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Le Canada et l’empire

Par David McNally

jeudi 24 novembre 2005

Depuis les années 1960 tout particulièrement, une partie importante de la gauche canadienne-anglaise a décrit ce pays comme une colonie ou un État dépendant des États-Unis. Ceux et celles qui partagent cette analyse défendent en général que l’impérialisme dans le contexte canadien est marqué par un rapport univoque dans lequel les États-Unis dominent et le Canada est opprimé. Ainsi l’État canadien est décrit comme une victime de l’impérialisme ; l’idée que le Canada et sa classe dirigeante soient impérialistes est largement ignorée.

En grand partie, cette position est largement dominante à l’intérieur du Nouveau Parti Démocratique, du Conseil des canadiens, chez la plupart des dirigeants du mouvement syndical et souvent dans les pages de revues comme Canadian Dimension. Il y a bien sûr des nuances importantes entre ces groupes. Mais les courants dominants dans ces milieux défendent que la souveraineté de l’État canadien est un point de vue progressiste. Ces dernières années, par exemple, le Conseil des canadiens a prétendu que le Canada avait été transformé d’un pays en colonie alors que Canadian Dimension, qui a le mérite d’avoir publié des opinions différentes, a soutenu une série d’articles en défense de la souveraineté canadienne.

Cependant, cette position, — souvent d’écrite comme un nationalisme des gauche par sa façon de défendre la nation canadienne comme opposée à l’empire — a toujours été critiquée par la gauche. Nombre de ces critiques ont produit des analyses importantes qui s’opposent directement aux affirmations du nationalisme de gauche. En fait, beaucoup de ces critiques sont particulièrement importantes aujourd’hui à l’ère de la globalisation capitaliste. Dans ce texte, je fais le résumé des principaux arguments mis de l’avant par les secteurs de la gauche qui considèrent que le Canada n’est pas un pays dépendant mais un pouvoir impérialiste de taille moyenne ayant ses propres bases et qui interrogent le caractère progressiste des politiques s’appuyant sur le nationalisme canadien.

Définition de l’impérialisme

Alors qu’il n’y a pas de consensus sur la signification du mot impérialisme, je vais avancer une première définition qui permet, je pense, de créer un large consensus : l’impérialisme est un système d’inégalité globale et de domination reposant sur des régimes de propriété, sur le pouvoir militaire et des institutions globales qui permettent de drainer les richesses du travail et les ressources des peuples du Sud vers le capital des pays du Nord. Un État-nation est impérialiste dans la mesure où cet État et sa classe dominante perpétuent et bénéficient systématiquement de ce système d’inégalité globale. Bien que cette définition soit loin d’être complète (je vais revenir sur une autre dimension plus tard), c’est un point de départ essentiel. Cependant, avec cette définition, je défends que l’État canadien et sa classe capitaliste doivent être décrits comme impérialistes.

Les personnes qui s’opposent à cette thèse prétendent que l’économie canadienne est marquée de façon massive par la propriété étrangère et que ses élites économiques ne peuvent être considérées comme une classe indépendante au sens propre. Ces arguments sont repris dans toute la gauche nationaliste et ils méritent d’être examinés avec soin.

Commençons par la propriété étrangère de l’économie canadienne. En 1971, le contrôle étranger de l’économie (si on exclut le secteur financier) était à la hauteur de 35 pour cent. Au milieu des années 1980, cependant, la propriété étrangère était tombée à moins de 24 pour cent — cela veut dire que les milieux d’affaires canadiens ont racheté une large part de l’économie domestique. Durant la même période, la part du capital américain dans l’économie canadienne était tombée à moins de 17 pour cent. Une fois que nous incluons les grandes entreprises financières comme les banques et les compagnies d’assurances nous découvrons que ce n’est que 20 pour cent de toutes les actifs des entreprises au Canada qui sont de propriété étrangère et que le capital américain ne contrôle que 11 pour cent de toutes les richesses corporatives au Canada. Le résultat de ces tendances, c’est qu’au début des années 90, la propriété américaine de l’économie canadienne était à son plus bas niveau depuis les années 1920. Il est difficile de comprendre comment les nationalistes de gauche peuvent soutenir l’idée que le Canada est encore colonisé par le capital américain.

