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Le mouvement syndical dans la globalisation néolibérale

Eric DECARRO

dimanche 17 octobre 2004

Notre camarade Eric Decarro, ancien président national du Syndicat des Services Publics SSP/Vpod, nous livre dans le texte que nous publions ici un résumé du point de vue qu’il a soutenu le 30 mars dernier au Locle, dans le cadre d’un débat avec Vasco Pedrina (SIB), Jean-Claude Rennwald (FTMH) et Denise Chervet (Comedia) sur l’avenir du mouvement syndical.

1. Les enjeux syndicaux

On se mettra facilement d’accord entre nous sur les enjeux syndicaux du moment, ainsi que sur les attaques des associations patronales et des milieux dominants auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés en Suisse (le même type de problèmes se posent dans tous les pays industrialisés européens, évidemment sous des formes spécifiques à chacun d’eux). On peut résumer à grands traits ces enjeux syndicaux :

* attaques frontales aux assurances sociales (assurance vieillesse et 2ème pilier ; assurance invalidité, assurance chômage, assurance-maladie).

* politiques d’austérité quasi permanentes depuis le début des années 90 au nom de la lutte "contre la quote-part de l’Etat dans l’économie", comme ils disent, avec pour conséquences : suppressions massives d’emplois, pressions sur les salaires, remise en question des statuts du personnel et précarisation croissante des conditions de travail, suppressions de services à la population ou dégradation de ceux-ci, en particulier dans la santé et l’éducation. A ce sujet, on ne peut qu’être stupéfait quand on lit les propos tenus par Gygi, le directeur (socialiste) de la Poste, dans une interview au Matin : "Si la Poste veut rester concurrentielle, elle doit s’attaquer aux conditions de travail du personnel". Les patrons de droite eux-mêmes n’osent pas s’exprimer de manière aussi crue et directe.

* tendances à la libéralisation et privatisation des services publics au nom de la concurrence "et de l’efficacité" (ces décisions politiques du gouvernement anticipent ou découlent des impulsions données par l’OMC ou les directives de l’Union Européenne).

* attaques aux politiques conventionnelles visant à vider les CCT de leur substance en termes d’acquis sociaux, tout en maintenant dans les CCT l’obligation de paix du travail absolue.

* primat à la réduction des coûts à tous les niveaux, dans le secteur public comme dans le privé. Ceci s’applique avant tout aux emplois et aux salaires, sans parler des tendances à la précarisation du travail au nom de "la flexibilité".

* augmentations de salaires très maigres, en moyenne, couvrant à peine l’inflation et immédiatement mangées par l’augmentation galopante des cotisations d’assurance-maladie ou du 2ème pilier (retraites par capitalisation), tandis que les traitements des PDG, propulsés vers le haut, atteignent des niveaux obscènes, jusqu’à 20 millions par an. Le PDG de Novartis, Daniel Vasella, qui gagne en un an 6 fois ce que gagnerait sur 40 ans un salarié payé 6000 francs suisses par mois a ainsi eu le culot de déclarer : "pour un million, je ne travaillerai pas ; il faut quand même tenir compte du fait que la carrière d’un PDG est très brève".

* délocalisation d’activités vers les pays à bas salaires et licenciements massifs dans le pays d’origine, malgré des bénéfices juteux : dans un un reportage de la TV suisse alémanique à propos d’une délocalisation d’activité d’une boulangerie industrielle suisse vers la Pologne, le directeur expliquait tranquillement que les salaires y sont 8 à 10 fois inférieurs aux salaires suisses (salaires versés : 400 francs par mois), et le prix des terrains est sans comparaison ; tout cela, à proximité des marchés allemands. Il faut bien voir qu’aujourd’hui, les salariés dans nos pays sont soumis à une double pression : le travail s’en va, il est délocalisé ; et les travailleurs des pays du Sud et de l’Est affluent au péril de leur vie dans les pays industrialisés les plus riches car la globalisation capitaliste leur ferme toute perspective de développement chez eux.

* niveau élevé du chômage dans tous les pays et en particulier en Suisse, d’où pressions énormes sur les salariés pour accepter n’importe quel poste de travail, à n’importe quelles conditions : c’est là un gigantesque gaspillage de forces productives et créatives, entraînant à sa suite de nombreux problèmes sociaux.

* durcissement des politiques envers l’immigration, visant à diviser les salariés et à désigner un bouc émissaire sur lequel déverser toutes les frustrations (loi sur les étrangers, loi sur l’asile, politiques envers les requérants d’asile, répression envers les personnes sans papiers, mais tolérance envers les formes les plus éhontées d’exploitation de ces derniers).

