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Entretien avec Gilbert Achcar

La guerre d’Irak et l’instauration d’un " nouvel ordre impérial "

lundi 21 avril 2003

[Entretien réalisé par Jean-Marc Lachaud, le 7 avril, pour la revue Mouvement, n° 22, mai 2003.]

Au moment où nous parlons, les troupes américaines et britanniques sont entrées dans Bagdad. Pourquoi, selon vous, les Etats-Unis ont-ils voulu cette guerre ?

Gilbert Achcar : Je comprends tout d’abord qu’un certain scepticisme s’exprime lorsque l’on invoque des raisons directement économiques pour expliquer une guerre. Cette vision est en effet très souvent réductrice. Mais, il ne faut pas écarter a priori un tel éclairage. Dans le cas des deux guerres contre l’Irak, la motivation économique est fondamentale.

En 90-91, il s’agissait de repousser l’Irak hors du Koweït, pays riche en pétrole et détenant d’importants capitaux en Occident. Le but était aussi d’empêcher la réalisation des projets hégémoniques de Saddam Hussein dans la région. S’il n’a pas été renversé à l’époque, c’est parce que les conditions - tant du point de vue international que du point de vue de la politique intérieure américaine - ne permettaient pas à Washington d’occuper l’Irak et de s’assurer du contrôle du pays. C’est pourquoi, entre le maintien du dirigeant irakien au pouvoir et la perspective de son renversement par une insurrection populaire, les Etats-Unis ont alors choisi Saddam Hussein, l’autorisant à écraser la rébellion qui s’était déclenchée en mars 91. Ils ont préféré le maintenir, quitte à l’endiguer, plutôt que de faire face à un régime issu d’une insurrection populaire. Un embargo criminel fut imposé à l’Irak (selon les agences des Nations Unies, celui-ci est responsable de plus d’un million de morts). Cette situation convenait pleinement à un marché pétrolier mondial marqué par un excédent de l’offre sur la demande et qui se satisfaisait donc de la diminution de la production pétrolière irakienne.

Mais cette situation ne pouvait qu’être provisoire. Le marché du pétrole est un marché qui, tendanciellement, avec la croissance constante de la demande et les limites objectives des ressources mondiales, est condamné à se resserrer. Du côté de Washington, toutefois, le rétablissement et le développement des capacités productives pétrolières de l’Irak ne sont envisageables qu’au bénéfice des Etats-Unis.

Le 11 septembre 2001 a donné à G. W. Bush les conditions politiques dont il avait besoin pour occuper l’Irak. Les Etats-Unis se sont donc lancés dans l’opération. L’objectif est la mainmise sur le gouvernement de Bagdad, ce qui permettrait d’annuler les concessions que le régime irakien avait accordé aux compagnies pétrolières françaises et russes pour inciter Paris et Moscou à agir pour la levée de l’embargo. Il s’agit en fait d’offrir la part du lion dans l’exploitation du pétrole irakien aux compagnies américaines et britanniques. L’enjeu est énorme puisque l’Irak détient au moins 12% des ressources mondiales. Par ailleurs, sont également visés le renforcement de l’hégémonie américaine sur toute la région, autrement dit sur les deux tiers des ressources pétrolières mondiales, ainsi que le contrôle sur l’OPEP, de même que le maintien du rôle du dollar (l’Irak, l’Iran et le Venezuela envisageaient de se faire payer en euros). Les Etats-Unis détiendront en conséquence un pouvoir considérable sur leurs ennemis potentiels (la Chine, surtout) et sur leurs partenaires (qui sont, tels les pays européens et le Japon, des concurrents économiques). Signalons enfin l’importance pour les Etats-Unis du marché de la reconstruction de l’Irak, le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale ; d’autant que l’Irak est un pays solvable !

En quel sens ce conflit peut-il durablement déstabiliser la région du Golfe ?

