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L’économie sociale et solidaire, un appendice ou un faux-fuyant ?

par Jean-Marie Harribey

lundi 27 novembre 2006

article publié le 18/04/2000

On peut faire remonter l’idée d’une économie sociale à la première moitié du XIX° siècle, à l’époque où le capitalisme industriel prend son essor, prolétarise une grande partie de la population travailleuse qui quitte les campagnes pour chercher de l’embauche salariée, à l’époque où ce capitalisme engendre les premières crises économiques et révoltes ouvrières.

Lorsque cette rencontre fut décidée, nous ignorions que, quelques semaines plus tard, un secrétariat d’Etat à l’économie solidaire serait créé, venant consacrer les efforts tentés pour donner un label et une reconnaissance à ce qui apparaît être comme un secteur à part entière de l’économie, en tout cas comme une réalité présente et ayant un bel avenir devant elle. Cette réalité est-elle discutable ? Je pense que oui et je vous propose de la discuter ensemble.

Lorsque j’acceptai de venir vous rencontrer, je prévoyais les difficultés que j’aurais à développer une analyse de cette réalité soulevant beaucoup plus d’interrogations qu’apportant des certitudes. Mais je n’imaginais pas être mis autant en porte-à-faux par rapport au courant dominant que renforce la création d’un début de ministère au sein du gouvernement.

C’est donc avec beaucoup de prudence et modestie que je vous présente quelques éléments de réflexion. Réflexion qui entend se situer à un niveau théorique et critique. Je précise que théorique ne signifie pas abscons : mon exposé essaiera d’analyser de manière assez simple le cadre conceptuel qui entoure cet ensemble d’activités, un peu disparates par leurs statuts et les domaines concernés, désignées par l’expression économie sociale et solidaire. Critique qui n’a d’autre but que d’ouvrir une discussion autour de deux questions : l’économie sociale et solidaire est une idée très ancienne et en même temps une idée qui reflète l’état de crise que traverse aujourd’hui la société capitaliste de plus en plus libéralisée.

1. Une idée ancienne

On peut faire remonter l’idée d’une économie sociale à la première moitié du XIX° siècle, à l’époque où le capitalisme industriel prend son essor, prolétarise une grande partie de la population travailleuse qui quitte les campagnes pour chercher de l’embauche salariée, à l’époque où ce capitalisme engendre les premières crises économiques et révoltes ouvrières.

A cette idée d’économie sociale, on peut associer beaucoup de noms de grands penseurs et réformateurs du XIX° siècle, même si l’expression ne se rencontre pas toujours chez eux : Robert Owen (1771-1858) fondateur du mouvement coopératif en Angleterre, promoteur de l’humanisation des conditions de travail, de l’éducation des enfants, et inventeur des villages communautaires ; Charles Fourier (1772-1837) et ses phalanstères ; Jean-Philippe Buchez (1796-1866) et ses associations ouvrières de production ; Louis Blanc (1811-1882) et ses ateliers sociaux ; Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) inspirateur du mutuellisme et de l’autogestion. Grosso modo, on situe ici un ensemble de préceptes et de propositions plus concrètes que théoriques que Friedrich Engels appela “ socialisme utopique ”.

Pendant tout le XIX° siècle se forge peu à peu une tradition de pensée qui affirme la capacité d’auto-organisation de la classe ouvrière, tant sur le plan politique dans sa lutte contre la bourgeoisie, que sur le plan économique dans la mise en place de premières coopératives, d’associations, de caisses de secours mutuels et bientôt de syndicats. Cette tradition se retrouve aussi bien chez un Proudhon père de l’anarchisme fédéraliste que chez un Marx grand admirateur de la Commune de Paris, tandis que chez les penseurs du catholicisme social comme Frédéric Le Play (1806-1882) ou du protestantisme social comme Charles Gide (1847-1932), on trouve l’idée que la question sociale peut être résolue par l’action des autorités sociales et morales.

