas eu pour objectif d’encourager le développement de notre pays " [34].

Dans le cas d’espèce, l’audit de la dette a fondé le droit du gouvernement d’arrêter son remboursement suite aux irrégularités détectées. En outre, grâce à cet audit, et vu que la responsabilité des créanciers dans le processus d’endettement avait été établie, le gouvernement a pu renégocier avec le cartel des créanciers dans des conditions favorables : il a pu obtenir une réduction d’environ la moitié du montant total de la dette qui était en 1930 de 1.294 millions de dollars.

Le cas du Brésil montre aussi qu’il n’existe aucune règle de droit international par laquelle, sous l’argument de la continuité de l’Etat, un gouvernement devra rembourser sa dette.

7. Conclusion

L’audit sur la dette s’inscrit dans la droite ligne du droit des citoyens de prendre part aux affaires publiques de l’Etat et du droit fondamental de l’accès à l’information. Au-delà, il permet d’analyser le passé et de déterminer les différentes responsabilités dans la situation de l’endettement, premier pas décisif vers une véritable annulation de la dette extérieure publique, sans conduire à un compromis douteux entre créanciers et débiteurs. Enfin, il permet d’enclencher la restitution des biens mal acquis et de commencer à lutter vraiment contre la corruption, et dans ce cas, le mécanisme sera prêt pour vérifier si les fonds restitués sont utilisés dans l’intérêt des populations. Les cas analysés en matière d’audit de la dette externe (Pérou, Argentine, Brésil) plaident en faveur de la thèse selon laquelle, dans le domaine économique et financier, l’Etat débiteur a le droit de procéder à une évaluation de la légalité des dettes contractées, et le cas échéant, le droit de ne pas rembourser là où les opérations d’emprunts sont contraires au droit interne et au droit international. L’audit peut alors permettre aux mouvements sociaux de contraindre l’Etat à refuser de rembourser une dette nulle en droit ou lui permettre d’appuyer juridiquement son refus. Il constitue donc un outil essentiel à tous points de vue.

9 juillet 2004


NOTES :

