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La préparation du Forum social mondial

lundi 6 octobre 2003, par Pierre Rousset

Un bilan d’étape après les réunions de Chennai

Du 24 au 27 septembre derniers, les réunions qui se sont tenues à Chennai (à savoir Madras), en Inde, ont permis de faire le point, dans cette partie du monde, sur la préparation du Forum social mondial, tout d’abord avec des délégations asiatiques, puis dans le cadre du Comité d’organisation et du Conseil général indien du FSM.

Par plus d’un aspect, le processus indien de préparation du FSM ressemble au processus européen du FSE. Avec son milliard d’habitants, ses langues et ses cultures, la complexité de ses structures sociales, ses inégalités de développement, la multiplicité de ses mouvements militants, il faut probablement presque autant de temps et d’attention pour construire des convergences dynamiques à l’échelle de l’Inde entière qu’en Europe, à l’échelle du (sous)continent. Comme en Europe aussi, la démarche adoptée est très ouverte, "intégrative".

Après la tenue du premier Forum social asiatique, à Hyderabad en janvier 2003 (voir l’article dans le Grain de Sable n°397 du 19 janvier 2003), les Indiens ont donc organisé une série de réunions préparatoires dans diverses villes du pays, pour mieux intégrer au processus l’ensemble des mouvements et des réalités régionales. C’était cette fois le tour de Chennai, la capitale de l’Etat du Tamil Nadu connu ici sous le nom de Madras, dans le Sud du pays. Les prochaines réunions se tiendront toutes à Mumbai (à savoir Bombay), dans l’Etat occidental du Maharastra, pour que les participant(e)s se familiarisent avec le lieu où se tiendra le quatrième Forum social mondial, du 16 au 21 janvier 2004.

L’un des principaux enjeux du prochain FSM est d’intégrer beaucoup plus largement l’Asie au processus du Forum social mondial que cela n’a été le cas jusqu’à maintenant - et de s’assurer aussi que le FSM reflète beaucoup plus fortement les "angles de vue" asiatiques, et pas seulement latino-américains et européens. Mumbai 2004 doit ainsi représenter un moment majeur dans l’internationalisation du FSM. Mais construire des convergences dynamiques dans l’ensemble asiatique ne va certes pas de soi ! Il est bien difficile de trouver une partie du monde plus diversifiée que l’Asie. L’Inde n’en est pas le centre ! Les liens "naturels" tissés par les mouvements indiens ne concernent que les pays limitrophes (Pakistan, Népal, Bangladesh, Malaisie, Sri Lanka...). Il n’y a rien d’équivalent à l’Union européenne pour donner un cadre politique et institutionnel commun, ni d’autres pays qui puissent jouer un rôle moteur au-delà de sa propre zone régionale.

Pour tenter de répondre à ce problème, les Indiens ont organisé deux "Consultations asiatiques", l’une début juin et l’autre, cette fois-ci, à Chennai. La prochaine se tiendra peut-être à Bangkok, en Thaïlande. Pour l’essentiel, en Asie, le Forum social mondial est aujourd’hui préparé par deux biais. Par le celui de coalitions nationales d’abord qui existent, de façon plus ou moins formelle et plus ou moins unifiée, dans bon nombre de pays (Corée du Sud, Japon, Philippines, Pakistan, etc.), avec parfois la constitution de Forums sociaux nationaux. Par le biais, de même, de très nombreux réseaux internationaux, comme Jubilee South (dette), Focus on the Global South (basé à Bangkok), DAWN (féministes), Peace Boat (pacifistes), des réseaux catholiques, pour les droits humains, etc.

Durant les quelques mois qui nous séparent du FSM, de nouvelles coalitions unitaires vont naître dans divers pays et le nombre de réseaux internationaux effectivement impliqués dans le processus va augmenter encore. Les Asiatiques seront politiquement très présents à Mumbai, en janvier prochain, même si le coût des voyages risque de restreindre les délégations venant d’Asie du Sud-Est (un vol Manille-Mumbai est aussi cher qu’un vol Manille-Paris). Les pays limitrophes devraient être, eux, massivement représentés, si du moins les visas sont accordés à temps. Plusieurs milliers de Pakistanais sont notamment partants, ce qui est politiquement très important vu le face-à-face nucléaire qui oppose les Etats de l’Inde et du Pakistan et la guerre (généralement verbale, mais assez chaude sur la question du Cachemire...) que mènent les deux gouvernements.