On voit donc se dessiner, d’un côté, une tradition socialiste, dans ses multiples variantes, qui, derrière Jean Jaurès, soutiendra la plus célèbre des coopératives ouvrières comme manifestation concrète de la capacité d’auto-organisation du mouvement ouvrier, la Verrerie ouvrière d’Albi, et de l’autre, une tradition chrétienne sociale qui dit refuser aussi bien le libéralisme que le socialisme et qui constituera sans doute l’une des matrices les plus importantes à l’origine de l’économie sociale. Peut-être peut-on voir dans ce double refus l’ancêtre de la troisième voie chère à beaucoup de sociaux-démocrates aujourd’hui.

A la fin du XIX° siècle, l’expression d’économie sociale apparaît avec Le Play et ses disciples qui organisent en 1855, 1867, 1878, 1889 et 1900 des rencontres dans le cadre de la Société internationale des études pratiques d’économie sociale. Et Charles Gide rédige un rapport pour le “ Palais de l’économie sociale ” de l’Exposition universelle de Paris en 1900.

Mon propos n’est pas de faire un historique général de l’économie sociale mais de retracer le contexte dans lequel cette idée a été forgée pour nous aider à en comprendre les enjeux aujourd’hui.

Dès le départ, l’économie sociale est marquée par une double dimension : elle a une portée normative et idéologique et elle tente pratiquement de répondre à des besoins réels ressentis par les classes les plus populaires, que ce soit pour s’assurer contre la maladie à travers les caisses de secours avant que la Sécurité Sociale n’existe, accéder au crédit par le biais d’organismes de crédit coopératif, acheter des biens auprès de coopératives de consommation, ou s’organiser en groupements de producteurs comme dans l’agriculture.

Alors que pendant le XIX° siècle, l’économie sociale a dû déjouer les interdits de la loi Le Chapelier votée en 1791 pour abolir les corporations et empêcher toute association, elle a pu au cours du XX° bénéficier de l’adaptation du droit français, notamment la suppression du délit de coalition en 1864, l’adoption de la Charte de la mutualité en 1898, et surtout celle de la fameuse loi de 1901 instituant la liberté d’association.

Aujourd’hui, l’économie dite sociale, héritière de ce cheminement historique, regroupe trois grands secteurs d’activités :

 le secteur coopératif ;

 le secteur mutualiste qui lui-même comprend les mutuelles d’assurances et de protection sociale et les établissements de crédits mutuels ;

 le secteur associatif.

L’ensemble de ces secteurs représente en France environ 10% de l’emploi et 10% du PIB. Mais cela ne constitue pas un tout homogène, tellement peuvent être différentes des entreprises comme le Crédit Agricole qui ne se distinguent guère des entreprises classiques, et puis des associations à but non lucratif.

Et depuis une dizaine d’années, un nouveau phénomène est venu brouiller des cartes déjà passablement embrouillées : des associations de plus en plus nombreuses exercent une activité productive sans but lucratif mais dans le but de fournir des services que ni la sphère privée capitaliste pour des raisons de rentabilité, ni la sphère publique traditionnelle pour des raisons plus obscures[1], ne procurent, ou bien dans un but d’insertion de populations fragilisées ou exclues.

Ce type d’activités à la fois s’inscrit dans la continuité de l’un des volets de l’économie sociale traditionnelle, et le dépasse, notamment du fait de la nouveauté représentée par la création récente des emplois-jeunes. A elles seules, les associations à but non lucratif contribuent pour 3,3% au PIB et pour 4,2% à l’emploi total en France. Leur développement pose de multiples problèmes, en termes de statuts des personnels, de fiscalité et d’accès au financement, problèmes sur lesquels le nouveau secrétariat d’Etat a pour mission de se pencher.

Comment pérenniser les emplois-jeunes ? Comment les associations qui ne peuvent rémunérer du capital peuvent-elles quand même y avoir accès sans être obligées de verser des intérêts élevés aux banques ? Comment des entreprises coopératives, donc commerciales, pourraient-elles s’insérer dans un programme d’emplois-jeunes ou bénéficier d’aides publiques ? Comment faire la part, dans des activités lucratives assujetties à l’impôt et aux taxes, qui relève d’actions d’insertion ou de réponse à des besoins sociaux ? Voilà autant de questions auxquelles la législation actuelle ne permet pas de répondre. Par carence juridique sans doute, mais plus fondamentalement parce que des problèmes relevant de la philosophie politique ne sont pas résolus et sont d’ailleurs souvent mal posés.

