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La révolution arabe et ses tâches écosocialistes : ouvrons le débat

jeudi 24 février 2011

Il serait totalement abusif de prétendre que les changements climatiques sont le déclencheur caché de la vague révolutionnaire qui secoue le monde arabe, comme certains observateurs l’ont écrit (1). En même temps, les effets du réchauffement contribuent indiscutablement à la crise sociale dans la région, et posent une série de problèmes pour le futur, principalement la gestion des ressources en eau et la transition énergétique. Il s’agit pour les révolutionnaires d’intégrer cette dimension dans leur analyse et d’en tirer un certain nombre de conclusions programmatiques. Cet article ne constitue qu’une ébauche très sommaire dans ce sens, visant à ouvrir le débat.

L’indice des prix alimentaires de la FAO a grimpé brutalement de 32% au second semestre de 2010. Cet indice reprend les prix du sucre, des céréales et des oléagineux. Commentant le phénomène, l’économiste en chef de l’organisation onusienne a lancé cet avertissement : « Nous entrons dans une zone dangereuse ». M. Adolreza Abbassian faisait allusion aux émeutes de la faim qui ont secoué toute une série de pays du Sud en 2008, en réaction à la flambée des prix des produits agricoles.

Impact climatique

Ces hausses de prix sont dues en première instance à la spéculation, mais celle-ci est stimulée et favorisée par les brusques baisses de production provoquées par certains événements météorologiques extrêmes. Ces dernières années, sécheresses, inondations, canicules ou vagues de froid ont affecté tour à tour de gros exportateurs tels que l’Argentine, l’Australie, les Etats-Unis et la Russie. Ces accidents climatiques ont entraîné une grande volatilité des prix, due à de brusques déséquilibres entre offre et demande. Personne ne peut certifier qu’ils sont tous dus au réchauffement, mais leur multiplication est cohérente avec les projections du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC).

La Russie est le quatrième exportateur mondial de blé. La canicule exceptionnelle qui l’a frappée l’été dernier (et qui a entraîné de gigantesques incendies de forêt) a fait chuter sa production annuelle de 90 à 70 millions de tonnes environ. En septembre 2010, pour garantir l’approvisionnement du marché intérieur, le Premier ministre Vladimir Poutine annonçait que les exportations russes seraient suspendues jusqu’en décembre 2011, et proposait à l’Ukraine ainsi qu’au Kazakhstan de faire de même.

La décision russe a entraîné une forte hausse des prix qui a créé une situation tendue pour de nombreux pays, dont la Tunisie et l’Egypte. En effet, d’une part ces deux pays dépendent du blé de la Mer Noire, d’autre part leur propre production est soumise aux aléas climatiques, notamment à la baisse des ressources en eau. La Tunisie avait récolté 1.653 tonnes de blé en 2008 ; elle n’en moissonnait que la moitié l’année suivante. Quant à la fertile Egypte, depuis 1960, elle a rejoint les rangs de plus en plus fournis des pays du Sud qui dépendent de l’importation pour satisfaire les besoins alimentaires de leur population. Avec plus de 80 millions d’habitants, l’Egypte est même le plus gros importateur de blé de la planète.

D’une manière générale, un renchérissement du coût de la vie, à lui seul, est de nature à provoquer des émeutes, pas des révolutions. Des processus aussi profonds et politiques que ceux qui ont remporté une première victoire en Egypte et en Tunisie ne sont possibles que lorsque les masses puisent leur énergie dans de grandes quantités de matières explosives très diverses, accumulées à tous les niveaux de la société.

L’impact de la hausse des prix des produits alimentaires sur la colère populaire ne doit donc pas être surestimé. Il semble d’ailleurs avoir été différent dans les deux pays. Plus grand en Tunisie, où les couches les plus pauvres ont été en première ligne et où Ben Ali a tenté trop tard de faire baisser la température en promettant une réduction des prix. Moins net en Egypte, où la petite-bourgeoisie a joué un rôle important jusqu’aux premières grèves ouvrières et où le régime, après les émeutes de 2008, a augmenté les subsides aux produits de base (blé, riz et huile de cuisson), ce qui lui a permis de garantir des prix relativement stables à 70% de la population.

