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Le marxisme et les sciences sociales

samedi 17 novembre 2007, par David Mandel

L’un des éléments les plus caractéristiques de l’analyse marxiste est son caractère engagé. À la différence des autres théories en sciences sociales, la théorie marxiste ne prétend pas être idéologiquement neutre.

Quand j’étais étudiant pendant les années 1970, les étudiant·e·s de mon département se sont battu·e·s pour l’embauche d’un professeur marxiste. À l’époque, la jeunesse étudiante était assez radicalisée, et plusieurs d’entre nous voulaient faire nos thèses en utilisant une approche marxiste. Mais dans ce grand département de quelque 40 professeurs il n’y avait pas un seul marxiste. Nos moyens de pressions, entre autres, une grève, ont finalement amené le département à la table de négociation. Mais les négociations traînaient sans résultat. Après plusieurs séances, l’un des professeurs s’est finalement écrié en frustration : « Mais, voyons donc, le marxisme, c’est une religion ! »

Un peu plus tard, lors de la soutenance de ma thèse, j’ai rencontré de nouveau cette attitude : certains membres du jury m’ont reproché d’avoir fait une thèse politique, non pas scientifique. Ils voulaient m’imposer des révisions majeures, ce qui est l’équivalent d’un échec.

Ces professeurs considéraient, peut-être sincèrement, que leurs propres analyses, à la différence de la mienne, étaient neutres. Mais c’était une illusion. Un parti pris idéologique est comme un accent. Quand on a grandi au Québec où tout le monde parle avec le même accent québécois, on peut bien se faire l’illusion de parler sans accent. Ce seraient plutôt les anglophones et les touristes français qui ont des accents. C’est pareil en idéologie : lorsqu’on adhère à l’idéologie dominante, qui est véhiculée par nos grands médias, par l’écrasante majorité des intellectuels et par les membres de la dite « classe politique », on peut bien avoir l’impression de n’adhérer à aucune idéologie. Mais on a quand même un parti pris – en faveur de l’ordre établi, du système capitaliste.

« Le champ visuel du marxisme »

L’engagement conscient et avoué du marxisme est envers le socialisme, qui une société sans exploitation, où l’économie serait gérée démocratiquement pour et par la collectivité. L’économie capitaliste, par contre, est gérée par et pour les grands possédants, la bourgeoisie.

Cet engagement envers le socialisme a des conséquences importantes au niveau de la méthode du marxisme. À la différence des autres approches, l’analyse marxiste ne considère pas le capitalisme comme une chose allant de soi-même, comme une donnée naturelle qui doit être acceptée comme telle et ne pas être intégrée à l’analyse de la question sous étude. L’approche marxiste, au contraire, intègre le système capitaliste dans son analyse de toute question importante de la société, que ce soit le déficit démocratique, la mondialisation, la pauvreté, la question nationale, la discrimination raciale ou sexuelle, la destruction de l’environnement, l’érosion de notre filet de sécurité sociale, et ainsi de suite.

De cette manière, le concept de « totalité » joue un rôle central dans la méthode marxiste : toute question particulière est analysée comme partie intégrante de la totalité des rapports qui constituent la société donnée. En conséquence, le champ visuel de l’analyse marxiste est plus large, plus englobant, que celui des théories qui, consciemment ou non, acceptent l’ordre établi. Ces théories produisent des analyses partielles. Et, comme on sait, les vérités partielles, lorsqu’on les situe dans le tableau plus large, s’avèrent souvent des mensonges.