2. Une idée qui reflète l’état de crise du capitalisme

Il est manifeste qu’une foule de vrais besoins sociaux ne sont pas encore satisfaits pour une partie non négligeable de la population, même dans un pays riche comme la France. Cela va des besoins en logements, en éducation, santé, transports publics, services de proximité pour les personnes âgées, à la protection de l’environnement, etc. Dans la mesure où de nombreuses initiatives sont prises en dehors de la sphère marchande et en dehors de la sphère étatique pour commencer à les satisfaire, beaucoup de sociologues et quelques économistes ont tenté de théoriser cette prise en charge et de fournir aux expérimentateurs une légitimité idéologique.

La théorisation de l’économie sociale et solidaire aujourd’hui prend appui sur deux thèmes importants : l’évolution de la place du travail et l’articulation entre le marchand et le non marchand. Je voudrais montrer que cette théorisation est malheureusement largement fausse.

La première justification du développement de l’économie sociale et solidaire renvoie au débat sur la fin du travail et du travail salarié, l’effacement de la centralité du travail dans la vie sociale, qui ont été des thèmes récurrents au cours de la dernière décennie. Ces thèmes sont-ils crédibles ? Penser que le travail salarié pourrait disparaître tandis que le système capitaliste, qui est précisément fondé sur le rapport salarial, continuerait indéfiniment de s’étendre n’a pas de sens. Au sein d’un capitalisme en extension, la “ sortie ” du salariat ne signifierait pas un dépassement de l’antagonisme travail/capital, mais un affaiblissement des protections sociales conquises par les salariés, et donc - mais le paradoxe n’est qu’apparent - un renforcement du rapport social aliénant.

En dépit de la montée du chômage, le nombre d’emplois salariés et le nombre total d’emplois ne reculent nulle part sur longue période. Au sein des pays de l’OCDE, l’emploi a progressé de 19,7% entre 1981 et 1997, soit un taux moyen de 1,06% par an. Dans l’Union européenne, la progression est faible mais réelle : 1,03% entre 1981 et 1997, soit 0,2% par an en moyenne.[2] Accroissement du chômage ne signifie donc pas diminution équivalente du nombre d’emplois.

Un malentendu a été entretenu au sujet du terme travail qui est associé tantôt à toute action humaine comportant un effort ou bien aboutissant à une œuvre, tantôt à un sous-ensemble du précédent (l’activité productive), tantôt à une catégorie plus réduite encore (la forme sociale dominante que revêt l’activité productive dans le capitalisme, à savoir le travail salarié).

Le discours entendu sur la fin du travail ces dernières années a confondu ces trois sens du terme travail : or, le premier dépasse le cadre de l’emploi puisqu’il englobe à la fois les activités productives monétaires et celles qui ne sont pas monétaires ou les activités qui ne sont ni productives ni monétaires ; le second correspond à l’emploi total (indépendant ou salarié) ; le troisième correspond au seul emploi salarié. Il est indiscutable que le volume d’heures travaillées par personne s’est considérablement réduit depuis un siècle et demi (une baisse de près de moitié en France : de 3000 à 1600 heures par an environ) mais l’emploi, total et salarié, n’a cessé de grandir. Cette dissociation entre le volume de travail individuel et le nombre d’emplois résulte de l’affectation des gains de productivité, pour partie, en temps libéré.

L’incapacité du capitalisme à fournir spontanément un emploi à tous ceux qui le souhaitent et l’incapacité des politiques à compenser cette faiblesse ont entraîné l’élaboration d’un concept en substitution à l’objectif de plein emploi : celui de pleine activité[3]. Sont ainsi mises sur le même plan - au sein des quatre grands types d’activités discernées d’Aristote à Arendt (activités productives, politiques, culturelles et affectives) - les activités économiques monétaires et les activités ne faisant pas l’objet d’échange monétaire. Dès lors, ou bien la société fait en sorte de marchandiser les secondes et alors la distinction avec les premières tombe, de même que la justification d’une discrimination de revenu et de statut social et juridique entre les individus exerçant les unes ou les autres ; ou bien la société, pour des raisons philosophiques et éthiques, ne les marchandise pas et alors la nécessité de réinsérer tous les individus dans le champ économique s’impose. Maintenir dans ces conditions le concept de pleine activité serait une tentative de théorisation apologétique de la dualisation de la société, considérée comme irrémédiable, entre ceux qui auraient une place dans tous les sphères de la société et ceux qui seraient exclus de la sphère monétaire.[4]

La deuxième justification de l’économie sociale et solidaire porte sur l’articulation entre le marchand et le non marchand.