* atteintes accrues aux libertés syndicales, au droit de grève et aux libertés démocratiques en général (liberté de manifestation et d’expression).

2. Quelles sont les causes de ces tendances ?

Des problèmes surgissent entre nous dès qu’on veut analyser les causes de ces tendances, et élaborer des orientations face à celles-ci. Je critique ici les orientations dominantes au sein du mouvement syndical. Je vise les orientations générales de l’Union syndicale suisse, et non la politique de telle ou telle fédération. Les déclarations de Serge Gaillard, secrétaire de l’USS et responsable de sa politique économique, sont édifiantes de ce point de vue.

Voici résumées mes principales critiques :

le mouvement syndical est incapable de prendre en considération le nouveau contexte qui découle de la globalisation néo-libérale, et du primat de la finance dans l’économie qu’elle instaure. Cette dernière renforce toutes les tendances parasitaires car les placements spéculatifs à court terme sont privilégiés au détriment des investissements productifs à long terme. Les milieux dominants considèrent toutes les activités économiques, les entreprises, comme autant de produits financiers qui se confrontent entre eux, du point de vue des rendements qu’on peut en escompter. Les investisseurs financiers sont désormais totalement indifférents au contenu concret de l’activité économique en question, sans parler du sort des salariés qui créent ces valeurs économiques. Quant aux Etats nationaux, eux aussi mis en concurrence entre eux, ils doivent assurer les conditions cadres (fiscalité, flexibilité du travail, ouverture des marchés, etc.) les plus avantageuses du point de vue du capital. Ce capitalisme nous condamne à la stagnation économique et à des récessions ou des crises monétaires en série et de plus en plus rapprochées. Il lui faut attaquer de plus en plus durement les conditions de vie des salariés et des petits producteurs de tous les pays pour alimenter en profits les énormes masses de capitaux accumulés et ouvrir de nouveaux débouchés aux multinationales.

* Le mouvement syndical ne prend pas en compte les tendances à terme destructives de ces forces du marché et se prononce au contraire pour un renforcement de la concurrence sur le marché intérieur - dont il attend une baisse des prix, qu’il considère de manière totalement erronée comme induisant mécaniquement une augmentation du pouvoir d’achat de la population - et pour un renforcement de la capacité compétitive de la Suisse sur le marché mondial. Il s’agit là d’une orientation foncièrement nationaliste, qui nous oppose aux salariés des autres pays, car cette compétition est excluante et les pays et entreprises les plus faibles seront les "perdants". Le mouvement syndical se soumet ainsi à un système qui consacre la loi du plus fort à tous les niveaux.

* il ne voit pas que la croissance est aujourd’hui étouffée par les tendances parasitaires de la globalisation financière et par la course au moins-disant social qu’implique la concurrence. C’est pourquoi il attend la solution de tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés d’un retour de la croissance (quelle croissance d’ailleurs, avec quel contenu du point de vue social ?), ou d’une politique monétaire visant à faire baisser le franc pour renforcer la capacité compétitive de la Suisse (au détriment de qui ?). Il ne se pose ainsi en aucune façon la question d’une alternative à ce système économique et à ses tendances destructives sur tous les plans.

* Il surévalue les possibilités de lutter contre ces tendances dans le cadre national et sous-estime gravement l’urgence qu’il y a à inscrire notre action dans un cadre plus large, en premier lieu dans le cadre européen, avec tous les salariés de ces pays, pour pouvoir peser au niveau mondial sur les politiques sociales et économiques.

* Il ne cesse d’appeler les milieux dominants au consensus, alors même que ceux-ci attaquent désormais sur toute la ligne les acquis sociaux et rompent le relatif compromis qui a eu cours dans la période 1950-1980. Cette rupture du compromis est d’ailleurs à mon avis une exigence systémique, objective, et ne dépend nullement d’une méchanceté particulière de la classe dominante. Si cela ne dépendait que de cette dernière, elle préférerait mettre un peu d’huile dans les rouages mais il leur faut en toute priorité rentabiliser les immenses masses de capitaux accumulés.

* Il se considère comme coresponsable de ce système avec les milieux dominants, ce qui lui interdit de participer aux débats sur l’alternative au système actuel, et tend au contraire à le co-responsabiliser dans les politiques monétaires, les politiques de lutte contre les déficits publics (il intériorise cette exigence, se bornant à réclamer des politiques pro-cycliques, et non anti-cycliques), la recherche - au nom du moindre mal - de solutions dans la réforme des assurances sociales, la flexibilisation des conditions de travail, etc ; cela le conduit aussi à appeler de ses vœux des politiques de croissance, au nom de "l’intérêt général", auquel les forces bourgeoises sont accusées de tourner le dos. Il s’agit évidemment là d’une soumission idéologique grave aux forces dominantes et d’un véritable "gommage" de la lutte de classe de laquelle il ne se considère plus partie prenante (il passe son temps à se plaindre de ce que les milieux dominants mènent "une lutte de classe d’en haut" et à exhorter ces derniers à se baser sur "l’intérêt général").