Cherchant différents indicateurs, quelques nationalistes de gauche ont souligné l’apport de l’investissement direct étranger comme étant un signe de la persistance et même du renforcement de la prise de contrôle américaine de l’économie canadienne. Mais encore une fois les faits ne soutiennent nullement ces prétentions. Car si nous comparons le montant des investissements étrangers au Canada par rapport au Produit National Brut , nous découvrons qu’il est plus bas que ce taux en Hollande, en Australie ou même en Grande-Bretagne. Il est vrai que des pays comme les États-Unis et le Japon ont des taux d’investissements étrangers plus bas mais le profil du Canada à ce niveau est beaucoup plus impressionnant que ce à quoi on aurait pu s’attendre d’une puissance secondaire dans le système capitaliste mondial.

L’investissement canadien à l’étranger

Encore plus significatif, cependant, c’est que le capital canadien est parmi les investisseurs étrangers les plus en pointe dans le monde. Le niveau d’investissement direct des entreprises canadiennes à l’étranger est égal à 18 pour cent du Produit National Brut du pays, plaçant le capital canadien au cinquième rang en terme du montant relatif consacré à investir au-delà de ses frontières. Per capita, le capital canadien a un plus haut niveau d’investissements étrangers que le capital américain ou japonais. Ce n’est que la Grande-Bretagne qui le dépasse parmi les nations les plus riches du monde.

D’un autre point de vue, pour chaque dollar d’investissement direct à l’étranger qui entrent au Canada dans les années 90, environ 1,70$ en sortait sous forme d’investissements directs. En bref, les capitalistes canadiens achètent ou lancent des entreprises à l’étranger à niveau beaucoup plus important que le capital étranger le fait ici même. Il en résulte, que dans le milieu des années 90, la valeur des investissements étrangers à entreprises canadiennes dépassaient la valeur des investissements étrangers au Canada.

Les niveau croissant d’investissements étrangers par les entreprises canadiennes ont généré ce qui est défini comme un surplus de dividendes du capital canadien. Ce terme se rapporte au taux entre les dividendes qui sortent du Canada en faveur des investisseurs étrangers (étant donné ce qu’ils possèdent ici ) et les dividendes qui reviennent au Canada étant donné la propriété canadienne d’entreprises dans d’autres pays. En bref, un pays a un surplus de dividendes si ses capitalistes font plus d’argent à l’extérieur du pays que les entreprises étrangères en font dans ce même pays. En 2000, selon Statistique Canada, ce pays réalisait un surplus en dividendes d’environ 3,5 milliards par année.

La plupart de ces dividendes proviennent des investissements à l’intérieur d’autres pays capitalistes développés parce que les investissements directs à l’étranger du Canada se retrouvent dans ces pays. Ainsi le Canada ressemble à tous les pays du centre du système mondial. En même temps, cependant, les banques canadiennes et les entreprises ont des investissements significatifs dans le Sud, particulièrement en Amérique latine et dans les Caraïbes. Comparé à d’autres nations du centre, le Canada est le deuxième plus grand investisseur étranger en importance en Jamaïque, en Bolivie, au Pérou, au El Salvador, au Guatemala et dans la République dominicaine. Le capital canadien a aussi une présence significative au Mexique, au Brésil, en Argentine, au Chili, en Inde, au Vietnam et dans les Philippines... De plus, les entreprises basées ici ont établi un pied à terre en Chine, en Indonésie, en Malaisie et dans des régions d’Afrique occidentale.

Les investissements des entreprises multinationales canadiennes dans les 10 pays dits moins développés du Sud visent comme tous les investissements des pays du centre à tirer avantage du faible coût de la main-d’œuvre, des ressources naturelles facilement exploitables, d’un système de taxation très avantageux, d’un droit du travail ne protégeant par réellement les travailleurs et les travailleuses qu’on peut retrouver dans nombre de pays plus pauvres du monde. Au sommet de ces pratiques, les banques occidentales ont créé des trappes à l’endettement pour les pays du Sud leur fournissant des prêts qu’ils doivent payer plusieurs fois par des paiements en intérêt et en capital. Ceci débouche sur le fait que les activités des banques occidentales et des corporations multinationales siphonnent des milliards de dollars du Sud chaque année, volant les plus pauvres du monde au bénéfice des grandes entreprises multinationales. Et le capital canadien est sans aucun doute un des bénéficiaires de ce système global d’échange inégal de la richesse.