Pour définir le contenu de l’économie sociale et solidaire, on parle aujourd’hui de tiers-secteur, certains d’économie quaternaire,[5] pour désigner les activités utiles socialement et qui doivent être impulsées par la collectivité. Le tiers-secteur viendrait compléter le secteur marchand et le secteur non marchand. Mais inventer un nouveau concept pour cela est inutile et trompeur. Pour plusieurs raisons.

La première est d’ordre logique. Une activité économique monétaire ne peut être qualifiée à la fois de ni marchande ni non marchande : elle est l’une ou l’autre, avec ou non exclusif puisqu’elle peut être mixte. Ce qui est appelé à tort tiers-secteur, et qu’il vaudrait mieux nommer secteur mixte ou hybride, ne sera sans doute pas le plus souvent étatique, mais s’il requiert, au moins au départ, un financement collectif, il n’échappera pas à son caractère monétaire non marchand[6]. S’il s’agissait d’un secteur non marchand et non monétaire à la fois, il ne pourrait être, par définition, réintroduit au sein de la chrématistique d’Aristote, puisqu’il relèverait exclusivement de la sphère privée, c’est-à-dire du champ de la production exclusive de valeurs d’usage, l’ “ économie ” aristotélicienne. Le tort des concepteurs du tiers-secteur est de gommer la distinction entre valeurs d’usage et valeurs d’échange pour faire de ce tiers-secteur social un pan de l’économie, non plus dans son sens aristotélicien, mais dans son sens moderne réducteur. Ils imaginent une société sur la base du schéma 2 au lieu de la voir selon le schéma 3.

Dans le schéma 3, l’espace correspondant à la société et n’appartenant ni au marchand ni au non marchand - le complémentaire du marchand et du non marchand dans l’ensemble formé par la société - ne relève pas de l’économie monétaire mais des relations entre les individus que l’on peut appeler primaires parce qu’elles correspondent au domaine strictement privé ou à celui de la sociabilité pure, et qu’il serait absurde de monétariser, notamment en en faisant le champ d’application d’une allocation universelle.

La deuxième raison du caractère trompeur de la notion de tiers-secteur est qu’elle est utilisée pour ne pas s’affronter au dogme libéral pourchassant toute cause de nouvelle augmentation des prélèvements obligatoires. En laissant croire qu’il y aurait un troisième secteur qui ne serait pas non marchand, c’est-à-dire qui ne ferait pas appel à un financement collectif, ses partisans entretiennent une ambiguïté politique. Mais surtout, on peut craindre que le développement de ce tiers-secteur serve de prétexte à la poursuite de la remise en cause de la protection sociale et à la compression drastique des programmes sociaux pris en charge par l’Etat qui se déchargerait de ses responsabilités sur les associations et se défausserait sur elles de l’extension d’un emploi plus fragile, précaire et dont la rémunération serait l’addition de multiples petites aides ou financements, faisant perdre toute consistance à la notion de salaire et contribuant un peu plus à vider de son contenu le droit du travail. Il n’y a bien sûr là aucun déterminisme inévitable, simplement de gros risques qui commencent à devenir réalité dans les pays où le tiers-secteur a connu un développement important, tel le Canada.

Ce qui est gênant dans la notion de tiers-secteur, c’est qu’elle contient une critique implicite de l’Etat sans que l’on sache si celle-ci s’adresse aux imperfections et dysfonctionnements de l’Etat-providence ou si elle vise l’Etat lui-même décidant des objectifs, fixant des priorités et mettant en œuvre des politiques. Le tiers-secteur ne serait-il qu’une machine de guerre contre les services publics, en tirant argument de leurs défauts, non pour supprimer les défauts mais les services eux-mêmes ?

