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La scission de l’AFL-CIO

Par Chris Kutalik*

dimanche 20 novembre 2005

Pour parvenir cette année au congrès très animé de l’AFL-CIO à Chicago, il fallait parcourir toute la Jetée de la Marine, récemment ravalée, et passer devant un parc d’attractions comprenant tout un labyrinthe avec des miroirs. En observant les gens perdus et déboussolés à l’intérieur du labyrinthe, il était difficile de ne pas penser à la pagaille et à la confusion de ce qui se déroulait à une centaine de mètres de là.

Les retombées du départ à la fin juillet de trois des plus gros syndicats de l’AFL-CIO, les employés des services (SEIU), les camionneurs (IBT) et le syndicat unifié de l’alimentation et du commerce (UFCW) ne sont pas encore clairement établies. La nouvelle coalition Changer pour Gagner (Change to Win, CTW) et l’AFL-CIO poursuivent la polémique avec coups d’épée et parades.

Mais ce qui est clair, c’est que cette scission dramatique a suscité beaucoup plus d’intérêt, d’attention et de discussions sur la profondeur de la crise du syndicalisme états-unien que le prétendu « Grand Débat », sur la stratégie et l’organisation, mis en place au cours de l’année dernière. Les réactions des activistes syndicaux et des membres de base vont de l’inquiétude ou de la colère devant les dangers que comporte la scission à l’espoir que, finalement, quelque chose va secouer des dirigeants syndicaux inaccessibles. Certains se contentent de hausser les épaules.

Les membres actifs font état de beaucoup de réactions à la scission, même parmi les membres qui ordinairement ne s’intéressent pas aux questions syndicales. Dan Campbell, représentant à Milwaukee de l’union syndicale 200 des camionneurs et membre des Camionneurs pour un Syndicat Démocratique (1), dit : « La scission a suscité davantage de discussions sur le syndicalisme que tout autre événement dans un passé récent. Vous savez, la coalition Changer pour Gagner a certainement posé les bonnes questions. Mais je ne suis pas sûr que la réponse (la scission) ait été la bonne ».

Secousse salutaire ?

Bien qu’Andy Stern, président du SEIU, ait défendu la nécessité de rompre avec une fédération décrite comme « blanche, masculine et routinière », de nombreux membres et observateurs ne comprennent pas très bien les divergences qui existent entre les deux côtés. Les programmes nouvellement adoptés des deux côtés sur les fusions, la pluralité au sein des directions, la mobilisation politique, les négociations et la stratégie d’organisation par branche semblent pratiquement identiques.

Bob McNattin, camionneur transportant du béton prêt à l’emploi dans le Minnesota et membre de l’union locale 615 des Camionneurs, souligne qu’il est cocasse de voir les Camionneurs agir comme une force de changement dans le mouvement syndical. Il compare ce qu’a fait Changer pour Gagner et le genre d’opposition obligeant les syndicats à rendre des comptes que représentent des groupes rénovateurs comme TDU.

« Ils font ce que nous avons toujours fait : il tendent les pieds vers le feu », dit McNattin. Cela va être intéressant pour nous à TDU cette année. Ils (la direction internationale) nous ont toujours traités de dissidents et de scissionnistes. Et maintenant, comment vont-ils nous appeler ? »

Des deux côtés, les dirigeants tiennent à apparaître comme les porte-parole du changement et de la réforme.

Dans son discours de remerciement à la suite de sa nomination (il n’y avait pas de candidat rival) au poste de secrétaire-trésorier de l’AFL-CIO, Richard Trumka a évoqué ses liens de longue date avec les efforts de réforme syndicale du groupe « Mineurs pour la Démocratie » et avec Jock Yablonski,, son dirigeant assassiné, déclarant qu’il « était mort en luttant pour ...un syndicat plus démocratique ».

Mais il reste à voir comment ce discours se traduira en pratique. Les dirigeants syndicaux seront-ils ouverts aux efforts des membres locaux pour démocratiser et redonner vie à leurs syndicats ? Est-ce que de nouveaux programmes permettront d’accumuler assez de puissance et d’influence pour lutter contre les concessions ? Dans quelle mesure les dirigeants sont-ils sérieux s’agissant d’accélérer le rythme et l’ampleur des changements ?

Partenariat ?