L’Etat démocratique selon l’idéologie dominante et selon l’analyse marxiste

Pour que mes propos ne restent pas abstraits, je propose de présenter très sommairement l’analyse marxiste d’une question qui nous concerne toutes et tous : la nature de notre État démocratique — est-il ce qu’il prétend être ? L’idéologie dominante, et sa version intellectuelle, la théorie pluraliste, y répondent à l’affirmatif. Selon cette théorie, notre démocratie est, peut-être, imparfaite ; elle a besoin de réformes ; mais elle est quand même une véritable démocratie, et, d’ailleurs, elle est la seule possible, puisque le socialisme amène au totalitarisme, comme le montrerait l’expérience soviétique. Notre système, selon la théorie pluraliste, est démocratique parce qu’il est caractérisé par le suffrage universel et égal et par les libertés démocratiques. Les partis au pouvoir savent qu’ils risquent être foutus dehors lors du prochain scrutin, s’ils adoptent des politiques impopulaires. Dans la compétition pour influencer l’action du gouvernement, aucun intérêt n’est exclu ; tout groupe d’intérêt de la société peut trouver des moyens tôt ou tard pour se faire valoir. Comme preuve, les partisans de notre démocratie citent les victoires politiques remportées par les forces populaires, comme, par exemple, la victoire des étudiants il y a presque deux ans sur la question des prêts-bourses, ou sur le maintien du gel des frais de scolarité. Ce sont des victoires remportées contre l’opposition combinée du gouvernement, du patronat, des éditorialistes des grands journaux, de la plupart des recteurs.

En somme, selon cette analyse qui correspond à l’idéologie dominante, le pouvoir politique n’est pas le monopole de la bourgeoisie ou d’une quelconque élite du pouvoir. Le peuple est souverain, même si sa participation à la vie politique est limitée aux scrutins périodiques.

Regardons maintenant l’analyse marxiste. D’abord, elle reconnaît comme réels les traits du système que je viens d’énumérer. On ne peut réduire notre système politique à une simple démocratie de façade ou à une dictature cachée, comme le font certains courants anarchistes. Ce n’est pas pour rien que le mouvement ouvrier et plus tard aussi le mouvement féministe se sont battus pour obtenir le suffrage universel. Mais malgré tout cela, notre démocratie n’est pas ce qu’elle prétend être.

La thèse marxiste est que le capitalisme subvertit la démocratie, la transformant en outil de domination de la minorité possédante du capital, de la bourgeoisie. La fonction fondamentale de notre Etat, et des appareils de violence sur lesquels il s’appuie, est de défendre l’intégrité et le bon fonctionnement du capitalisme, système d’exploitation qui permet à la bourgeoisie d’accumuler de plus en plus de richesses aux dépens du travail non rémunéré [plus-value] des salariés, qui sont obligée)s à vendre leur force de travail aux membres de la bourgeoisie pour subsister.

L’Etat démocratique et l’appropriation privée des moyens de production, de distribution et de diffusion (médias)

Regardons brièvement les arguments sur lequel la thèse marxiste s’appuie. On peut les organiser en trois groupes. Le premier concerne les aspects de la société capitaliste qui confèrent un avantage permanent et écrasant à la bourgeoisie dans la compétition pour influencer le gouvernement. Cela ne veut pas dire que les forces populaires ne gagnent jamais les luttes politiques. David n’a-t-il pas abattu Goliath ? Comme j’ai souligné, notre système n’est pas une dictature cachée. Néanmoins, la lutte politique entre la bourgeoisie et les forces populaires pour influencer la politique de l’Etat se mène à armes très inégales. Et aucune réforme du système politique qui laisse intègre le système capitaliste ne pourra pas changer cette donnée fondamentale.

La première source de l’inégalité des moyens d’influence est la propriété privée des moyens de production et de distribution, qui se trouvent entre les mains de la bourgeoisie. Dans une économie capitaliste, ce sont les membres de cette classe qui prennent les décisions concernant les investissements et la production et la distribution des biens et des services. Quelle serait la réaction du milieu des affaires à un gouvernement qui ose remettre en cause l’orthodoxie néo-libérale ou tout autre intérêt que ce milieu considère vital ? Il y aurait une diminution des investissements, une fuite de capital, une vague de délocalisations des entreprises. Et ces actions ne seraient nécessairement même pas concertées. Ce sont les réactions spontanées des possédants aux menaces à leurs capitaux et à leurs profits.

De cette manière, la bourgeoisie tient la santé de l’économie et des finances publiques entre ses mains. C’est la source d’immense influence politique. Tout gouvernement, à moins qu’il ne décide de nationaliser l’économie, est obligé à chercher la confiance du monde des affaires. Mais il peut bien se passer de la confiance des forces populaires, comme le montrent les années du gouvernement Charest [Jean Charest, premier ministre du Québec].