Dans le but de porter remède à la crise sociale consécutive à la remise en cause de l’Etat-providence fordien, le concept d’économie plurielle tend à se répandre aujourd’hui en même temps que ses collatéraux, le tiers-secteur, la pleine activité et l’allocation universelle. Ce concept fait l’objet d’une théorisation qui est très contestable. Il part du constat selon lequel toute économie posséderait trois pôles : l’économie marchande, l’économie non marchande, dans lesquelles règnent des relations monétaires, et l’économie non monétaire basée sur la réciprocité. Il s’agirait alors de dépasser le vieux clivage marché/Etat en constituant une économie “ élargie à trois pôles ”[7] par la reconnaissance économique de la sphère de la réciprocité, ce qui est parfaitement contradictoire[8]. Cette théorisation constitue une régression par rapport à la notion de réencastrement de Karl Polanyi[9] pour deux raisons. Premièrement, les concepteurs de l’économie plurielle considèrent les trois pôles au même rang sans voir que le secteur marchand imprime sa logique de rentabilité à l’ensemble de la société. Deuxièmement, les notions de désencastrement et réencastrement de Polanyi sont dynamiques : elles signifient que le pôle économique a tendance, sous l’effet de l’accumulation et du développement, à s’autonomiser de la société et à la plier tout entière à sa logique, et que, a contrario, il convient d’agir pour inverser la tendance en restreignant la logique marchande et en la soumettant à une autre logique sociale. Finalement, considérer l’économie plurielle comme un état équilibré et figé serait une erreur et surtout une défaite programmée devant les impératifs de rentabilité qui aujourd’hui dominent le monde. “ Réconcilier l’économique et le social ”[10] est le vieux rêve social-libéral qui sert de paravent au renoncement à envisager la capitalisme comme autre chose que l’horizon indépassable de l’humanité et qui s’évanouit dans la volonté de “ mesurer l’apport du travail non rémunéré à l’économie ”[11]. La “ réconciliation ” de l’économique et du social est un thème aussi idéologique que la réconciliation entre le capital et le travail.[12] En tout cas, elle diffère radicalement du “ réencastrement ” de Polanyi. La notion d’économie plurielle ne pourrait être acceptable que si et seulement si elle représentait une transition dynamique d’inversion de la tendance à la domination de la logique du capital sur la société ; pour l’heure, l’économie plurielle existe puisque nous connaissons une économie avec exploiteurs et exploités.

Finalement, la question du développement de l’emploi dans un secteur non marchand élargi, reconnu comme tel et non pas affublé d’un cache-sexe, développement qui ne peut être assuré que par le biais de financements collectifs, pose une question cruciale : qu’est-ce que notre société considère comme étant de la richesse, de la valeur et comme ayant de l’utilité ? Les économistes libéraux ont une réponse simple mais triviale : ce qui a une valeur et qui donc pour eux constitue de la richesse, c’est ce qui se vend librement sur le marché, et qui dégage en conséquence un profit privé. Seules les productions génératrices de profit auraient donc droit de cité. A l’inverse, toute activité effectuée sous l’égide de la collectivité serait contre-productive parce que le service qu’elle fournit ne ferait pas l’objet d’une vente sur le marché et serait donc financée par un prélèvement obligatoire, entendez par une ponction spoliatrice sur les seules activités productives, entendez privées.

Il y a là une triple erreur. Premièrement, les prélèvements obligatoires ne sont pas effectués sur le seul PIB marchand mais sur la totalité du PIB : les salariés du public paient des impôts et des cotisations sociales comme ceux du privé.

