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Entrevue avec Tariq Ali sur l’Irak

La résistance oblige Bush à changer de tactique

dimanche 31 août 2003

Tariq Ali est un militant expérimenté, un écrivain et un socialiste. Dans les années 60 et 70, il était un dirigeant du mouvement britannique contre la guerre américaine au Vietnam. Il est actuellement rédacteur au New Left Review. Ali s’entretient avec Daved Riley, de Socialist Alliance à Brisbane en Australie.

Dave Riley : . Comment comparais-tu le mouvement contre la guerre au Vietnam des années 60 avec le mouvement actuel contre la guerre des États-Unis en Irak ?

Tariq Ali : Le mouvement anti-guerre des années 60 ne fut pas simplement un mouvement anti-guerre. C’était aussi un mouvement qui souhaitait la victoire d’un des belligérants, qui voulait que les Vietnamiens gagnent. Cela lui donnait une couleur additionnelle. Les gens savaient de quel côté ils se trouvaient. Et il a été, pour cette raison, très radical.

Le mouvement contre la guerre qui a précédé la guerre en Irak a été certainement plus large et beaucoup plus vaste. On peut considérer toutes les manifestations contre la guerre du Vietnam et les compter, comparé au cas de l’Irak, le mouvement contre la guerre en Irak a été cent fois plus important. Mais ce fut pas un mouvement qui supportait un camp — car personne dans le mouvement contre la guerre n’a appuyé Saddam Hussein. - ce fut d’abord un mouvement qui essayait d’empêcher une guerre que beaucoup considéraient comme totalement injustifiée.

Et non seulement injustifiée, mais les raisons expliquant cette dernière ont été cachées dans leur totalité au public par les gouvernements des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Il ne s’agissait pas d’armes de destruction massive. Il s’agissait de s’emparer d’un pays producteur de pétrole dont le régime était très hostile à Israël, et ne qui fournissait de l’argent aux Palestiniens. Ce furent les motifs de cette guerre en plus d’être une façon de montrer ce qu’était le pouvoir impérial et ce qu’il pouvait faire.

Les gens ont senti qu’ils avaient été trompés. Ils n’étaient pas content de cette guerre.. Ils ont senti qu’elle était irrationnelle. Et c’est cela qui explique l’importance des mobilisations. Elles ont entraîné beaucoup de gens qui ne s’intéressaient pas à la politique habituellement.

DR : Cela signifie-t-il que durant les 30 dernières années le syndrome du Vietnam soit resté une force puissante ?

TA : La raison d’une telle force c’est que le peuple vietnamien a infligé une défaite aux États-Unis. 50.000 soldats américains sont morts durant cette guerre. Les Américains ont été incapables de maintenir leur contrôle sur ce pays et ils ont été obligés de se retirer suite à la combinaison de succès militaires vietnamiens et au fait que le mouvement contre la guerre a touché la propre armée des États-Unis. Des GIs contre la guerre ont organisé de grandes manifestations devant le Pentagone et cela n’était que la pointe de l’iceberg.

DR : Comment évalues-tu le recul du mouvement anti-guerre dans la période qui a suivi l’invasion de l’Irak ?

TA : Je pense que les gens ont réellement cru qu’il pouvait empêcher la guerre. Et quand ils ont découvert qu’il cela était impossible, beaucoup de personnes étaient démoralisées. Beaucoup de personnes se sont dites : « à quoi sert de manifester si cela ne change rien. » J’ai essayé de dire : « ils vont faire cette guerre et il faut se mobiliser quand la guerre commencera et une fois qu’elle se poursuivra. » Mais beaucoup de gens avaient le sentiment que manifester et sortir dans les rues en grand nombre pouvaient empêcher la guerre.

DR : Si des gens affirment que les troupes se sont retirées du Vietnam à cause du mouvement anti-guerre, cela signifie-t-il qu’ils ont mal analysé l’histoire de la guerre du Vietnam ?

TA : C’est une erreur de dire que la guerre des États-Unis contre le Vietnam s’est terminée grâce au mouvement occidental contre la guerre. Cela s’est produit parce que le peuple vietnamien a résisté à trois empires et cela durant beaucoup, beaucoup de temps. Tout le monde connaît l’histoire de cette lutte. En partie, elle s’est terminée grâce au mouvement contre la guerre. Ce qui a produit le mouvement anti-guerre — qui n’a pas existé comme mouvement de masse jusqu’à ce que le peuple vietnamien soit parvenu à remporter des victoires contre les forces américaines- ce qui a fait que le mouvement contre la guerre a acquis cette grande envergure, c’est que beaucoup de gens aux États-Unis ont compris qu’ils ne pourraient gagner la guerre.

