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La formule Sarkozy

par Alain Bihr *

mardi 10 avril 2007

Parmi les problèmes qui se posent en permanence à la bourgeoisie en tant que classe dominante, le moindre n’est pas celui de parvenir à faire accepter sa domination par celles et ceux mêmes sur lesquels et au détriment desquels elle s’exerce. La campagne électorale de Sarkozy, notamment les thèmes qu’il y privilégie, illustre les conditions particulières sous lesquelles ce problème se pose aujourd’hui ainsi que la manière dont les représentants attitrés de la bourgeoisie tendent de le résoudre sur la scène politique.

L’hégémonie bourgeoisie

Nul pouvoir ne peut jamais reposer sur la seule et la pure contrainte, encore moins sur la seule violence. D’une part, la seule contrainte ne parvient qu’à des résultats médiocres : les volontés qu’elle soumet restent au mieux de mauvaises volontés, dont le dominant ne peut espérer qu’une piètre collaboration aux buts qui leur sont imposés et dont il a constamment à craindre qu’elles ne profitent de la moindre défaillance pour se révolter. D’autre part et surtout, la contrainte et plus encore la violence sont coûteuses de tout point de vue : elles nécessitent l’entretien de lourds appareils de surveillance, d’encadrement, de répression, dont la loyauté n’est jamais certaine non plus, tandis qu’elles font constamment apparaître le pouvoir dans son essence oppressive. Tout pouvoir cherche donc les moyens de se faire obéir de ses sujets en obtenant d’eux qu’ils consentent à lui obéir parce qu’ils jugent que l’ordre né de l’exercice de ce pouvoir ou que celui-ci est, selon le cas, nécessaire, juste et bon ou, tout simplement, profitable pour eux-mêmes, à un titre ou à un autre.

Ce qui vient d’être dit du pouvoir en général vaut tout aussi bien pour la domination bourgeoise en particulier. Le marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) a dénommé hégémonie cette capacité de la bourgeoisie à convaincre les membres des autres classes sociales à consentir à sa domination. Les voies et les moyens par laquelle s’obtient l’hégémonie sont évidemment multiples. Il n’est pas question de les évoquer ici tous, encore moins de les analyser en détail. Disons simplement qu’ils ne se réduisent pas seulement à la production et à la diffusion de l’idéologie de la classe dominante de manière à ce que celle-ci devienne l’idéologie dominante : de manière qu’elle impose aux autres classes sociales, en affaiblissant ou corrompant leurs idéologies propres, un système de représentations qui légitime son pouvoir, c’est-à-dire les rapports sociaux de production, de propriété, de classes, entre gouvernants et gouvernants, etc., sur lesquels ce pouvoir repose en définitive. Plus exactement, si l’hégémonie revient bien en définitive à l’imposition de l’idéologie dominante, il reste à expliquer comment (par quels moyens et par quelles voies) cette idéologie s’impose.

Parmi ces voies et moyens, il en est un qui mérite une attention particulière : c’est l’Etat démocratique et le fétichisme dont il fait l’objet. Il faut comprendre par là l’apparence et la croyance en ce que l’Etat serait un organe neutre placé au-dessus de toutes les classes sociales et de leurs luttes, une sorte d’arbitre extérieur chargé de réglementer ces dernières dans le but de faire valoir et d’imposer l’intérêt général de la société. Alors que toute l’expérience historique nous enseigne que l’Etat, même démocratique, est partout et toujours un appareil destiné à assurer la reproduction des conditions générales de la domination bourgeoise, y compris et surtout quand celle-ci implique de prendre en compte une partie des intérêts de certaines classes dominées.

Cette apparence et croyance fétichistes reposent notamment sur le fait que, dans le cadre d’un Etat démocratique, les gouvernants sont placés en principe sous le contrôle des représentants du peuple (au sens de la communauté des citoyens), librement désignés par ce dernier. Si bien que, par leur intermédiaire, il semble que, selon la formule consacrée, le gouvernement s’effectue par le peuple et pour le peuple. Issu de la volonté générale (ou du moins majoritaire), il est censé ne pouvoir s’exercer que dans le sens de l’intérêt général (ou du moins du plus grand nombre).