Deuxièmement, les prélèvements obligatoires sont des suppléments obligatoires[13]. Par les dépenses publiques d’éducation, de santé, d’infrastructures, la collectivité, non seulement crée des richesses utiles pour aujourd’hui et pour demain, mais elle engendre des externalités positives qui améliorent l’activité privée elle-même. Dire que l’investissement public évince l’investissement privé en absorbant une part de l’épargne nationale n’a donc pas davantage de sens que de dire que l’investissement de Renault évince celui de Peugeot ou d’Aventis. En réalité, les services non marchands créent de l’utilité, de la valeur d’usage, mais certes pas de valeur d’échange contenant un profit appropriable par des individus ou groupes privés. Le coup de force des libéraux est de ne légitimer que les productions de profit et de n’accorder droit de cité qu’à celles-ci.[14] Les emplois dans le secteur non marchand ne sont pas par nature fictifs ou improductifs comme tente de le faire croire la vulgate libérale ; ils ne pourraient l’être que s’ils ne correspondaient pas à des besoins ressentis par la population et s’ils étaient conçus comme éphémères ou comme substituts à de vrais emplois. Il n’y a donc à mon sens pas besoin de la notion d’économie solidaire conçue comme un secteur particulier de l’économie. Il faut au contraire réaffirmer la légitimité de l’extension des services collectifs non marchands. On a d’autant moins besoin de cette notion que tout le monde s’accorde à dire que les salariés de ces nouvelles activités devraient jouir des mêmes droits que les autres salariés. Pourquoi, si l’on tient à cette expression d’économie solidaire, ne pas considérer l’ensemble des services non marchands comme en faisant partie ? L’école publique, en dépit de tous ses ratés, ne contient-elle pas en elle la logique de solidarité ?

Comme la production de richesse n’est pas réductible à celle de la valeur reconnue par la vente sur le marché, certains prétendent que la “ production ” de lien social crée une valeur économique[15] que la société doit rémunérer en tant que telle. C’est, à mes yeux, une erreur qui sert à justifier le remplacement du plein emploi par l’allocation universelle[16]. La production de biens et services dans un secteur non marchand crée des valeurs d’usage, donc de la richesse, et la construction du lien social est donnée de surcroît si le travailleur fournissant ces biens et services est reconnu à part entière.

Troisièmement, aucune interrogation ne vient effleurer les libéraux pour savoir si la production marchande crée des biens et services réellement utiles ou si cette production n’engendre pas aussi des effets négatifs non pris en compte comme la pollution.

La bataille pour l’emploi pour tous est une bataille pour la maîtrise par la collectivité de son destin, c’est-à-dire, en termes économiques, une bataille pour la répartition sociale des gains de productivité, principalement par le biais de la réduction du temps de travail[17]. En fait, il s’agit de subordonner les impératifs de rentabilité à ceux de la justice et de la paix. Mais, en disant cela, on s’écarte de l’économie elle-même pour se rapprocher de l’éthique. On s’occupe moins de la valeur que des valeurs. Le tort des économistes libéraux est de considérer le croissant de lune à droite du schéma 4 comme de la richesse. Le tort des sociaux-libéraux est de vouloir marchandiser et monétiser la richesse non économique symbolisée par le croissant de lune à gauche du schéma 4. Le fait que la sphère productive (marchande et non marchande) fonctionne en s’appuyant largement sur la sphère où ne se produisent que des valeurs d’usage (travail domestique pour contribuer à reproduire la force de travail par exemple) ou bien dans laquelle on puise allègrement (éléments naturels) n’implique pas la nécessité de monétariser et de marchandiser cette dernière. De plus, l’incorporation d’externalités positives non monétaires - et qui ne doivent pas être monétarisées - ne change rien à la valeur économique qui est engendrée par l’activité productive.[18] Sauf à donner une valeur économique à la photosynthèse réalisée par la lumière du soleil, ou bien à verser un salaire à la mère qui allaite son enfant, ou encore à verser un revenu à l’individu qui “ produit ” du lien social dans son association. A ce moment-là, la marchandisation du monde serait en voie d’achèvement parce qu’enfin les capitalistes et les libéraux auraient réussi à faire coïncider exactement valeur d’usage et valeur (monétaire), c’est-à-dire richesse et valeur, niant ainsi les valeurs éthiques. Le dépassement du salariat ne peut provenir de la marchandisation croissante mais au contraire de la préservation et de l’extension de la sphère non monétaire. C’est le sens des recherches autour de la notion de soutenabilité sociale et écologique.

Parce que l’économie capitaliste ne peut résoudre le problème de l’exclusion sociale et parce que son productivisme se révèle dévastateur pour la planète, tout un courant de pensée se développe autour de l’idée qu’il suffirait de “ sortir de l’économie ”[19]. Pour ce courant, l’allocation universelle et l’activité à la place du plein emploi trouveraient leur place au sein d’une “ économie sociale ” ou “ solidaire ”, non pas conçue comme imprégnant progressivement l’ensemble de la société mais qui cohabiterait à côté d’une économie capitaliste dont on préserverait la logique : d’un côté, un océan de profit, de salaires faibles, de conditions pénibles parce que le travail s’intensifie de plus en plus, de l’autre, un oasis de solidarité, de lien social et de réponse aux besoins sociaux.

