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La spectre de 1929

jeudi 16 octobre 2008, par Isaac Johsua

La crise boursière et bancaire qui secoue la planète n’est pas sans rappeler la Grande Crise de 1929. Mais la comparaison ne peut être que partielle.

La spectre de 1929

Rouge n° 2269, 09/10/2008

La crise boursière et bancaire qui secoue la planète n’est pas sans rappeler la Grande Crise de 1929. Mais la comparaison ne peut être que partielle.

L’année 1929 hante les mémoires. On se souvient surtout de la crise américaine, qui l’a emporté sur toutes les autres, en intensité et en durée. De 1929 à 1933, le PIB des États-Unis a chuté de près de 30 % et le cours des actions s’est effondré. De 3 % en 1929, le taux de chômage atteint 25 % quatre ans plus tard ! Une crise exemplaire, précisément parce qu’elle est exceptionnelle, parce que tous les traits des grandes crises y sont concentrés. Sommes-nous à la veille d’un remake ? La question est systématiquement posée, pour être immédiatement écartée. Pourtant, sur certains points, la proximité entre 1929 et aujourd’hui est frappante. À chaque fois, une bulle (boursière alors, immobilière aujourd’hui) est au point de départ des événements. À chaque fois, la crise bancaire guide la spirale. Surtout, à chaque fois (chose étonnante), c’est le surendettement des ménages qui alimente la dépression. En 1931, la chute de la livre anglaise a brutalement aggravé une situation qui semblait en voie d’amélioration. Aujourd’hui, les brutales fluctuations du couple euro-dollar font trembler l’ensemble de l’édifice.

Engrenage redoutable

Sur d’autres points, il est vrai, les deux crises se tiennent éloignées l’une de l’autre. Nous n’avons plus les contraintes d’un système monétaire international assis sur l’or, comme c’était le cas en 1929. Par ailleurs, le poids des allocations dans le revenu des ménages, ou celui du budget public dans le PIB, atteignent des niveaux sans précédent. Ils peuvent jouer le rôle de stabilisateurs de l’activité, ce qui n’était guère le cas en 1929. Enfin, la grande crise était une ellipse, à double foyer, américain et européen, alors que celle d’aujourd’hui n’a qu’un seul centre de gravité, américain.

On peut ainsi se rassurer, mais on peut aussi s’inquiéter. La mondialisation actuelle n’est pas seulement celle des échanges, c’est également celle du capital productif. Avec elle, les frontières du monde capitaliste ont été repoussées et, dans cette aire élargie, les tempêtes peuvent gonfler comme le font des cyclones à vaste rayon. Quant à l’interconnexion de la planète, elle joue dans les deux sens, accompagnant l’expansion mais amplifiant la récession. Elle ouvre ainsi la voie aux perturbations, leur permettant de se propager comme le ferait un feu sur une traînée de poudre.

N’est-ce pas le même tableau que nous obtenons si nous nous tournons vers la crise proprement financière ? Le fameux effet « domino » à l’œuvre sous nos yeux était déjà parfaitement illustré lors de la Grande Crise. Il l’était en matière bancaire, la chute, le 8 mai 1931, de la Creditanstalt autrichienne débouchant sur celle de la Danat allemande, le 13 juillet 1931, puis sur celle de toutes les banques allemandes, le 14 juillet 1931 et, enfin, sur une spectaculaire vague de faillites bancaires aux États-Unis. Cet effet domino a pu aussi se manifester en matière de changes, la chute du schilling autrichien, en mai 1931, débouchant sur celle du Reischsmark allemand, le 14 juillet 1931, et, enfin, sur la chute de la livre anglaise, le 21 septembre 1931. Le petit jeu par lequel crises boursière et bancaire s’entretiennent l’une l’autre avait aussi déjà été constaté lors de la Grande Dépression. L’impressionnante violence de l’impact des crises financières sur l’économie réelle commence à être observée aujourd’hui, mais elle avait déjà pu l’être – et de quelle façon ! – à partir d’octobre 1929, qu’il s’agisse de la crise boursière américaine, de la crise bancaire allemande ou de celle de la crise de change anglaise.

Comme s’il ne suffisait pas de copier la Grande Crise, des innovations sont venues aujourd’hui charger la barque : tel est le cas de la titrisation des créances, dont on parle beaucoup, mais également de la collectivisation de l’épargne (fonds d’investissement, de pension, etc.). Avec ces organismes de placement collectif, se sont multipliées les pyramides pointes en bas, reposant les unes sur les autres, adossées les unes aux autres, en un équilibre instable et fragile. Surtout, nous avons cette fois à faire à une innovation d’un type tout à fait particulier : la financiarisation de la consommation, qui a rendu cette consommation dépendante, non seulement de l’évolution de l’économie réelle (montant du revenu, menace du chômage, etc.), mais aussi de la crise financière elle-même (chute de la valeur de la maison dont on est propriétaire, chute de la Bourse, etc.), ce qui constitue un engrenage particulièrement redoutable.

« Régulation » à toutes les sauces

Alors, le spectre sera-t-il bientôt de retour ? Il y a des arguments dans un sens et dans l’autre, mais avons-nous posé à la Grande Crise la bonne question ? Si celle-ci est « Peux-tu recommencer ? », la réponse est non, car tout événement historique est unique. Si celle-ci est « Pouvons-nous tomber sur l’une de tes sœurs jumelles ? », la réponse est : l’hypothèse d’une nouvelle crise majeure ne peut être écartée. Ce que la Grande Dépression a d’abord montré, c’est de quoi le système capitaliste est capable s’il est laissé à lui-même. La preuve nous en est de nouveau donnée, s’il en était besoin.

N’est-ce pas le moment de rappeler la formule « Un autre monde est possible » ? Un monde que nous voulons sans exploitation, sans oppression et, en tout cas, sans d’absurdes répétitions du drame de 1929. Face à la violence des événements, que de conversions déchirantes en une quinzaine de jours ! Ceux qui s’inclinaient bien bas devant les vertus des marchés brûlent maintenant ce qu’ils adoraient, sans plus d’états d’âme. Ceux qui ne juraient que par la parole libérale se sont brutalement convertis à la « régulation », que l’on peut mettre à toutes les sauces. Tout le monde sent bien qu’on est ainsi loin du compte. Tout le monde sent bien que, pour surmonter une crise de cette ampleur et éviter sa répétition, c’est d’un changement de système qu’il faut parler. Oui, « le monde doit changer de base ». ■

Isaac Johsua