Sur la scène politique, l’hégémonie exige donc que la bourgeoisie parvienne à s’assurer constamment une majorité parlementaire qui soit au service de ses intérêts les plus fondamentaux ou qui, du moins, soit le moins hostilement disposée à leurs égards. La conquête et la préservation d’une telle majorité parlementaire passent par le fait de parvenir à convaincre une majorité d’électeurs d’apporter leurs suffrages aux formations politiques (aux partis) qui s’associeront pour gouverner en définitive en faveur des intérêts fondamentaux de la bourgeoisie. Et cette majorité d’électeurs est nécessairement majoritairement composée de membres d’autres classes sociales que la bourgeoise, y compris de celles qui vont se trouver victimes des politiques favorables aux intérêts de cette dernière, politiques qui auront pourtant été mises en œuvre par leurs propres représentants.

En somme, sur la scène politique, l’hégémonie bourgeoise se présente de la manière la plus radicale en même temps que la plus énigmatique qui soit. Une infime minorité sociale (la bourgeoisie) parvient à s’assurer le soutien d’une majorité politique (une majorité d’électeurs) pour la mise en œuvre des mesures qui lui seront en définitive défavorables. On ne saurait mieux dire que l’hégémonie est fondamentalement une affaire de tromperie et d’illusion, une des formes sous lesquelles le pouvoir, sans rien abandonner de la contrainte qu’il suppose, reçoit le renfort de la ruse. Comment un tel jeu de dupes est-il possible ?

Néolibéralisme, (in)sécuritarisme, communautarisme

L’analyse des idées forces de la campagne électorale actuellement menée par Sarkozy permet de répondre, en partie, à la question, dans le contexte de la phase actuelle de développement du capitalisme et de l’état du rapport de forces dans la lutte des classes. Il permet de comprendre la cohérence entre ces différentes idées, a priori assez hétérogènes pour ne pas dire contradictoire.

Il est à peine besoin de rappeler que, dans le contexte qui vient d’être évoqué, le néolibéralisme est non seulement l’idéologie sous laquelle l’ensemble des fractions et couches de la bourgeoisie peut se rassembler, en France comme à l’étranger. Aussi fournit-il logiquement l’armature du programme économique et social du candidat de l’UMP, lequel a déjà annoncé que, au cas où il serait élu, non seulement il poursuivrait mais encore il amplifierait et accélérerait la vague des « réformes » néolibérales destinées à renforcer le pouvoir du capital et à laminer davantage encore ce qui reste des conquêtes antérieures du salariat en matière de droit du travail et de protection sociale. Sans compter, pour faire bonne mesure, quelques nouveaux cadeaux fiscaux destinés à alléger la contribution déjà réduite des grandes fortunes et des milieux aisés au financement des dépenses publiques.

L’assurance avec laquelle de pareilles mesures sont avancées, le cynisme même qui préside à leur étalage, sont a priori étonnants. Car c’est peu dire que de pareilles mesures ou perspectives risquent d’être impopulaires, c’est-à-dire de lui aliéner le soutien des électeurs des classes populaires, sans lesquels pourtant il ne peut espérer être élu. Parier sur le seul vote en sa faveur des suffrages de Neuilly, Auteuil et Passy, qui lui sont acquis, serait suicidaire : comme pour les autres candidats, la route menant au perron de l’Elysée passe pour Sarkozy par les urnes des quartiers populaires. Comment peut-il espérer rallier à lui les suffrages des millions de salariés pour qui son programme néolibéral est synonyme de baisse relative voire absolu du pouvoir d’achat, de précarisation accrue de leurs conditions d’emploi, de durcissement de leurs conditions de travail et plus généralement d’existence (par exemple de logement), de rétrécissement de leur horizon temporel pour eux-mêmes et plus encore pour leurs enfants, etc. ? Autrement dit, comment Sarkozy peut-il vendre aux couches populaires une politique néolibérale fondamentalement impopulaire ?