À cet immense pouvoir économique de la bourgeoisie, il faut ajouter celui de ses nombreux alliés internationaux. Il s’agit des investisseurs étrangers, des institutions financières internationales, comme le FMI et la Banque mondiale, et des gouvernements étrangers. Tout gouvernement qui oserait porter atteinte aux intérêts importants de la bourgeoisie se retrouverait sous la lourde pression économique, politique, même militaire, de ses acteurs extérieurs. Les forces populaires ne peuvent, malheureusement, compter sur une solidarité internationale comparable.

Un autre immense avantage politique de la bourgeoisie est son contrôle des moyens de production et de diffusion des idées. Marx et Engels ont affirmé il y a 150 ans qu’à toutes les époques les idées dominantes sont celles de la classe qui domine économiquement. La classe qui possède les moyens de production matérielle contrôle aussi les moyens de production et de diffusion des idées. Au Québec et au Canada, comme dans le reste du monde capitaliste, les médias de masse, à quelques exceptions près, sont la propriété de grandes corporations. Celles-ci sont naturellement d’orientation conservatrice, ou, au mieux, libérale.

Cela n’est pas un complot. C’est la conséquence de la concentration de capital, qui est une tendance fondamentale du capitalisme : l’énorme capital nécessaire aujourd’hui pour acheter ou fonder un journal de masse ou un canal de télévision est tout simplement hors de la portée des forces populaires. Et aux médias de masse comme outil de domination idéologique, on peut ajouter les maintes boîtes à pensées et les agences de relations publiques financées par les membres de la bourgeoisie, son armée d’idéologues diplômés directement ou indirectement à leur solde, le système d’éducation, et très souvent aussi les institutions religieuses.

Ces moyens de domination idéologiques confèrent à la bourgeoisie une capacité inégalée d’influencer l’opinion publique. Un gouvernement qui ose porter atteinte à ses intérêts importants se verrait l’objet d’une campagne médiatique accablante.

Pour résumer ce premier groupe d’arguments, je veux citer un discours fait par le Premier ministre d’Italie en 1947. À la fin de la guerre mondiale, avec la chute du régime fasciste en Italie, qui avait eu le soutien enthousiaste de la bourgeoisie, son parti Démocrate chrétien (DC) a cherché à s’appuyer sur les classes dites moyennes. Mais de Gasperi [Alcide de Gasperi, 1881-1954, fondateur de la DC] a vite compris que cela ne suffisait pas. Son parti ne pouvait se passer de l’appui de la bourgeoisie. Je le cite :

« Il y a en Italie un quatrième parti, en plus des Démocrates chrétiens, des Communistes, et des Socialistes, un parti qui est capable de paralyser et de rendre futile tout effort, en organisant le sabotage du prêt national, la fuite du capital, l’inflation, et la diffusion de campagnes scandaleuses. L’expérience m’a appris que l’Italie ne peut être gouvernée aujourd’hui à moins que nous n’amenions au gouvernement, sous une forme ou autre, les représentants de ce quatrième parti, qui dispose de la richesse de la nation et du pouvoir économique. »

Les institutions de l’Etat et la bourgeoisie

Un deuxième groupe d’arguments concerne les avantages dont jouit la bourgeoisie au sein même des institutions de l’État. L’État démocratique a été formé principalement par et pour les forces bourgeoises, même si le suffrage universel a été une concession à la pression du mouvement ouvrier. Cet État s’est développé pour gouverner la société capitaliste. Il est en fait l’expression politique de la société capitaliste. C’est un État capitaliste, malgré sa forme démocratique.

En premier lieu, il s’agit de la sympathie spontanée de l’administration publique, du judiciaire, de l’armée et de la police pour les intérêts de la bourgeoisie. C’est le cas quelle que soit la couleur du parti au pouvoir. Les hautes sphères, et très souvent aussi les intermédiaires, de ces institutions étatiques, dont tout gouvernement dépend pour son fonctionnement normal, partagent les mêmes orientations idéologiques que le monde des affaires. Les hauts rangs notamment de ces institutions appartiennent au même milieu social que la bourgeoisie. Et ils vont résister, passivement ou activement, à toute mesure qui porte atteinte aux intérêts de cette classe. Cette affinité idéologique donne aux membres de la bourgeoisie un accès privilégié aux allées du pouvoir.