* Il surestime totalement, de ce fait, l’influence qu’il peut exercer en coulisses, dans les discussions avec l’administration ou avec les parlementaires (sans parler de la priorité accordée - dans une pure tradition de paix du travail - au moment de la négociation avec les organisations patronales par rapport au moment de la lutte) au détriment des nécessaires mobilisations contre les politiques des milieux dominants. Le mouvement syndical suisse privilégie ainsi systématiquement l’aspect institutionnel au détriment de la lutte.

* Une telle orientation nous conduit tout droit à des politiques syndicales d’accompagnement des politiques néo-libérales, au nom du "moindre mal" ; il présente cela comme permettant de sauver l’essentiel, alors que, de concessions en concessions, l’essentiel finit par être atteint. On peut citer l’exemple des plans sociaux lors des licenciements collectifs : combien de fois n’a-t-on pu constater la renonciation à toute lutte de la part du mouvement syndical dès lors que le patron était d’accord de prévoir un plan social ?

(...)

3. Quelles orientations stratégiques face à cette situation ?

Voici, selon moi, les questions stratégiques qui se posent pour le mouvement syndical dans cette période :

* Comment se situer par rapport à la globalisation capitaliste actuelle qui nous place sur la défensive à tous les niveaux ? On peut légitimement se poser la question de savoir si le capitalisme n’a pas aujourd’hui franchi un saut qualitatif qui exclurait - sauf confrontation à un mouvement social de grande ampleur obligeant les classes dominantes à des concessions pour tenter de sauver leur système - toute réforme d’ensemble dans le sens du progrès social. Des améliorations substantielles dans le domaine de l’emploi, du travail, des conditions de vie des populations et de la sécurité sociale sont-elles encore possibles dans le cadre actuel ? Est-il possible "d’humaniser le capitalisme" et "d’encadrer, réguler, les forces du marché" ? La manière dont il est aujourd’hui question des réformes - il s’agit toujours de réformes d’un contenu néo-libéral et donc, de régression sociale - nous oblige en tous cas à nous interroger ce sujet. Dans tous les cas, l’époque où l’on parlait de réformes de structures grignotant progressivement le pouvoir du capital est aujourd’hui révolue. Il est par contre nécessaire d’avancer sur le contenu de l’alternative à ce système, car cela ne peut qu’éclairer nos luttes immédiates et poser des objectifs de réformes ponctuelles allant dans le sens de nos contenus. La question du contenu d’une autre société, "d’un autre monde" est clairement posée, de même que la question de la transition et des moyens de réaliser celui-ci.

* Comment se situer par rapport à la globalisation néo-libérale et à son modèle de société et d’économie fondé sur la concurrence et la compétition à tous les niveaux ? Comment échanger le travail pour enclencher une dynamique de développement mutuellement avantageuse ?

* Un retour à l’Etat-nation - et aux politiques keynésiennes qui supposaient ce cadre pour la détermination des politiques sociales - est-il aujourd’hui compatible, ou incompatible avec la globalisation financière ?

Si le mouvement syndical ne se pose pas ces questions statégiques et ne tente pas d’y répondre, il court tout droit à sa mort.

Dire cela, ce n’est pas nier la nécessité de répondre sur le terrain aux attaques en cours, ou nier la nécessité d’un enracinement syndical à la base, dans les entreprises, sur les lieux de travail ; mais c’est de la réponse à ces questions de perspectives que dépend le succès de ce travail de terrain, la motivation des salariés dans les luttes et la crédibilité du mouvement syndical.

4. Des pistes de réponses

Aujourd’hui, les milieux dominants mondialisent le capital, tout en voulant clairement maintenir la gestion du rapport salarié dans le cadre national pour pouvoir jouer les salariés de chaque pays les uns contre les autres. Je pense pour ma part qu’il n’est pas possible de revenir à l’Etat-nation dans le cadre de cette globalisation néo-libérale : les forces productives sont de plus en plus socialisées sur une base internationale et feront sauter ce corset trop étroit.