En Inde, la préparation du FSM se poursuit très systématiquement. Le Forum se déroulera dans la partie nord de Mumbai (non loin du parc national Sanjay Gandhi...), dans le district de Goregaon. Comme lors du premier FSE, à Florence, il se tiendra dans un site unique (mais, pour des raisons pratiques, le camp jeune devra être organisé en dehors) à la fois "prolétarien" (il s’agit d’une zone industrielle dont les usines, pour la plupart désaffectées, accueilleront conférences et séminaires) et très verdoyant. En janvier, le temps à Mumbai est fort clément (pas de pluie, 25 degrés...). Nous pourrons deviser à l’ombre des arbres en sortant des réunions...

Le Comité d’organisation indien doit faire face à des problèmes pratiques que n’ont pas connus les précédents Forums, mondiaux ou européens. Ils ne peuvent en effet compter ni sur l’aide des municipalités ni sur celle des gouvernements (d’Etat ou de la Fédération). Pas de logements ou de terrains gratuits mis à disposition. Tout se paye. Imaginez le prochain Forum social européen organisé sans l’appui des municipalités et des Conseils régionaux.

Ainsi, des tentes vont être dressé pour loger les délégations venant des diverses régions indiennes. C’est le moins cher. Mais le strict prix coûtant reste beaucoup trop élevé pour un paysan pauvre indien. Un effort de solidarité financière majeur doit être fait pour assurer une véritable participation populaire au FSM. Le test de Mumbai est ici essentiel. Si nous voulons que le Forum mondial migre en Asie et en Afrique, il faudra savoir se passer de biens des appuis institutionnels.

Le processus de préparation politique se poursuit aussi. De longues discussions ont eu lieu pour que soient reflétées, lors du forum, les réalités indiennes, telle la question essentielle des castes (comme les réalités latino-américaines avaient été reflétées à Porto Alegre), ou sur l’intitulé des conférences, par exemple, pour que l’usage du mot "travail" n’exclue pas l’importance du secteur informelle de l’économie.

Ce long processus de discussion sur le contenu du Forum est d’autant plus important que la préparation du FSM réunit des mouvements de types très différents, qui n’avaient souvent pas construits auparavant de tradition de collaboration : ce que les indiens appellent "mouvements de masse traditionnels" (syndicats, associations de femmes, jeunesses, etc., identifiés à la gauche "classique") et "mouvements populaires" (aile disons "mouvementiste", de références souvent "gandhiennes") appartenant ou pas à la National Alliance of People’s Movements (NAPM), divers types d’ONG, nombreux mouvements sociaux locaux ou régionaux, expression des castes subordonnées comme les Dalit (les "Intouchables") ou des véritables hors castes (c’est-à-dire « hors humanité » : les Avidasis, les tributs) et des minorités (musulmanes, chrétiennes), etc.

La préparation du Forum social en Inde a ainsi permis l’intégration au processus d’un très grand nombre d’organisations et mouvements de types très divers, la mise en ouvre de convergences militantes d’une ampleur tout à fait inhabituelle. C’est l’un de ses principaux succès. Bien entendu, le succès n’est pas total (il n’est d’ailleurs total dans aucun des pays où les forums sociaux se sont tenus).

Ainsi, un certain nombre d’organisations ont appelé, le 5 septembre, à la tenue d’un forum « Résistance 2004 », qui se tiendra aux mêmes dates, sur le même sujet et dans le même quartier de Mumbai que le FSM ! Cette initiative, pour l’heure d’ampleur limitée, reflète plusieurs problèmes. Certains sont spécifiques, comme la difficulté à achever, en Inde, la construction de relations unitaires entre des organisations qui ont longtemps vécu des rapports très conflictuels ; ou comme le bilan négatif tiré par le KRRS (une organisation de paysans moyens-riches bien implantée dans certains Etats du centre-est de l’Inde) de sa participation au Forum social mondial. Deux problèmes me semblent avoir une portée plus générale :

 Jusqu’à récemment en Inde, seule une fine couche de cadres militants internationalisés avait participé à l’expérience très particulière des forums sociaux. Pour beaucoup de mouvements, elle reste encore assez mystérieuse. Dans ce contexte, un argument polémique, utilisé par des opposants au FSM peu soucieux d’exactitude, fait facilement mouche : ils opposent les forums, où l’on ne ferait que parloter à grands frais financiers, aux mobilisations militantes, où se mèneraient les luttes réelles.