Oubliant les enseignements de Fernand Braudel ou les travestissant, ceux qui prônent la société avec marché et disent refuser la société de marché confondent marché et capitalisme. Le capitalisme a besoin du marché, mais l’inverse n’est pas vrai. De ce fait, quand ils revendiquent une société avec marché, il veulent dire avec capitalisme ; or, cela n’a aucun sens, car la société dans laquelle nous sommes, c’est la société du capitalisme.

A-t-on remarqué combien tout semble marcher par trois aujourd’hui : le troisième pôle de la société, le tiers-secteur, la troisième voie, certains ont même inventé la troisième gauche ? Il n’y a là que des variantes du social-libéralisme, parfois animé de bonnes intentions, souvent impuissant à transformer les rapports sociaux en profondeur. La virtuosité avec laquelle le MEDEF est en train de vider de tout son contenu le droit du travail devrait nous alerter. Que vaudra l’économie solidaire si globalement la “ réfondation sociale ” de M. Seillière s’impose ? La “ refondation sociale ” vise, à travers la substitution du contrat à la loi, à transformer des citoyens en sujets. C’est la reféodalisation que dénonce Alain Supiot et non pas l’émergence d’une entreprise citoyenne. Dans ces conditions, l’économie solidaire ne pourrait alors être que le masque attendri d’une économie capitaliste ayant achevé sa contre-révolution libérale, ramenant les conditions sociales un siècle ou deux en arrière.

Je vous demande la permission de m’interroger à haute voix sur le point de savoir si l’économie solidaire ne serait pas, au mieux, un appendice, au pire, un faux-fuyant.


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[1] . Manque de proximité, délégitimation de l’intervention publique par l’idéologie libérale.

[2] . Tous ces pourcentages sont calculés à partir de Marchand, Thélot [1991] et de OCDE [1998, tableau 20, p. 274].

[3] . O.C.D.E. [1988] ; Commissariat Général du Plan [1991, 1994 et 1995] ; Centre des Jeunes Dirigeants [1994] ; Robin [1994] ; Perret, Laville [1995] ; Roustang [1995].

[4] . Pour un développement plus complet, voir Ramaux [1997] et Harribey [1997-b et 1998-b].

[5] . Eme, Laville [1994] ; Lipietz [1996] ; O.C.D.E. [1996] ; Rifkin [1996] ; Aznar, Caillé, Laville, Robin, Sue [1997] ; Sue [1997].

[6] . D’ailleurs, Lipietz [1996, p. 266], l’un des théoriciens du tiers-secteur, parle de “ création d’un nouveau secteur, de postes qui ne peuvent exister que subventionnés en permanence ”.

[7] . Laville [1996, p. 50].

[8] . “ Par secteur quaternaire, il faut entendre une grande partie de l’économie associative fondée sur les échanges mutuels de services et la réciprocité, sur la formation et l’information, sur le lien social et la socialisation. Sa reconnaissance et son organisation permettraient le développement d’un secteur à part entière dans l’économie. Ce secteur libérant l’économie immatérielle et son potentiel d’intelligence, ouvrirait une nouvelle phase d’expansion. ” Sue [1997, p. 11]. C’est la confusion la plus totale : entre ce qui relève de la sphère économique et ce qui relève de la sphère de la réciprocité ; entre la sphère de la réciprocité et la sphère de la production de services immatériels qui aujourd’hui relèvent pour la plupart du capitalisme. Signalons l’innovation associative donnée en exemple de tremplin pour le marché par Sue [1997, p. 126] : le Club Méditerranée. Ces erreurs sont à relier à la conception libérale fondamentalement fausse de la valeur qui transparaît quand l’auteur dénonce “ la fiction du travail salarié marchand comme l’alpha et l’oméga de la création de la richesse, alors qu’il est en réalité une espèce en voie de disparition. Cette fiction a déjà éclaté puisque les revenus du capital et ceux de la redistribution sociale sont désormais supérieurs aux revenus primaires tirés du travail. ” Sue, [1997, p. 13]. Il n’y a pas d’erreur plus grossière que de croire que le fait que les revenus du capital et de la redistribution seraient supérieurs aux salaires constituerait une preuve que ce n’est pas le travail qui a engendré tous les revenus distribués.