Lorsqu’on se rend compte du caractère fondamentalement capitaliste de la démocratie libérale, il devient clair que ses défauts, qu’on trouve à un degré ou autre dans tous les pays capitalistes, ne sont pas le simple fruit du hasard et qu’ils ne peuvent pas être corrigés par du bricolage réformateur. Au contraire, ils font partie intégrante du système politique. Depuis l’avènement du suffrage universel au début du XXe siècle – réforme à laquelle les Etats et les classes possédantes ont longtemps résisté avec férocité – les gouvernants se trouvent affrontés à un problème compliqué : comment gouverner pour la bourgeoisie, tout en soutenant l’illusion de gouverner pour tout le peuple. C’est tâche est d’autant plus difficile de nos jours, l’époque néolibérale, quand le progrès du capitalisme s’accompagne de la régression de la situation des classes populaires.

Le « déficit démocratique » un trait inhérent de la démocratie capitaliste

À part les concessions de temps en temps pour contenir la pression populaire, le moyen principal de la démocratie capitaliste pour résoudre ce problème est de tenir les classes populaires à l’écart de la vie politique. Pour les théoriciens libéraux de la démocratie, la faible participation populaire à la vie politique est une chose peut-être regrettable, mais fondamentalement normale, puisque, selon eux, la majorité des gens préfèrent s’occuper de leur vie privée. Et de toute manière, le peuple n’a pas l’expertise nécessaire pour s’orienter dans des questions complexes, loin de son expérience quotidienne. Mieux laisser cela aux spécialistes de la classe dite politique.

Mais selon l’analyse marxiste, la démocratie capitaliste a été conçue pour marginaliser les classes populaires, cultiver leur indifférence et l’ignorance des agissements de l’État. La manipulation et le mensonge, l’absence de transparence, le secret d’Etat, le refus de prendre des mesures sérieuses pour encourager la participation – bref, tout ce qu’on appelle aujourd’hui le « déficit démocratique » – sont des traits inhérents de la démocratie capitaliste.

Voici un exemple. Lorsque l’ancien Premier Ministre Brian Mulroney a décidé de négocier le traité de libre-échange avec les Etats-Unis, ce qu’il avait solennellement promis de ne pas faire lors de sa campagne électorale, il a envoyé le mémorandum suivant à son cabinet : « Il est vraisemblable que plus le sujet sera connu et débattu, plus l’appui que lui accorde le public ira en déclinant. Cependant, un programme de communication correctement exécuté aura pour effet probable d’induire chez la majorité des Canadiens une sorte de désintérêt bienveillant pour le sujet. »

En fait, des pans entiers de notre système politique jouent joue un rôle principalement symbolique pour faire croire au peuple que l’Etat est neutre et défend l’intérêt commun. C’est le cas en grande partie, par exemple, de la Commission des droits de la personne, qui est terriblement sous-financée et qui manque le pouvoir de prendre des décisions exécutoires. C’est aussi largement le cas de la Commission des normes de travail, appelée à défendre les droits des salariés non-syndiqués. Et c’est également le cas de la CSST (Commission de la santé et de la sécurité du travail) qui n’a ni les ressources ni la volonté de forcer les patrons à respecter les normes de santé et sécurité du travail. En fait, la plupart des agences établies formellement pour réguler l’économie dans les intérêts de la population les régulent, de facto, dans les intérêts des entreprises prétendument régulées. Mais leur existence et leurs interventions de temps en temps en faveur des faibles et des démunis servent à maintenir l’illusion d’un Etat de tout le peuple.

Il en va de même en grande partie pour le parlement lui-même. Cette institution très en vue ne cesse de perdre du pouvoir en faveur de l’exécutif, qui lui agit pour la plupart derrière les coulisses. Ce glissement du pouvoir des législatifs vers les exécutifs est un phénomène universel des Etats démocratiques depuis l’avènement du suffrage universel.