Ceci dit, un autre problème se pose en Egypte, à savoir que la production pétrolière a franchi son pic en 1996 et a baissé de 26% depuis lors, de sorte que le pays est devenu un importateur net de produits énergétiques. Par conséquent, il dispose d’une marge de manœuvre plus étroite pour financer son développement, notamment pour importer des produits alimentaires… et pour les subsidier. (2)

Quoi qu’il en soit, deux choses paraissent évidentes. Un : la hausse des prix a joué un rôle et elle n’est pas due qu’à la spéculation ; deux : le défi climatique/énergétique est réel et confronte la révolution arabe à des tâches nouvelles.

Réchauffement et ressources hydriques

Le bassin méditerranéen est une des régions les plus touchées et les plus menacées par le réchauffement, au niveau mondial. Les données relevées dans le Maghreb au cours du 20e siècle montrent qu’on est passé d’une sécheresse tous les dix ans à une sécheresse tous les cinq à six ans actuellement. Dans le même temps, les épisodes de pluviosité anormalement forte se sont multipliés. La combinaison des deux phénomènes entraîne une augmentation de l’érosion des sols, due à la dégradation de la couverture végétale. (3)

La gestion des ressources hydriques constitue le plus grand problème qui pèse sur le développement, avec des arbitrages à effectuer entre l’agriculture et les autres secteurs. Les pays les plus impactés sur le plan économique sont et seront ceux qui maintiennent le secteur agricole le plus important : Syrie, Egypte, Maroc, Tunisie. La situation risque de devenir problématique dans les pays qui sont déjà en situation de stress hydrique (moins de 1000 m3/hab/an) ou de pénurie (moins de 500 m3/hab/an). C’est le cas de la Tunisie, où la baisse des ressources souterraines pourrait atteindre jusqu’à 28% dans les trois décennies à venir.

Notons en passant que l’impact écologique du développement touristique ne doit pas être sous-estimé. Les complexes hôteliers et autres infrastructures (terrains de golf par exemple) sont de gros consommateurs d’eau. De plus, leur développement se fait le plus souvent sans aucune considération pour les équilibres écologiques du littoral.

A titre d’exemple, voici comment une chercheuse résume les impacts possibles du réchauffement (à politique inchangée) dans les régions du centre et du sud de la Tunisie, aux horizons 2030-2050 : baisse de 50% du rendement des oliveraies non irriguées (mal compensée par une hausse de 20% en année favorable) ; réduction de moitié des surfaces cultivées ; réduction des effectifs du cheptel allant jusqu’à 80% ; réduction de 20% des superficies céréalières en pluvial et de 13% en cultures irriguées (en cas d’inondations). Et l’auteure de conclure cette analyse écrite début 2010 par cette remarque prémonitoire : « Un résultat lourd de risques pour l’économie agricole et par voie de conséquence pour les équilibre sociaux du pays ». (4)

L’Egypte ne connaît pas de menace de pénurie mais l’utilisation du Nil n’est sans doute plus aussi rationnelle qu’au temps des pharaons. Le fleuve traverse pas moins de neuf pays. Ses eaux sont utilisées à 95% par l’agriculture. La question du partage de la ressource entre pays et entre secteurs est délicate. Des accords internationaux ont été conclus mais le problème pourrait se compliquer si le changement climatique continue à perturber le régime des pluies dans les régions où le Nil a ses sources. La régulation par les grands barrages n’est pas une solution. Le barrage d’Assouan, par exemple, a de nombreux effets pervers. Notamment le recul du delta, insuffisamment alimenté en alluvions, ce qui a pour corollaire la salinisation des basses terres. Une multiplication des retenues ou des captages ne ferait qu’aggraver cette tendance.

Moubarak avait l’intention de détourner une partie des eaux du Nil pour les vendre à l’Etat sioniste, qui accapare déjà celles du Jourdain, au détriment du peuple palestinien et des autres peuples de la région (5). La marchandisation néolibérale de la ressource hydrique est en cours, fortement encouragée par l’Union Européenne, serviteur zélé des grands groupes privés actifs dans le secteur. La privatisation est un axe majeur de l’Union pour la Méditerranée et du Conseil Mondial de l’Eau (CME), un think tank fondé par les multinationales.

En Tunisie, le secteur de l’eau potable (la SONEDE) et celui de l’assainissement ont été parmi les premiers à faire l’objet de partenariats public-privé, ces systèmes qui servent à nationaliser les pertes en privatisant les bénéfices Tout de suite après la chute de Ben Ali, Ghannouchi a reçu officiellement à la Kasbah Loïc Fauchon, président du CME, qui venait s’assurer que la privatisation ne serait pas mise en cause.