[1] Un spécialiste du droit international jouissant d’un grand prestige comme Carlos Calvo, soutient que les actes juridiques d’un gouvernement précédent ou intermédiaire seront valables uniquement dans les cas où ceux-ci auraient été conformes aux dispositions légales d’ordre interne, en particulier, aux dispositions constitutionnelles. A l’évidence, selon cet auteur, la continuité n’inclut pas le changement de régime Cf., Calvo C., Le droit international. Théorie et pratique, Paris, 1880, p. 219.
[2] IDI, La succession d’Etats en matière de biens et de dettes, Session de Vancouver, 2001, article 3.
[3] Cette conception suggère effectivement qu’il peut y avoir des dettes publiques contractées contre l’intérêt général de la collectivité.
[4] Ruzié D., Droit international Public, Dalloz, Paris, 17é. Edition 2004, p. 93.
[5] Idem.
[6] Carreau D., Droit international public, Pedone, Paris, 1991, p. 31 et 167.
[7] Tamen A. La doctrine de la Dette " Odieuse " ou l’utilisation du droit international dans les rapports de puissance, Dissertation présentée le 11 décembre 2003 lors du 3ème Colloque de Droit international du CADTM, Amsterdam, sur la base d’une dissertation dans le cadre du Master in International Politics de l’Université Libre de Bruxelles, janvier 2003, Professeur Delcourt Barbara.
[8] Article 21.
[9] Article 25 a.
[10] ONU-CDH, Promotion et consolidation de la démocratie, Document de travail sur les mesures définies dans les différents instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme aux fins de promouvoir et consolider la démocratie, présenté par Manuel Rodríguez Cuadros conformément au mandat énoncé dans la décision 2000/116 de la Sous-Commission, E/CN.4/Sub.2/2001/32, 5 juillet 2001, § 20.
[11] ONU-CDH, Droits civils et politiques, Exposé écrit par Centre international des droits de la personne et du développement démocratique (Droits et Démocratie), E/CN.4/2003/NGO/79, 7 Mars 2003, point 3 b). Egalement, ONU-CDH, Le droit au développement, Exposé écrit présenté par l’Association américaine des juristes, E/CN.4/1999/NGO/2,29 janvier 1999.
[12] Article 19.
[13] ONU-CDH, Promotion d’un ordre international démocratique et équitable, Résolution de la Commission des droits de l’homme 2003/63, dixième considérant, 24 avril 2004. Cons. Egalement, Renforcement de la participation populaire, de l’équité, de la justice sociale et de la non-discrimination en tant que fondements essentiels de la démocratie, Résolution de la Commission des droits de l’homme 2003/35 du 23 avril 2003 ; ONU-CDH, Interdépendance de la démocratie et des droits de l’homme, Résolution de la Commission des droits de l’homme 2003/36 du 23 avril 2003.
[14] Cette interprétation n’implique nullement la négation de la nécessité d’un certain niveau de confidentialité dans les processus mentionnés. Néanmoins, la confidentialité ne peut être assimilée au régime de " secret d’Etat " dont les caractéristiques sont radicalement différentes.
[15] ONU-CDH, Promotion et consolidation de la démocratie, Document de travail élargi sur les mesures définies dans les différents instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme aux fins de promouvoir et consolider la démocratie, présenté par M. Manuel Rodríguez Cuadros conformément au mandat énoncé dans la décision 2000/116 de la Sous"Commission, E/CN.4/Sub.2/2002/36,10 juin 2002, § 10-11
[16] Voir, Atienza Azcona J., " Luzes, cámara, ação...auditoria cidadã ", Fatorelli Carneiro, M.L et Rodrigo Vieira de Avila, Auditoria da dívida externa : questão de soberania, Campaña Jubileu Sul, Contraponto, Rio de Janeiro, 2003, p. 151-152.
[17] Krueger A. O., "A New Approach to Sovereing Debt Restructuring", IMF, April 2002 ; IMF, Legal land Policy Development and Review Department, "The Design of the Sovereign Debt Restructuring Mechanism-Further Considerations", November 2002. Egalement, Ugarteche O., Acosta A., " A favor de un tribunal internacional de arbitraje de la deuda soberana (TIADS) ", présenté au Séminaire International " Amérique Latine et Caraibes : sortir de l’impasse de la dette et de l’ajustement ", CADTM, Bruxelles, 23-25 mai 2003 ; Ruiz Diaz B. Hugo, " La gestion des crises de la dette. Arbitrage sur la dette : une alternative viable et équitable ? ", décembre 2003, Ruiz Diaz B., Hugo, " La création d’un tribunal d’arbitrage sur la dette : une solution alternative ? ", 10 juillet 2003 décembre 2003. Les textes peuvent être consultés sur le site internet du CADTM.
[18] ONU-CDH, Effets des politiques d’ajustement structurel et de la dette extérieure sur la jouissance effective de tous les droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels. Egalement, Résolution de la Commission des droits de l’homme 2001/27, ONU-CDH, Effets des politiques d’ajustement structurel sur la jouissance effective des droits de l’homme, Rapport de l’expert indépendant, M. Fantu Cheru, présenté conformément aux décisions 1998/102 et 1997/103 de la Commission, E/CN.4/1999/50 24 février 1999, ONU-CDH, Rapport commun du Rapporteur spécial Ronaldo Figueredo et l’expert indépendant, Effets des programmes d’ajustement structurel sur la jouissance des droits de l’homme, Fantu Cheru, E/CN.4/2000/51, 14 janvier 2000.
[19] Voir IDI, La succession d’Etats en matière de biens et de dettes, Session de Vancouver, 2001.
[20] Perú, Congreso de la República, 25 de julio de 2003, Comisión Investigadora encargada de cumplir las conclusiones y recomendaciones a las que arribaron las cinco comisiones investigadoras del período legislativo 200-2002. Area Delitos económicos y financieros. Area Deuda Externa, 01204, bajo la Presidencia de Ernesto Herrera Becerra, publié le 25 juillet 2003, Cons. également, Informe de Decretos Secretos de urgencia, Denuncia constitucional 28, 26, septiembre 2001.
[21] Voir Ugarteche O., " A auditoria e a validade dos créditos internacionais ", Maria Lucia Fatorelli Carneiro, Rodrigo Vieira de Avila, Parte II, Justiça social et fiscal por endividamento e lavagem de dinheiro, UNAFISCO SINDICAL, Campanha Jubileu Sul, p. 143.
[22] Ugarteche O., idem., p. 148
[23] Cf., Klein P., " Les institutions financières internationales et les droits de l’homme ", Institutions financières internationales : l’exception aux droits de l’homme ?, Revue belge de droit international, 1999-1, Bruylant, Bruxelles, p. 96-114.
[24] Causa No. 14.467, Juzgado en lo criminal y correccional Federal, No. 2 de la Capital Federal, 23 de Julio de 2000. La sentence est plus connue comme Sentence Olmos car l’action pénale avait été entamée par le journaliste argentin Alejandro Olmos. Le texte complet de la sentence est disponible sur le site internet : www.cadtm.org
[25] Sentence, A) 7, a).
[26] Sentence, p. 106.
[27] Sentence, p.112.
[28] Sentence, p.125.
[29] Sentence, p.126
[30] Idem.
[31] Sentence, p. 122-124.
[32] Sentence, p. 121.
[33] Gonçalves R., " Auditoria e dívida externa ", Auditoria da dívida externa : questão de soberanía, Fatorelli Carneiro, M.L., Op. cit., p. 111-122. Egalement, Fattorelli Carneiro Maria Lucia, La experiencia de la Auditoría Ciudadana de la Deuda Externa en Brasil, Rencontre internationale sur la dette externe. Arbitrage juste et transparent, Guayaquil, Equateur, 9 - 12 mars 2002.

[34] Gonçalves R., Op. cit., p. 119.

(Tiré du site du CADTM)