Toutes celles et ceux qui ont vécu l’expérience de ces dernières années savent pourtant que se sont dans une large mesure les mêmes organisations qui ont assuré le succès des forums et des grandes mobilisations de lutte ; que, précisément, ce qui est intéressant, c’ est le lien réciproque qui s’est tissé entre « l’espace ouvert de convergences » des forums et la capacité croissante d’action commune (tant sur le plan national qu’international) de mouvements très divers. Le cas d’école est évidemment ici la préparation de la grande journée mondiale anti-guerre du 15 février 2003, qui fut discutée tout d’abord à l’occasion du FSE de Florence, puis du FSM de Porto Alegre. Ce lien dynamique est encore peu perçu dans nombre de milieux militants indiens.

 Le dernier aspect du problème que je souhaite aborder est le plus problématique. A l’initiative de « Résistance 2004 » se trouve en effet l’International League of People’s Struggles (ILPS, Ligue internationale pour les luttes populaires), donc quelques organisations maoïstes comme le Parti communiste des Philippines et le PCI-ML « guerre du peuple » en Inde. La décision d’organiser l’ initiative « Résistance 2004 » a d’ailleurs été prise lors d’une réunion internationale, les 18-20 juillet 2003 aux Pays-Bas, où se trouve la représentation extérieure du Front national démocratique des Philippines (NDFP), liée au PCP.

Le fait que des partis appuient une telle initiative n’est évidemment pas en soi un problème, et d’autres partis marxistes-léninistes indiens soutiennent le processus du FSM, ce qui est une très bonne chose, en particulier vu leur réelle implantation sociale dans le pays. Mais, avec le PC philippin notamment, nous avons à faire avec l’ un des partis les plus sectaires de la région, un sectarisme qui menace toutes les autres composantes de la gauche (y compris révolutionnaire) aux Philippines. Le danger est qu’il « exporte » ce sectarisme en Asie.

Il n’y aura pas à Mumbai deux « sommets militants » de même ampleur. Le FSM accueillera probablement plus de 50.000 participant(e)s (le risque, en fait, est que le succès numérique soit trop important pour les infrastructures). « Résistance 2004 » et loin d’avoir une telle capacité de mobilisation et certaines de ses composantes peuvent concevoir cette initiative comme tout à la fois indépendante et complémentaire au FSM (ce fut souvent le cas d’autres initiatives lors de précédents forums sociaux). Mais on peut néanmoins sérieusement craindre qu’une dynamique beaucoup plus sectaire ne s’affirme à cette occasion.

Le Comité d’organisation indien du FSM a d’avance répondu à certaines des questions soulevées ici. En assurant par exemple un caractère unitaire, ouvert et intégratif à la préparation du FSM, et en prévoyant, au sein du forum, la présence de grandes tentes qui permettront aux mouvements militants sur des thèmes communs de se rencontrer et de construire des convergences internationales tournées vers l’action commune.

Les réunions de Chennai ont montré que la préparation, en Inde, du FSM se poursuit activement et qu’elle est effectivement engagée en Asie. La faible participation internationale (Europe, Amérique latine.) à ces réunions tend à montrer, en revanche, qu’il reste encore beaucoup à faire pour mieux lier les processus mondiaux au processus indien. La tenue du second Forum social européen à la mi-novembre, en région parisienne, doit être l’occasion d’initier dans la foulée la mobilisation pour le FSM de Mumbai.

En changeant de continent, le Forum social mondial va se voir profondément renouvelé. L’expérience va être passionnante. Sur le plan militant, bien entendu : l’Inde est politiquement très riche, comme d’ autres pays d’Asie d’ailleurs, et ses mouvements militants sont très dynamiques et variés. Mais aussi sur le plan culturel. Mille facettes de l’Inde se retrouveront au sein du forum, avec un programme d’action culturelle qui s’annonce beaucoup plus développé qu’à Porto Alegre ou en Europe. Et avec Mumbai (Bombay) comme environnement immédiat. Une occasion à ne vraiment pas rater !

Pierre Rousset groupe-asie@attac.org

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