Le capital canadien et la misère du monde

En fait, beaucoup d’entreprises canadiennes ont été l’objet de campagnes de protestation dénonçant leurs pratiques d’exploitation dans le tiers-monde . Laissez-moi vous donner quatre exemples récents.

Au Guatemala, Glamis Gold, une propriété canadienne de Skye Resources, est en conflit direct avec les communautés maya locales. Alors qu’il ouvrait une mine d’or et d’argent, soutenu par la Banque mondiale, Glamis a provoqué des dommages environnementaux déplaçant des peuples indigènes et détériorant leur approvisionnement en eau. Des protestations continues incluant une manifestation de 1000 hommes et femmes maya ont a été attaquées par des paramilitaires ce qui a débouché sur la mort d’un manifestant et par des blessures pour de nombreux autres.

Considérons maintenant le comportement des entreprises canadiennes du secteur minier dans la République démocratique du Congo. Des enquêtes ont démontré que ces entreprises ont été complices de violations des droits humains au milieu des guerres civiles qui ont tué trois millions de personnes. En 2003, un rapport des Nations Unies a démontré que ces entreprises minières canadiennes avaient violé les règles de conduite internationales en ce qui a trait aux droits humains, à la taxation et en d’autres matières. La journaliste canadienne Madeiline Drohan a documenté les pratiques d’exploitation parfois violentes de ces entreprises dans son livre Making a Killing : The Corporate use of Armes Force in Africa.

Examinons maintenant le cas de l’Alcan, une entreprise multinationale canadienne parmi les plus grandes compagnies d’aluminium au monde.

En Inde, les peuples indigènes, les Adivasis, ont mené une campagne contre l’Alcan, pour son rôle comme copropriétaire d’une mine de bauxite dans les collines de Baphmili dans la région de Kashipur d’Orissa. Des milliers d’Adivasis ont dû faire face à des déplacements comme résultat des dépôts de cendres et autres déchets — tout cela a dramatiquement dégradé leur environnement local. Depuis 1998, les peuples indigènes ont protesté contre le développement de la mine et de la raffinerie. Ils ont été régulièrement réprimés par la police qui a tué quatre personnes et blessé des centaines d’autres.

Enfin, je présente l’exemple de l’International Nickel Company (INCO). Cela fait plus de trente ans que l’INCO est impliquée dans le déplacement de la communauté Dongo de Sorwako en Indonésie quand elle a débuté ses opérations minières dans cette région. Récemment, la communauté indigène a entrepris des actions pour forcer l’entreprise à négocier les terres et des compensations financières. En septembre de cette année, des personnes ont tenu des manifestations, un sit-in et une grève face au bureau régional de l’INCO à Makassar en Indonésie. Peu après, 500 personnes ont bloqué le site de la mine d’INCO à Sorowalo.

Dans chaque cas, nous observons l’opposition des pauvres du monde aux entreprises multinationales canadiennes. En somme, ces quatre cas illustrent les pratiques d’exploitation violentes du travail, de pillage des ressources naturelles et de déplacements d’êtres humains caractéristique des entreprises canadiennes dans différentes régions du tiers-monde. Ce sont des pratiques impérialistes clairement reconnaissables des entreprises capitalistes des nations du centre du système mondial engagé dans le pillage des richesses des régions les plus pauvres du monde et qui participent à la suppression violente des protestations populaires. Alors que certains prétendent que la prévalence des compagnies minières dans ces exemples démontre que le Canada n’est pas une économie capitaliste de premier rang alors que les mines est évidemment une industrie centrée sur les ressources, William Carroll a démontré — il y a de nombreuses années dans son livre Corporate power and Canadian capitalism — que les entreprises minières sont des entreprises de haute technologie opérant à l’avant-garde du capitalisme moderne.

Le recours à la force

Ces quatre exemples montrent une dimension importante de l’impérialisme qui n’avait été qu’esquissée dans ma définition originale : l’utilisation de la force par les pays capitalistes du centre et les entreprises qui s’y retrouvent de façon à assurer le pillage des richesses du Sud. Les entreprises canadiennes ont régulièrement été complices de violences pour défendre leurs intérêts d’affairistes au Guatemala, au Congo, en Inde ou en Indonésie tout comme l’État canadien. De nombreux Canadiens n’aiment pas admettre cette vérité incontournable. Mais les faits sont clairs en cette matière.

