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La double agression d’Israël contre la Palestine et le Liban

mercredi 19 juillet 2006, par Gilbert Achcar

15 juillet

Depuis mercredi 12 juillet, l’armée israélienne a imposé un véritable siège au Liban et bombardé son territoire en réponse à l’enlèvement de deux de ses soldats et à la mort de sept autres, suite à l’action d’un commando du Hezbollah libanais. Nous reproduisons ci-dessous une interview de Gilbert Achcar, militant internationaliste élevé au Liban et politologue à l’Université Paris-VIII. *

Paola Mirenda - Le Hezbollah a donné de nombreuses justifications de son action. D’abord, essayer d’obtenir la libération de prisonniers - quelques Libanais sont présumés détenus en Israël, bien que deux seulement soient officiellement reconnus (en plus de près de 10’000 prisonniers palestiniens). Ensuite, exprimer sa solidarité avec la lutte du Hamas en Palestine, qui se nourrit d’une inspiration similaire à celle du Hezbollah, et répondre à l’agression en cours à Gaza. Bien entendu, il était logique de s’attendre à des représailles violentes de la part d’Israël, à la lumière de ce qu’il a fait en Palestine, en réaction à l’enlèvement d’un autre soldat.

Gilbert Achcar - Cette crise a de nombreuses dimensions : les observateurs internationaux ont discuté du rôle possible de la Syrie et, plus encore, de l’Iran dans les événements en cours, évoquant des calculs possibles quant aux rapports de forces régionaux. Téhéran, dont les relations avec le Hezbollah sont analogues à celles de Moscou avec les partis communistes, du temps du « mouvement communiste international », s’est engagé depuis un certain temps dans un jeu d’enchères anti-israélien avec les gouvernements arabes rivaux afin de gagner à elle l’opinion des musulmans sunnites.

Les déclarations provocatrice du Président iranien Ahmadinejad, depuis son élection, il y a un an, font partie de ce jeu, qui colle avec la stratégie iranienne face aux Etats-Unis, à un moment où la pression US sur la question nucléaire ne cesse de s’amplifier. Mais quelles qu’en soient les raisons, on peut dire que l’action du Hezbollah a précipité une épreuve de force qui risque de lui coûter cher, comme elle coûte déjà cher au Liban dans son ensemble.

Une épreuve de force contre Israël ou au sein du Liban ?

L’épreuve de force est avant tout contre Israël, parce qu’Israël cherche par ses actions, que ce soit en Palestine ou au Liban, à écraser les mouvements de résistance. Les récents événements ont été saisis comme des prétextes pour écraser à la fois le Hamas et le Hezbollah, et la violence des agressions militaires israéliennes doit être comprise dans ce contexte. Israël prend des populations entières en otage ; c’est ce qu’il a fait avec la population palestinienne, et il fait la même chose avec la population libanaise. Il a bombardé l’aéroport de Beyrouth et imposé un blocus au Liban : tout ceci pour une action revendiquée par un groupe libanais et non par l’Etat libanais.

En fait, Israël prend en otage une population entière dans une réaction disproportionnée qui vise à tirer le tapis sous les pieds de ses opposants et à mettre sous pression les forces locales pour agir contre eux. Mais si tel est bien le calcul israélien, il peut lui revenir dans la figure, parce qu’il est possible qu’une action militaire d’une telle envergure conduise à un résultat opposé et radicalise la population plus encore contre Israël que contre le Hezbollah. La brutalité meurtrière de la riposte israélienne, la fermeture de l’aéroport, le blocus naval, voilà autant d’actes qui peuvent pousser la population à s’unir dans la révolte contre Israël.

Je ne sais pas vraiment quels ont été les calculs politiques du Hezbollah, mais il misait sans doute sur une réaction massive de la part d’Israël, qui avait déjà envahi le Liban plusieurs fois auparavant. Pour cette raison, il me semble que son action comportait une large part d’« aventurisme », ceci d’autant plus que le risque qu’il a pris concerne l’ensemble de la population. Il a vraiment pris un très grand risque en lançant une attaque contre Israël, en connaissant sa force et sa brutalité militaires, et la population pourrait le tenir responsable d’une nouvelle guerre et d’une nouvelle invasion, dont la population libanaise devra porter le poids.

Ceci dit, il faut souligner la responsabilité principale d’Israël dans la détérioration de la situation d’ensemble. Il a récemment atteint de nouveaux sommets dans son comportement profondément révoltant, spécialement par rapport à Gaza. Après l’enlèvement d’un soldat par un groupe palestinien, l’armée israélienne a tué des dizaines et des dizaines de civils palestiniens. Israël peut enlever et détenir impunément des civils palestiniens, mais lorsque quelques Palestiniens kidnappent l’un de ses soldats pour l’utiliser comme monnaie d’échange, il recourt à une violence sans restriction, prenant toute une population en otage et bombardant la dense population de la bande de Gaza dans l’indifférence générale du monde. Voilà la principale source de déstabilisation de la région - ce comportement violent et arrogant d’Israël, qui est en totale harmonie avec le comportement violent et arrogant des Etats-Unis en Irak.