En fait, il espère trouver la solution de cette contradiction dans l’articulation de sa thématique libérale avec ses deux autres thèmes de prédilection de son discours et de son programme. A commencer par sa thématique (in)sécuritaire, qu’il ne s’est pas privé d’exploiter au cours des dernières années en tant que ministère de l’Intérieur. La manœuvre est particulièrement habile de sa part. Le sentiment d’insécurité que font naître au sein des classes populaires la précarisation et l’appauvrissement généralisés générés par les politiques néolibérales, autrement dit leur insécurité sociale grandissante, Sarkozy le détourne et le pervertit en le focalisant sur des effets particuliers et secondaires de cette même insécurité objective : le développement de l’inactivité professionnelle, de la petite délinquance, des trafics en tout genre au sein des certaines couches de la jeunesse populaire, dans des banlieues déshéritées au sein desquelles tous les effets de cette insécurité sociale s’accumulent précisément. En se proposant de les « nettoyer au Karcher » en les débarrassant de « la racaille » qui les peuple, le « premier flic de France » fait d’une pierre deux coups : d’une part, il désamorce le potentiel de révolte que leur insécurité objective et subjective grandissante tend à accumuler au sein des classes populaires, en le détournant des vrais responsables (ceux d’en haut) vers de faux coupables (ceux qui se trouvent tout en bas) ; d’autre part, en confortant leur ressentiment, il crée les conditions à la fois affectives et représentatives d’une adhésion de ces classes à sa propre politique. Qu’en cela, il ne fasse qu’imiter quelqu’un qui l’a largement devancé sur cette voie, en l’occurrence Jean-Marie Le Pen, cela ne fait pas de doute. La preuve en est que Sarkozy n’hésite pas non plus à utiliser l’autre thème favori de ce dernier, étroitement associé au précédent, l’immigration. Sa chasse aux « sans-papiers » n’a pas eu d’autre sens.

L’adhésion des classes populaires à sa politique, Sarkozy espère l’obtenir enfin par un dernier biais. On a moins prêté attention, ces dernières années, à ses prises de position sur les questions relatives à la religion, plus exactement à l’articulation entre religion et Etat laïque. Pourtant, que ce soit par la manière dont il a conduit, toujours en sa qualité de ministre de l’Intérieur, la mise en place des conseils consultatifs des communautés musulmanes, que ce soit par ses prises de position sur la nécessité qu’il y aurait à assouplir les règles de la laïcité, que ce soit encore par certaines de ces déclarations visant à remettre sur le tapis la question du financement public des écoles privées, ou encore par l’expression répétée de son hostilité à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, etc., il apparaît clairement que, comme bien d’autres, Sarkozy n’est pas exempt de certaines tentations communautaristes (au sens d’une valorisation du repli de chaque communauté religieuse sur elle-même). Au demeurant, cela peut se comprendre : ce chaud partisan de la transnationalisation néolibérale serait malvenu et mal à l’aise de fétichiser la communauté nationale ; sur ce plan, il lui est difficile d’emboîter le pas à un Le Pen. Ne reste plus guère alors de voie que la religion pour tenter de faire communauté entre les différentes classes sociales, de fondre les classes populaires dans une illusoire communauté d’intérêts avec les classes possédantes. Même si l’exercice s’avère difficile et même périlleux dans un Etat de tradition laïque comme la France ; ce qui peut expliquer la sourdine que Sarkozy met à son antienne sur ce thème, relativement aux deux autres.

En somme, pour assurer l’hégémonie de la bourgeoise en France, dans les conditions actuelles, Sarkozy tente de réaliser une synthèse entre néolibéralisme, (in)sécuritarisme et communautarisme, en cherchant du même coup à amalgamer différents courants par ailleurs disjoints et même rivaux au sein de la droite française contemporaine : Sarkozy = Madelin + Le Pen + de Villiers. Que pareille synthèse, faisant appel aux maigres ingrédients même si les proportions peuvent en changer, puisse se retrouver dans d’autres expériences gouvernementales récentes – je pense en particulier à celle de Bush aux Etats-Unis, à celle de Berlusconi en Italie, à celle de Schüssel en Autriche, à celle des frères Kaczinski en Pologne, etc. – montre en même temps que cette synthèse n’a rien d’une invention française et encore moins sarkozyste. Elle exprime plus généralement les contraintes, les possibilités mais aussi les limites qui déterminent aujourd’hui la réalisation de l’hégémonie bourgeoise sur la scène politique.
BIHR Alain, UDRY Charles-André


* Paru sur le site de "A l’encontre".

* Alain Bihr est professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté. Il collabore régulièrement au Monde diplomatique. Il a publié en 2006, aux Editions Page deux, Lausanne, La Préhistoire du Capital. Le Monde diplomatiqu