Il est certain que le capitalisme a toujours utilisé la force. Bien que leurs affaires quotidiennes se mènent sans qu’on utilise nécessairement la violence, la force doit toujours être disponible si des manifestations et la résistance créent de l’instabilité pour capital. C’est pourquoi les manifestations militantes, les grèves, les sit-in sont fréquemment et violemment réprimés par la police et que cela débouche sur des arrestations. Une telle utilisation de la force est spécialement fréquente dans les pays du tiers-monde où le capital occidental rencontre une résistance particulière face à ses comportements irrespectueux des besoins et de l’histoire des populations locales.

Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, il y a eu continuellement des interventions impérialistes dans les pays du tiers-monde. L’Asie, le Moyen-Orient et l’Amérique latine, en particulier, ont connu des invasions militaires répétées dont les occupations de l’Afghanistan et de l’Irak ne sont que les exemples les plus récents. L’État canadien a fréquemment joué un rôle actif pour écraser ces gens et supprimer la dissidence dans le Sud.

Aujourd’hui par exemple, les troupes canadiennes sont activement impliquées dans les aventures impérialistes en Afghanistan et en Haïti. La présence canadienne en Afghanistan comme partie de la coalition des forces d’occupation démontre que notre gouvernement est préparé à écraser le droit des peuples à l’autodétermination. Et son rôle en Haïti qui a été moins publicisé a été particulièrement odieux.

D’abord, les dirigeants des Caraïbes ont dénoncé le Canada pour ne pas avoir intervenu contre le coup d’État soutenu par les Américains pour renverser le président d’Haïti Jean-Bertrand Aristide au début 2004. Alors que la poussière est retombée, il est devenu clair que non seulement le Canada n’a pas dénoncé ce fait mais que les troupes canadiennes ont participé à l’enlèvement d’Aristide.

Comme Aristide l’a dit à Noami Klein récemment (20 juin 2005) « l’enlèvement a été menée par les Etats-Unis, la France et le Canada. Ces trois pays ont été les premiers à envoyer leurs soldats en Haïti avant le 29 février (c’est en 2004 qu’Aristide a été renversé) en ayant leurs soldats soit à l’aéroport ou à ma résidence ou autour du Palais présidentiel ou dans la capitale pour assurer le succès de l’enlèvement. »

Et depuis ce temps, les troupes canadiennes ont été à l’avant-plan de la répression violente de la résistance haïtienne. Le 18 mai 2005, par exemple, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Port-au-Prince pour demander le retour d’Aristide et la fin de l’occupation occidentale. Les soldats canadiens, parmi de autres, ont ouvert le feu et tué nombre de personnes.

Bien que des critiques valables puissent être faites à Aristide, il est difficile d’être en désaccord avec son affirmation « que le gouvernement canadien et l’armée canadienne ont du sang haïtien sur les mains ».

Le Canada impérial

Face à l’affirmation que le Canada ne joue ce rôle que parce qu’il est à la solde des Américains nous devons nous rappeler que la classe dirigeante canadienne a refusé de joindre la guerre américaine contre l’Irak tout comme elle s’était abstenue de la guerre américaine au Vietnam.

Le gouvernement canadien a été renversé Aristide parce qu’il cherchait à protéger les intérêts du capital canadien et qu’il perçoit que tout gouvernement insuffisamment voué aux intérêts des entreprises occidentales peut être une menace. Du sang a coulé en Haïti — comme au Guatemala, au Congo, en Inde ou en Indonésie — en défense du capitalisme canadien.

C’est la réalité du Canada et de l’empire. C’est le côté hideux d’un pouvoir impérialiste de taille moyenne qui prétend parce qu’il n’a pas les moyens d’intervention de l’impérialisme américain qu’il n’a pas d’intérêts impérialistes propres. L’histoire et la géopolitique nous racontent une autre histoire. Et cette histoire nous devons l’entendre et la publiciser si nous voulons manifester une véritable solidarité avec ceux et celles qui se battent contre les actions prédatrices du capital canadien dans le tiers-monde.

(tiré de la revue New Socialist, no, 54, nov-janv 2005-2006)