Je pense qu’il existe une démoralisation, mais je ne pense pas que les gens devraient être trop démoralisés. La guerre ne va pas bien pour Washington. L’administration des États-Unis pensait que les États-Unis captureraient l’Irak et que les gens en Irak leur souhaiteraient la bienvenue. Ce n’est pas ce qui est arrivé. Il existe un mouvement de résistance et elle n’est pas formée seulement des vestiges du Parti Baas. Il y a beaucoup d’autres personnes qui résistent aussi à l’occupation.

Les seules personnes capables d’arrêter l’occupation dirigée par les États-Unis sont celles qui résistent dans la région.

Si cette résistance continue, je crois que les États-Unis vont modifier leur tactique ; ils feront probablement appel à des mercenaires, à des casques bleus des Nations Unies pour qu’ils administrent l’Irak. Pour les États-Unis, l’ important en Irak est d’imposer la privatisation du pétrole irakien, de parvenir à la libéralisation de l’économie irakienne et de faire une place aux grandes entreprises américaines. Qu’importe qui administre le pays pourvu que de telles structures économiques soient conservées.

DR : Est-ce qu’il te semble que le mouvement anti-guerre a introduit une crise dans le Labour Party britannique ? Quel impact a eu le mouvement contre la guerre dans la social-démocratie de Grande-Bretagne, et en particulier sur l’’orientation et les positions politiques de population ?

TA : L’envergure du mouvement a impressionné tout le monde y compris le Labour Party et cela a donné à beaucoup de parlementaires travaillistes le courage nécessaire pour s’opposer à la guerre. C’est pour cela que le Premier Ministre Tony Blair a commencé à mentir de plus en plus. Plusieurs députés blairistes ont dit qu’ils auraient voté contre la guerre s’ils avaient su que Blair mentait sur les armes de destruction massive de Bagdad. Je pense que si 10 autres parlementaires travaillistes avaient voté contre Blair sur la question de la guerre, ce dernier n’aurait pu rester au pouvoir qu’avec les votes du Parti conservateur.

De ce point de vue, le mouvement contre la guerre a été efficace. Mais nous devons aussi comprendre que la classe dirigeante britannique était divisée par rapport à cette affaire. La moitié des services de renseignements n’étaient pas convaincus de la nécessité de participer à la guerre. Les militaires eux-mêmes n’étaient pas particulièrement convaincus. Les actes qui a suivi la mort de David Kelly, le scientifique, est une partie intégrante de cette situation.

Kelly a dit à la BBC que le gouvernement avait grossièrement exagéré la menace. De cela, le gouvernement désirait le punir et le pousser à la mort. C’est aussi simple que cela. Mais la division par rapport à la guerre ne se limitait pas au mouvement contre la guerre mais allait beaucoup plus haut dans différents couches de la société britannique et c’est ce qui amène cette crise importante du gouvernement Blair.

DR : Est-ce que l’Irak va devenir un bourbier pour les États-Unis ?

TA : Je termine actuellement un livre sur l’histoire de l’Irak, Bush in Babylon, qui devrait paraître en septembre. Ma thèse, c’est que l’administration du président des États-Unis, George Bush, a commis une grave erreur en Irak. Washington pensait que cela irait comme au Kosovo dans les années 90 et que les troupes américaines seraient bien accueillies par des secteurs de la population irakienne.

Mais en dehors des « collabos », personne ne les a bien accueillis. Les personnes y compris qui détestaient Saddam ne veulent pas de cette occupation et la déteste. C’est pourquoi les gouvernements des États-Unis et de Grande-Bretagne ont sur les bras un problème très réel.

Il vient juste de se produire une grande manifestation à Bassora, au sud de l’Irak, et les Britanniques ont tiré avec des balles de caoutchouc comme ils le font en Irlande. Les troupes américaines tirent des balles réelles mais les Britanniques des balles en caoutchouc. Ils savent ce qu’il faut faire car ils sont des colonialistes plus expérimentés.