[9] . Polanyi [1983].

[10] . O.C.D.E. [1996]. Il est significatif que l’O.C.D.E., figure de proue de la libéralisation économique du monde, soit à l’origine des notions de pleine activité et d’économie plurielle ou les accueille et les abrite en son sein.

[11] . Laville [1998, p. 61]. Cette proposition s’apparente à la fiction consistant à mesurer l’apport monétaire de la nature à l’économie ; sur ce point, voir Harribey [1997-b, 1998-a et 1999-a].

[12] . Nous souscrivons pleinement à ce qu’écrit Jacques Freyssinet [1999] : “ Il est nécessaire de rappeler que la coupure entre une sphère "économique" et une sphère "sociale" n’est qu’un produit de l’analyse économique libérale qui est à la base de l’organisation des économies de marché et qui a engendré une division fonctionnelle des politiques publiques. (...) Dans la réalité, il n’existe pas une telle coupure : les aspects économiques et sociaux sont totalement imbriqués. L’affrontement ne se situe pas entre une logique "économique" et une logique "sociale" mais entre des conceptions alternatives de l’articulation des régulations économiques et sociales. ”

[13] . Harribey [1997-a].

[14] . Le tort de certains auteurs comme Méda [1995 et 1999] est d’attribuer cette imposture aux économistes classiques et à Marx, alors que dans leur esprit, surtout dans celui de Marx, il s’agissait d’une critique, voire d’une dénonciation..

[15] . Moulier Boutang [1999].

[16] . Bresson [1999].

[17] . Michel Husson [1999, p. 145-146] écrit à juste titre : “ (...) le projet radical centré sur la réduction du temps de travail (...) n’a pas besoin de postuler la fin du travail ou l’abondance, et se borne à organiser socialement son progressif dépérissement. (...) Si déconnexion il doit y avoir, c’est entre le salaire des travailleurs et la rentabilité directe de leur travail, et cette déconnexion ne peut s’opérer que par une socialisation de l’affectation du travail, qui passe par des transferts de valeur en direction des services moins rentables mais socialement prioritaires. Le rôle des services publics, de la socialisation de l’offre et l’objectif de gratuite tiennent une place centrale dans cette perspective. En un certain sens, elle s’oppose directement au projet de contournement qui inspire l’idée de tiers secteur, en mettant en avant l’exigence d’une maîtrise directe des choix sociaux, et donc d’une opposition frontale aux purs critères de profit. ”.

[18] . Nous avons démontré que la nature n’avait pas de valeur économique intrinsèque, contrairement à ce que prétendent les économistes de l’environnement néo-classiques ; sa valeur est d’une autre nature si l’on ose dire. Sur ce point voir Harribey [1997-b, 1998-a et 1999-a]. Les projets de monétiser l’éthique, l’esthétique, le lien social, la nature, etc., et celui de rémunérer, à travers un revenu d’existence, le temps social passé à susciter de la convivialité, sont absurdes. L’indicateur du PIB n’est pas “ faux ” comme le croit Méda [1999, p. 60]. Il représente la valeur économique, si tant est qu’on sache la mesurer, et seulement elle. C’est-à-dire une (petite) partie de la richesse. Les économistes classiques anglais et Marx, tant décriés aujourd’hui, avaient eu l’intelligence de reprendre la distinction d’Aristote entre valeur d’usage et valeur d’échange. Si l’on suit cette distinction, aucune confusion n’est possible. Les valeurs d’échange n’épuisent pas les valeurs d’usage et la rationalité économique englobe la rationalité du profit mais ne s’y réduit pas. C’est aux néo-classiques qu’il faut adresser des reproches : à la suite de Say, ils ont mis un signe d’équivalence entre valeur d’usage et valeur d’échange en fondant la seconde sur la première. Beau tour de passe-passe qui permet de justifier la marchandisation du monde puisque l’extension de la satisfaction (de l’utilité) ne peut provenir à leurs yeux que de l’extension du champ de la valeur d’échange.

[19] . Caillé [1995].