Des remarques récentes faites par les dirigeants de CTW et de l’AFL-CIO ne font qu’ajouter à la confusion en soulignant tout à la fois le besoin de recrutement agressif et de coopération accrue entre syndicats et employeurs. Dans une interview donnée à CNBC après la scission, Stern faisait remarquer que « nous avons besoin d’un nouveau mouvement ouvrier dynamique, moderne, flexible et innovant qui peut être un bon partenaire pour notre employeur, et c’est la voie dans laquelle nous nous sommes engagés la semaine dernière [avec la scission] ».

Interrogé sur la différence entre CTW et l’AFL-CIO, Stern a répondu : « notre mouvement ouvrier s’est construit dans une économie de type industriel dans les années 1930. C’était en quelque sorte un syndicalisme de lutte de classes, mais les ouvriers dans l’économie actuelle ne veulent pas que les syndicats créent des problèmes mais qu’ils les résolvent ».

Dans la même interview, le secrétaire à l’organisation de l’AFL-CIO, Stewart Acuff, pratiquait le louvoiement. Tout en reprochant à CTW d’adopter une attitude plus coopérative avec les Républicains, Acuff poursuivait en faisant l’éloge de la coopération syndicat-direction chez Southwest Airlines, y voyant un exemple des relations plus pacifiques que les syndicats peuvent avoir avec un employeur. Selon Acuff, les problèmes dans le transport aérien (secteur où actuellement on discute âprement pour savoir comment organiser une lutte efficace contre les concessions) « ont bien plus de choses à voir avec le prix du carburant qu’avec les rapports entre employeurs et employés ».

Un seul programme, deux syndicats ?

Des semaines avant le congrès, le Conseil Exécutif de l’AFL-CIO a fait des propositions ressemblant aux principes fondamentaux lancés par CTW, essayant ainsi de conjurer la scission. Beaucoup de ces propositions ont été votées, avec peu d’amendements, par le congrès malgré l’absence de nombreux représentants des syndicats CTW.

Les porte-parole de CTW ont continué à mettre l’accent sur les divergences, affirmant que les nouveaux points de programme de l’AFL-CIO n’étaient là que pour la forme, ou étaient « insuffisants et trop tardifs ». L’un des cadres locaux de SEIU a fait ce commentaire plus franc : « on aurait dit que CTW déplaçait les poteaux de but chaque fois que [l’AFL-CIO] s’en rapprochait ».

Un amendement a créé de nouveaux organismes, les Comités de Coordination par Branches (ICC) pour pallier le manque de coordination et d’unité entre syndicats dans certaines branches industrielles (ou chez un très gros employeur unique, ou dans un secteur professionnel). Les ICC seront chargés de mettre sur pied des stratégies de négociation collective et d’organisation communes à de multiples syndicats dans une branche ; ils sont censés le faire indépendamment des affiliations nationales. Selon ce projet, les syndicats qui feraient de la concurrence déloyale aux autres syndicats dans la branche industrielle au moyen de « contrats inférieurs aux normes en vigueur » seront pénalisés.

Stern avait vu dans la chute libre du transport aerien, secteur fortement syndiqué, le premier signe évident du manque d’orientation stratégique du mouvement ouvrier. Il soutenait qu’une branche divisée en différents métiers et subdivisée en une douzaine de syndicats, sans stratégie coordonnée pour traiter avec les employeurs, c’est un facteur déterminant pour expliquer les millions de dollars de concessions faites par les syndicats depuis 2001.

Joe Uehlin, ancien responsable pour l’AFL-CIO du Comité sur les orientations stratégiques, est d’accord pour dire que l’une des causes du déclin syndical est le moindre intérêt porté au niveau de la branche industrielle et à l’unité nécessaire à ce niveau. Uehlin pense que les ICC représentent « un effort sérieux ».

Il y avait d’autres éléments de programme à tirer du coffre à jouets de CTW (en tirant d’un coup sec) : des résolutions et des amendements favorables à des stratégies de branches, des fusions syndicales stratégiques volontaires, des initiatives communes de recrutement, et un nouveau programme politique. Ce programme politique préconisait de se détourner de la mobilisation des voix tous les deux ans et du soutien à un candidat (les Démocrates, essentiellement) au profit d’un effort de mobilisation permanent s’attachant davantage à de nouvelles dispositions légales.