La résistance attire des personnes de tout le monde arabe. Il y a plus de 20 groupes de résistance différents qui se sont organisés. Le Parti communiste irakien n’en fait pas partie. Il collabore avec le conseil de gouvernement collabo. Il y a des petits groupes gauchistes, il y a beaucoup de groupes religieux et de nombreux groupes non-religieux et aucun parmi eux ne veut de l’occupation. Quand vous avez ce niveau d’hostilité, cela signifie qu’il y a un véritable problème pour les puissances occupantes.

Il y a quelques collabos qui pensaient que l’occupation serait comme celle du Japon ou de l’Allemagne après la deuxième guerre mondiale où les États-Unis ont reconstruit ces pays. Mais il n’y a aucun signe de ça en Irak. Ce que ces gens oublient c’est que la raison pour laquelle le Japon et la Allemagne devaient à être reconstruits, c’était la menace communiste, l’existence de l’Union Soviétique. Maintenant, Washington ne se sent pas menacé.

Nous sommes les témoins de l’impérialisme à l’époque de l’économie néolibérale et du « Consensus » de Washington ». Pourquoi reconstruire des hôpitaux et recréer des services de santé en Irak quand vous êtes en train de les démanteler dans vos propres pays ? Il y a un grand problème financier et idéologique pour eux et c’est pourquoi ils utilisent les grandes entreprises.

DR : Que suggère l’expérience de l’Irak sur l’avenir de la politique extérieure des États-Unis ?

TA : Je considère que Washington a compris que l’opération en Irak n’a pas été un succès. La bande de Bush l’admettra pas mais ils le savent. Historiquement, l’empire américain a préféré contrôler le monde indirectement et non pas directement. Ils essaient de trouver des gouvernements qui feront leur travail et cela ne les intéresse pas de savoir si ce sont des gouvernement élus ou si ce sont des dictatures militaires comme celles qui ont gouverné l’Amérique latine et une grande partie de l’Asie.

Washington souhaiterait revenir à cette situation, mais maintenant le critère essentiel pour l’appui des États-Unis est de savoir si ces régimes imposent une économie néolibérale, s’ils ouvrent le pays à l’économie de marché. Et c’est pourquoi ils ont laissé tomber Milosevic et Hussein parce qu’ils ne coopéraient pas en ce sens. La Birmanie est un autre pays sur leur liste non parce que c’est un régime militaire - après tout les États-Unis ont coopéré depuis longtemps avec le régime militaire au Pakistan- mais parce qu’il ne s’ouvre pas aux compagnies étrangères.

DR : Certains suggère que les États-Unis cherchent un autre objectif militaire. Pensez-vous que cela est possible ?

TA : Les yeux de Washington sont fixés sur l’Iran. Mais si Washington agit contre l’Iran, une nouvelle résistance se construira. Les religieux sont si détestés - de façon surprenante il y aurait sans doute plus de personnes qui accueilleraient les troupes américaines qu’il n’y en eu en Irak — mais malgré cela ce serait le désordre et ce ne serait pas facile... et de nouveau, cela susciterait un nationalisme iranien.

Ils n’attaqueront pas la Corée du Nord, précisément parce que la Corée du Nord a des armes de destruction massive et elle a dit que si elle était attaquée elle les utiliserait. C’est sans doute du bluff, mais il produit son effet. Le régime chinois n’accepterait pas une intervention des États-Unis en Corée du Nord et elle essaiera de l’empêcher parce que cela amènerait les troupes des États-Unis à ses propres frontières.

DR : Comment évaluer sur l’avenir des Nations unies ?

TA : Les Nations Unies sont hors jeu en ce sens qu’elles ne peuvent espérer faire quelque chose qui va à l’encontre des volontés américaines. L’Organisation sera utilisée pour nettoyer des dégâts créés par l’empire. Elles essaieront de nettoyer les dégâts et de couvrir le tout. Kofi Annan se lèvera et murmurera quelques bêtises et les gens diront : « au moins, c’est un pas en avant. Les Nations Unies sont là. Les Américains sont partis.

Les Nations Unies sont un instrument de la politique extérieure des États-Unis. Quand Washington ne peut l’utiliser d’une façon, il l’utilise d’une autre façon. Mais, les Nations Unies ne peuvent être utilisées comme un instrument contre la politique des États-Unis.

28 août 2003

L’entrevue est d’abord parue dans Green Left Weekly

(Traduction La Gauche)