Mais, en plus, il y a des éléments importants de l’Etat qui sont officiellement même hors du contrôle démocratique. Par exemple, de la Banque nationale, qui joue un rôle très important dans la vie économique du pays, est officiellement indépendante du gouvernement élu. Une grande partie de ce que le gouvernement fait dans la sphère de la politique extérieure est également soustraite au contrôle démocratique. Nos parlementaires n’ont même pas été admis aux négociations de la ZLEA (Zone de libre échange des Amériques – ALCA), tandis que des hommes d’affaires y étaient présents. La décision d’envoyer nos troupes en Afghanistan n’a été ni débattue ni entérinée par le parlement. Le contrôle démocratique des appareils de violence – la police, la GRC (Gendarmerie royale du Canada), le SCIS (Service canadien du renseignement de sécurité) – est également quasi inexistant. La GRC en particulier, qui a été créée en 1919 en réponse à la radicalisation du mouvement ouvrier, a souvent agi avec impunité en violation de la loi. Il va sans le dire que ses actions illégales ont le plus souvent été dirigées contre les forces populaires.

J’arrive enfin au troisième et dernier type d’argument : l’analyse marxiste affirme que la démocratie capitaliste ne peut tolérer la remise en cause du capitalisme. Et je parle ici de la remise en cause légale et constitutionnelle du capitalisme. Si l’Etat était vraiment démocratique, il devrait permettre la transition au socialisme, si cela représente la volonté populaire. Mais cela n’est pas le cas. À ce sujet, on peut reformuler la thèse marxiste de la manière suivante : la bourgeoisie accepte l’incertitude inhérente à la démocratie tant que cette incertitude ne touche que ses intérêts secondaires et que le système lui permet de défendre ses intérêts jugés vitaux.

La bourgeoisie, au moins des pays riches, a appris au cours du XXe siècle à vivre avec le risque de défaites politiques sur des questions d’une importance secondaire parce qu’elle a compris que la démocratie permet mieux que la dictature de légitimer sa domination économique. Les dictatures rendent cette domination trop transparente et donc intolérable. Il est connu que les luttes populaires contre les dictatures se transforment facilement en lutte contre le capitalisme lui-même.

Mais si jamais les classes populaires arrivent à surmonter tous les obstacles idéologiques et institutionnels et élisent un gouvernement porteur d’un projet socialiste, à ce moment la bourgeoisie renoncerait à la démocratie et à la légalité constitutionnelle pour embrasser le sabotage et la violence. Et en faisant cela, elle aura l’appui des hautes sphères des appareils de violence (l’armée et la police), de la fonction publique, du judiciaire, des grands médias, de la plupart des intellectuels. Et si ces forces domestiques ne suffisent pas, elle pourra compter sur l’appui de forces économiques, diplomatiques et militaires venant de l’étranger.

L’histoire confirme la justesse de cette thèse. On peut mentionner, entre autres, l’Espagne en 1936-9, Chili en 1970-1973, Nicaragua durant les années 1980, Venezuela aujourd’hui. On citerait également le cas de la Russie de 1918-1921, mais cela prendrait plus d’explication.

« L’Etat comme partie intégrante de la totalité des rapports qui constituent la société. »

Voilà donc très brièvement l’analyse marxiste de notre démocratie. L’approche dialectique, qui aborde l’Etat comme partie intégrante de la totalité des rapports qui constituent la société, permet de comprendre comment le système capitaliste, sans supprimer les libertés politiques, arrive à transformer la démocratie en outil de domination de la minorité bourgeoise. Ce qui du point de vue de l’idéologie dominante, avec son champ visuel limité, apparaît comme démocratie devient un outil de domination lorsqu’on élargit le champ visuel à la totalité de la société.