Barils de poudre

Les dirigeants et les activistes sont nombreux à exprimer leur inquiétude, pensant que la scission paralysera les conseils syndicaux centraux (CLC), les fédérations dans les États, et les autres organismes locaux et régionaux.

Tandis que certains CLC et certaines fédérations dans les États ne font pas grand chose d’autre que de mobiliser les syndiqués lors de campagnes politiques, certains activistes craignent que la scission ne sape le rôle de coordination que ces organismes peuvent jouer lors de grèves locales et de campagnes sur les lieux de travail.

Le SEIU, les Camionneurs et l’UFCW ont essayé de rester dans ces organismes locaux après la scission pour faire en sorte que le Conseil Exécutif de l’AFL-CIO interdise aux CLC et aux fédérations dans les États d’admettre la participation des syndicats qui ont quitté l’AFL-CIO.

Cette interdiction a mis en fureur de nombreux dirigeants locaux. Certains délégués au congrès ont déclaré qu’ils ne respecteraient pas cette interdiction et établiraient des organismes permettant la pleine participation de tous les syndicats locaux, quelle que soit leur affiliation.

Le Conseil Exécutif est revenu sur sa position au début d’Août. Sa nouvelle proposition permettait à des syndicats locaux désormais indépendants de faire partie des CLC, qui adopteraient des « chartes de solidarité » spéciales.

Le syndicat local devrait alors payer ses cotisations, plus une surcotisation de solidarité de 10 % pour compenser le prix des services fournis par l’AFL-CIO nationale. Cet argent alimenterait le fonds spécial créé par le congrès pour aider les organismes locaux affectés par la scission

L’un des termes de cette proposition était que les syndicats locaux qui se réaffiliaient s’engageaient à œuvrer à la réaffiliation de leurs camionneurs à l’AFL-CIO, ce qui a provoqué une réaction brutale d’Anna Burger, présidente de CTW : elle a déclaré que la proposition « utilise la rhétorique de l’unité, mais vise à provoquer une division supplémentaire ».

Depuis ce rejet, un certain nombre de dirigeants de CLC retournent leur colère contre CTW. Jeff Crosby, président du conseil syndical central de North Shore dans le Massachusetts, a déclaré que « le ton de Burger était une gifle pour tous les dirigeants de conseils syndicaux centraux qui voulaient maintenir l’unité. Si cela continue, il sera de plus en plus difficile de maintenir les CLC ».

On craint aussi que la scission ne donne lieu à des opérations de débauchage à grande échelle de part et d’autre. Quelques exemples sont déjà devenus des barils de poudre, alimentant la colère des dirigeants des deux côtés.

Un conflit sur le syndicat des employés de maison, affilié à l’AFSCME, a alimenté la chaudière dès le congrès. Un délégué de l’AFSCME a reçu une ovation en réagissant avec fureur à une lettre d’Andy Stern qui déclarait que le SEIU ne se sentait plus lié par les règles de la fédération empêchant le débauchage.

Les réformateurs parmi les Camionneurs indiquent aussi qu’il y a un avertissement dans une directive du BIT. Cette directive invite les syndicats locaux à ne pas pratiquer le débauchage, mais met quand même en avant une procédure de débauchage si un syndicat dans une branche particulière passe un contrat moins avantageux que les normes habituelles.

Unité par en bas

Tandis que le fossé s’agrandit au sommet, la conscience de la nécessité de renforcer l’activité commune et la solidarité semble se développer à la base. Les organisations et les campagnes qui mobilisent leurs membres en dépassant les lignes de clivage syndicales peuvent jouer un rôle plus important pour maintenir en vie les liens qui existent.

Sentant le danger que représente une fédération divisée, Jobs with Justice (Emplois et Justice) a fait une déclaration nationale avant la scission : « [JWJ] continuera à s’engager pour construire le pouvoir des ouvriers et des communautés. Nous continuerons à collaborer avec toutes les organisations, quelles qu’elles soient, qui soutiennent ces principes ».


* Chris Koutalik est rédacteur du bulletin d’opposition syndicale Labor Notes. Nous reproduisons cet article de Labor Notes de septembre 2005. Traduit de l’anglais par P. P.

1. Teamsters for a Democratic Union (TDU), est une tendance d’opposition rénovatrice au sein du syndicat des camionneurs.

(tiré d’Inprecor)