Quelle est la position du gouvernement libanais par rapport à l’action du Hezbollah ?

Israël a décidé de considérer cette action comme de la responsabilité de l’ensemble du gouvernement, en dépit du démenti du Premier ministre libanais.

La politique d’Israël consiste précisément, comme je l’ai dit, à prendre toute une population en otage. Il a fait cela avec les Palestiniens ; dans le cas du Liban, c’est encore plus évident, parce que, bien qu’il soit vrai que le Hezbollah est membre du gouvernement, sa participation y est minimale et il se tient actuellement dans l’opposition. Le gouvernement libanais est dominé par une majorité alliée aux Etats-Unis, qui peut prendre aujourd’hui toute la mesure de l’hypocrisie de l’administration Bush qui se déclare très concernée par le sort du peuple libanais seulement lorsqu’il s’agit de s’opposer à la Syrie. Le fait de tenir le gouvernement libanais responsable de l’action du Hezbollah, même après qu’il a officiellement pris ses distances d’avec cette action, est une démonstration de la politique de diktat d’Israël. D’autre part, il est une indication de la volonté d’Israël de pousser les Libanais à la guerre civile, comme il essaie de le faire avec les Palestiniens. Dans les deux cas, Israël veut amener une composante de la société locale - le Fatah en Palestine et la majorité gouvernementale au Liban - à écraser les principaux ennemis d’Israël, le Hamas et le Hezbollah, pour ne pas être écrasés eux-mêmes.

Qu’est-ce qui lie entre eux le Hezbollah et le Hamas ?

Ils ont des idéologie similaires et partagent une opposition radicale à Israël. Le Hamas est d’obédience sunnite, tandis que le Hezbollah est chiite, mais les deux sont alliés à la Syrie et à l’Iran. C’est une sorte d’alliance régionale contre Israël. Le Hezbollah est né après l’invasion du Liban par Israël en 1982 et le Hamas, au moment de la première Intifada, en 1987-1988. La raison principale de l’existence des deux c’est leur opposition à Israël, la lutte nationale contre l’occupant de leurs territoires, la lutte contre un ennemi commun identifié comme Israël, de même que les Etats-Unis derrière lui.

La division entre sunnites et chiites en Irak est due à des facteurs propres à ce pays, mais ne joue pas sinon un rôle important dans toute la région. Cette division est aussi apparue au Liban, l’année dernière, mais d’une façon beaucoup moins virulente, lorsque la majorité de la communauté sunnite, menée par Hariri, un allié des Saoudiens et des Etats-Unis, s’est trouvée en opposition avec la majorité des chiites menée par le Hezbollah, allié à la Syrie. Mais cette division peut difficilement devenir un facteur important dans les pays où les deux communautés, chiite et sunnite, ne sont pas présentes toutes les deux, comme elles le sont en Irak et au Liban. En Palestine, il n’y a pratiquement aucun chiite.

La relation de solidarité que le Hezbollah entretient avec le Hamas, il ne l’avait pas avec l’OLP ou l’Autorité palestinienne lorsqu’elles étaient dominées par Arafat. Le Hezbollah n’a jamais eu aucune sympathie pour Arafat, et encore moins pour Mahmoud Abbas, dans lesquels ils ne reconnaissent pas une même opposition radicale à Israël que dans le Hamas, quand ils ne les accusent pas de trahir la cause palestinienne.

Comment la population libanaise va-t-elle réagir aux événements en cours ? Le Hezbollah va-t-il bénéficier de sa solidarité ou va-t-il être réputé responsable de ses souffrances ?

La base populaire du Hezbollah est chiite, ce qui constitue la principale minorité de la population libanaise, dont aucune n’est majoritaire. Mais certainement, de nombreux sunnites approuvent aussi son action comme un geste de solidarité envers le Hamas et les Palestiniens, tandis que la brutalité de la réaction israélienne accroît cette solidarité. D’autre part, il est probable que l’inimité de la plus grande part des autres minorités non chiites - chrétiens maronites, sunnites, druzes - envers le Hezbollah augmente, dans la mesure où ils se sentent mis en danger par le choix unilatéral du Hezbollah et considèrent qu’ils vont devoir payer le prix de ce choix. Le risque, évidemment, c’est que les divisions sectaires s’approfondissent au Liban et que cela conduise à une nouvelle guerre civile.

La question décisive tourne autour de l’attitude de la majorité du gouvernement libanais : va-t-elle accepter de se soumettre au diktat israélien au prix d’une nouvelle guerre civile, ou décider que la priorité est de s’opposer à l’agression israélienne et de préserver l’unité du pays ? Pour le moment, la seconde option paraît dominer. On ne peut qu’espérer que cela dure ainsi. La protestation internationale contre la double agression israélienne peut contribuer fortement à renforcer l’option d’une résistance commune.

ACHCAR Gilbert


* Entretien réalisé par Paola MIRENDA Propos recueillis le 15 juillet pour le quotidien Liberazione, organe du Parti de la Refondation Communiste (Italie). Traduit par la rédaction de SolidaritéS (Suisse) d’après la version anglaise, communiquée par Gilbert Achcar.
Mis en ligne le 19 juillet 2006