Après cette présentation, il peut sembler paradoxal de parler de l’optimisme fondamental de la théorie marxiste. Mais l’analyse que je viens de présenter n’est pas pessimiste – elle est simplement réaliste et amène à la conclusion qu’une véritable démocratie passe par l’appropriation collective de l’économie. Cela à son tour demande une rupture révolutionnaire avec l’État capitaliste et son remplacement par une démocratie authentiquement populaire, un Etat transparent qui facilite et encourage la participation populaire aux affaires publiques.

Une telle rupture révolutionnaire ne signifie nécessairement pas une guerre civile destructrice avec des rivières de sang. Cela dépend en fin de compte de la résistance de la bourgeoisie. Car la justice est du côté des classes exploitées, et plus elles seraient déterminées et conscientes de leurs intérêts, plus faible sera la résistance au nouvel ordre.

Avec la passivité qu’on observe aujourd’hui dans la société, de telles paroles semblent sans doute assez utopiques. Mais le néolibéralisme s’appuie justement sur la résignation des classes populaires. Les gens ne cherchent pas des changements, non pas parce qu’ils sont contents de l’ordre établi, mais parce qu’ils considèrent sa transformation progressiste impossible. On les a convaincus qu’on est arrivé à la fin de l’histoire.

Etre marxiste ne signifie pas croire que la révolution et une société libre et juste sont à portée de la main, ni même qu’elles sont inévitables à plus long terme. Etre marxiste signifie seulement que ces choses sont possibles et que leur réalisation dépend en fin de compte de notre action collective. Le capitalisme en a créé les conditions objectives : une économie hautement productive qui peut fournir à chaque être humain de la planète une sécurité socio-économique fondamentale et les moyens de son épanouissement en tant qu’individu. Le capitalisme a également créé une force sociale majoritaire, la classe des salariés, qui est objectivement intéressée à la socialisation de l’économie, parce qu’elle ne possède pas de propriété et est forcée à vivre de la vente de sa force de travail. C’est une classe dont les conditions de vie et de travail sont dictées par le capital, situation qui va complètement à l’encontre de la prétention démocratique de notre société.

Le marxisme considère le socialisme possible aussi parce que l’oppression et l’injustice qui sont à la base de notre société capitaliste n’émanent pas d’une quelconque nature humaine, qui serait égoïste et compétitive, comme nous le ferait croire l’idéologie dominante. Selon la théorie marxiste, la nature humaine n’est ni bonne ni mauvaise. Son trait fondamental est justement d’être capable de presque tout, comme nous montre, en effet, l’histoire du dernier siècle.

Nous sommes des êtres sociaux. Nous ne devenons humains qu’à travers la société, et c’est le caractère de la société qui détermine quelle sera la nature humaine qu’y domine. Le capitalisme crée des êtres humains compétitifs, égoïstes, souvent cruels parce que c’est le genre d’individu le mieux adaptée pour réussir dans ce genre de société. Mais la lutte contre le capitalisme a la capacité de transformer les gens en individus généreux, solidaires, démocratiques. Ce sont des traits qui se manifestent avec force lors de toute lutte populaire d’envergure parce qu’ils sont nécessaires pour gagner.

C’est cela le sens de la remarque de Marx selon laquelle la véritable lutte n’est pas entre le travail et le capital, mais entre le travailleur et l’être humain. Le capital crée le travailleur dont il a besoin. Mais il génère aussi la lutte contre le capital, et cette lutte a la capacité de transformer le travailleur en individu capable de participer à la construction d’une société solidaire et démocratique.

J’ai souligné au début que la théorie marxiste est une théorie ouvertement engagée. Son engagement est envers une société basée sur la liberté, la solidarité, et la justice, une société, selon Marx, où le développement libre de tous et de toutes est la condition du développement de chacune et de chacun. Si un tel engagement vous attire, le marxisme devrait vous aussi intéresser.

* Cette conférence a été faite par David Mandel le 1er novembre 2006 à l’Université du Québec. D. Mandel est professeur titulaire au département de science politique de l’l’Université du Québec (Montréal). Il est l’auteur, entre autres, The Petrograd workers and the Soviet seizure of power : from the July days 1917 to July 1918, Macmillan, 1984. Les intertitres sont de la rédaction de A l’Encontre.

17 novembre 2007