Cette seconde guerre d’Irak et ses suites ne peuvent qu’alimenter le ressentiment très fort (nourri par le conflit israélo-arabe, par l’embargo contre l’Irak, par le stationnement des troupes américaines dans le royaume saoudien et ailleurs…) qui existait déjà envers l’Occident en général et les Etats-Unis en particulier. Cela témoigne, pour les populations de la région, d’une volonté de domination qui est la version moderne des entreprises coloniales de jadis. La guerre en cours, et ce qui sera vraisemblablement une occupation militaire de l’Irak, ne peut qu’aggraver considérablement ce ressentiment, qui s’exprimera simultanément, plus encore qu’aujourd’hui, contre des régimes arabes despotiques qui mènent des politiques intérieures antisociales sous tutelle américaine.
Mais, ce n’est pas seulement la stabilité de la région qui est menacée. Le monde entier, comme on l’a vu avec le 11 septembre, l’est aussi. La tentation est forte, en effet, de porter l’action sous forme terroriste au coeur des puissances dominantes, dans la mesure où la disproportion des forces sur le terrain est évidente et qu’une guerre frontale semble impossible. Face à une domination aussi écrasante, le recours à ces moyens qu’aux États-Unis on nomme des " moyens asymétriques ", puisqu’ils visent les points vulnérables des puissances auxquelles ils s’attaquent, ne peut qu’augmenter.
Au-delà du développement de l’intégrisme islamique, ne peut-on assister au réveil d’une contestation anti-impérialiste au Moyen-Orient ?

Pour des raisons historiques, depuis vingt ans, l’intégrisme islamique apparaît comme un vecteur privilégié d’expression du ressentiment populaire - surtout dans ses formes les plus radicales. Le vide créé par la faillite des expressions progressistes, qui ont été laminées, a été comblé par une forme nouvelle du courant intégriste en opposition à la domination occidentale (ce qui n’était pas sa caractéristique majeure lorsqu’il était en opposition à la montée des nationalismes progressistes). On en est encore là. La seule lueur d’espoir au niveau de la reconstruction d’un mouvement anti-impérialiste de gauche dans cette région semble dépendre de ce qui se passe dans le reste du monde.

La progression du mouvement alter-mondialiste, né il y a quelques années pour lutter contre le néolibéralisme, avait déjà frappé les esprits au Moyen-Orient. Le développement spectaculaire du mouvement antiguerre en Occident a encore plus marqué les opinions publiques arabes. Notons que ce mouvement antiguerre n’aurait jamais pu atteindre aussi rapidement les proportions qu’il a acquise s’il ne s’appuyait pas sur le mouvement alter-mondialiste. Ce dernier, comme en témoignent les Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre, a directement repris à son compte cette dimension antiguerre. Ce mouvement est à terme la seule puissance capable de contrebalancer l’hyperpuissance américaine, donc de bloquer la dérive dans laquelle est engagé ce pays et qui menace de faire sombrer le monde entier dans encore plus de barbarie. Par ailleurs, cela prouve au reste du monde qu’au sein des pays occidentaux, il y a des fractions majeures des populations, voire des majorités en Europe, qui sont opposés à ce type de dérive impérialiste. Cela ne peut que favoriser, dans les pays musulmans, une autre lecture des événements que celle du " choc des civilisations ". Cela permet de comprendre les véritables enjeux et, en écartant l’approche religieuse, de renouer avec une conscience politique progressiste. Mais ce n’est aujourd’hui qu’un espoir, certainement pas une certitude.

Est-il plausible d’assister à une progression vers un règlement politique du contentieux israélo-palestinien ?

Cela dépend de la façon dont la situation irakienne va évoluer après le renversement de Saddam Hussein, de la façon dont les Etats-Unis s’assureront du contrôle de l’Irak. Ils auront certainement intérêt à consolider leur hégémonie régionale en imposant une formule de règlement du contentieux israélo-arabe, source d’hostilité à leur égard. Cela pourrait se traduire, comme ce fut le cas après la première guerre du Golfe, par une intervention plus énergique de Washington, avec y compris des pressions sur Ariel Sharon. Washington a déjà imposé au peuple palestinien un nouveau type de représentation politique.

Cependant, si la question porte sur la possibilité d’un règlement " juste et durable ", je répondrais catégoriquement non. De la configuration actuelle, il n’est pas envisageable qu’émerge un quelconque règlement crédible. Si le processus d’Oslo n’a pas débouché sur une paix des coeurs, comment penser que dans cet après-guerre, alors que les rancoeurs sont exacerbées, une pax americana puisse être perçue comme autre chose qu’un élément du dispositif du contrôle de la région par les Etats-Unis.
Entretien réalisé par Jean-Marc Lachaud le 7 avril 2003

[1]Gilbert Achcar enseigne les Sciences politiques à l’Université de Paris 8. Auteur de Lanouvelle guerre froide(Presses Universitaires de France, 1999) et de Le choc desbarbaries. Terrorismes et désordre mondial(Editions Complexe, 2002), il collabore à de nombreuses revues (Le Monde diplomatique…). Il a récemment coordonné un ouvrage sur Le nouvel ordre impérialpublié par la revue Actuel Marx(n° 33, mars 2003).
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(tiré du site À l’encontre)