En Egypte, dès 2004, Moubarak annonçait la privatisation complète des services de gestion et d’épuration des eaux des différentes provinces, qui sont maintenant aux mains d’un holding de l’eau, basé au Caire. Le but de ce holding est le profit, ce qui implique une hausse fort importante du prix de l’eau. Le projet de vente d’eau à Israël montre clairement que la gestion néolibérale de la ressource n’a aucune rationalité écologique et accroît les inégalités sociales.

Pétrole, monarchie et transition énergétique

L’approvisionnement énergétique constitue un autre problème majeur du développement. Alors que les masses arabes vivent dans la misère, le Proche et le Moyen Orient disposent d’énormes réserves de combustibles fossiles – mal réparties et accaparées par des classes dominantes très insérées dans le dispositif impérialiste – ainsi que d’un potentiel solaire colossal – très bien réparti et en voie d’appropriation impérialiste par le biais de mégaprojets tels que Desertec.

Les premières doivent céder la place aux secondes dans les quarante années à venir, faute de quoi le dérèglement climatique aggravera la désertification, les phénomènes météorologiques extrêmes et la hausse du niveau de la mer. De tous ces phénomènes, les pauvres sont et seront les principales victimes (à titre d’exemple : dix millions de personnes devrons quitter le delta du Nil si le niveau des mers monte d’un mètre).

De manière très générale, une stratégie énergétique à moyen et long terme devrait consister à utiliser la rente pétrolière et gazière non seulement pour soulager les besoins sociaux les plus pressants (comme le fait Chavez au Venezuela) mais aussi et surtout pour organiser la transition vers la source solaire. Une telle stratégie ne peut se déployer qu’à l’échelle régionale et implique inévitablement une rupture avec la logique du profit.

Quelques pistes

Cette évocation très superficielle des problèmes écologiques les plus brûlants a pour but d’attirer l’attention sur le fait que la révolution arabe est confrontée à de sérieux problèmes environnementaux. La solution de ceux-ci dans l’intérêt des masses populaires dépend d’une issue anticapitaliste, anti-impérialiste et internationaliste (à l’échelle de la région). La réflexion sur ces questions devrait donc trouver sa place dans l’élaboration programmatique. On se contentera ici d’ouvrir quelques pistes :

  Rompre avec la politique néolibérale de privatisation des ressources hydriques. Gestion publique de l’eau.

  Rompre de même avec la politique d’appropriation capitaliste des nouvelles ressources énergétiques, notamment de la ressource solaire. Mise en œuvre de plans publics de transition énergétique vers les renouvelables.

  Réappropriation collective des ressources pétrolières et gazières. Utilisation de la rente pétrolière dans l’intérêt d’un développement régional social et écologique, dans le cadre d’une planification régionale du développement incluant un « phasing out » des combustibles fossiles.

  Généralisation du contrôle démocratique sur la gestion et la protection des ressources naturelles par les collectivités locales, les comités populaires, les sections syndicales et les organisations de femmes.

  Exiger non seulement l’abolition de la dette extérieure et la restitution des fortunes des dictateurs aux peuples mais aussi le paiement de la dette écologique de la part des pays capitalistes développés. Exiger notamment le transfert gratuit des technologies énergétiques vertes, pour peu qu’elles soient mises en œuvre par le secteur public et/ou les communautés locales.

  Soutenir une agriculture paysanne organique et réorienter la production agricole en priorité vers le marché intérieur, dans la perspective de la souveraineté alimentaire. Limiter et rationaliser l’agriculture irriguée.

  Développer une alternative à l’industrie touristique capitaliste.

Notes

(1)Par exemple : Yang Razali Kassim, « Tunisia and Climate Chnage : What it means for Southeast Asia », Eurasia Review, Feb 16, 2011

(2)Matthew Wild, « Peak Oil, Climate Change, Political Turmoil : The Lesson from Egypt »

(3) Mosbah LAFI, « Vulnérabilité de la céréaliculture tunisienne face aux changements climatiques », International conference on Energy, Climate Change and Sustainable Development, University of Tunis El Manar, June 15-17, 2009

(4) Mélanie Requier-Desjardins, « Impact des changements climatiques sur l’agriculture au Maroc et en Tunisie et priorités d’adaptation », Notes d’analyse du CIHEAM, N°56, mars 2010.

(5) Manlio Dinucci, « Grandes manœuvres israéliennes pour accéder à l’eau du Nil », Il Manifesto, 12/2/2011, trad. Franç par Marie-Ange Patrizio