Le travail ne connaît plus aucune frontière, il est délocalisé vers les pays à bas salaires. Et la concurrence est rude à tous les niveaux : le textile du Bangla Desh risque ainsi d’être aspiré vers la Chine qui connaît des conditions de rémunérations encore inférieures.

La position d’un Blocher, c’est clairement l’acceptation de la concurrence et le repli sur le pays - un pays capitaliste parmi les plus riches - pour affronter celle-ci dans une attitude aussi agressive que possible, avec des effets évidents de division des salariés de ce pays, et de renforcement de l’exploitation de ceux-ci. C’est la croyance d’un retour en arrière possible vers la société industrielle, et l’Etat-nation qu’impliquait cette société, qui s’avérera illusoire à terme.

La social-démocratie, quant à elle, est fondamentalement acquise aux réformes néo-libérales (Schroeder en Allemagne, Blair en Angleterre) et à la globalisation du capital qui implique sa libre circulation. Elle considère les multinationales comme les partenaires le plus approprié pour préserver les conditions de travail des salariés. Elle accepte la concurrence, conçue comme débouchant sur de meilleurs produits et des baisses de prix, dont elle attend une augmentation du pouvoir d’achat des classes populaires, sans voir que cette concurrence chasse la qualité et que la concurrence sur les prix implique une spirale de pression à la baisse sur les conditions de travail, les salaires, les ressources des assurances sociales et des services publics, l’environnement. Il en résultera aussi des tendances à la concentration du capital et à l’élimination des petites et moyennes entreprises, avec toutes les conséquences que cela implique pour l’emploi. Elle se prononce de plus pour la compétitivité de l’économie nationale, jouant sur la concurrence entre les pays. Elle présente en effet la concurrence comme un mode optimal d’allocation des ressources économiques. Elle maintient par contre l’Etat-nation pour tout ce qui concerne les conditions de travail et le filet social, et laisse entendre que ces conditions pourraient être préservées dans le cadre actuel, c’est-à-dire sans rupture avec le capitalisme. Cette position n’est nullement cohérente avec son acceptation de la globalisation du capital et de la concurrence au niveau international, car le filet social ne tiendra pas face à cette tension toujours plus forte.

5. Comment devrait se situer le mouvement syndical ?

1. Il devrait clairement se prononcer contre le retour à l’Etat-nation, et pour l’internationalisme des travailleurs et adopter une attitude cohérente de ce point de vue car les forces productives actuelles ne supportent pas les frontières nationales. Il devrait prendre une position claire face à toutes les tendances répressives contre l’immigration, en Suisse même.

2. Il devrait en particulier se situer de plein pied du point de vue européen, parce que c’est le cadre le plus favorable pour nous, à long terme, du point de vue de la solidarité avec les autres travailleurs : les mouvements sociaux devront de plus en plus se développer à cette échelle pour peser sur les choix essentiels. Cela n’exclut nullement d’être extrêmement critique sur l’Europe qui se construit aujourd’hui, une Europe néo-libérale, une Europe forteresse et une Europe puissance dans la compétition inter impérialiste. Mais quel est le contenu - je vous le demande - de la politique du Conseil fédéral aujourd’hui ? Quelle société et quels rapports avec les populations des autres pays implique la primauté accordée à la préservation du secret bancaire ? Quelles perspectives, du point de vue social et économique, le repli sur le niveau national offre-t-il ?

3. Le mouvement syndical doit clairement s’impliquer dans la dynamique des forums sociaux, participer de plein pied à ce débat entre mouvements sociaux au niveau mondial, européen, national et régional. Il doit avancer dans ce cadre ses propres éléments d’alternative sur le travail, car ce dernier est le fondement de toute société.

4. Le mouvement syndical doit s’inscrire dans une perspective de confrontation avec les forces dominantes et non dans une perspective de consensus avec celles-ci. Il doit privilégier le moment de la lutte par rapport au moment institutionnel. Il doit s’inscrire dans une perspective de rupture avec de système destructeur et non dans celle d’une coresponsabilisation dans celui-ci. La présence de Serge Gaillard au WEF de Davos, mais pas dans les forums sociaux est un signe que le mouvement syndical privilégie la recherche du débat avec les maîtres du monde, dont il attend sa légitimité, plutôt que de développer le débat sur nos propres bases (quelle société voulons-nous ?)

5. Le mouvement syndical devrait viser à long terme une harmonisation des conditions de travail au niveau international et avancer pour cela sur le contenu de l’alternative à opposer à la globalisation capitaliste. Cela suppose en effet un autre mode de division-répartition du travail à l’échelle internationale, un autre mode de régulation que le marché, la concurrence et la compétition, une pleine utilisation des forces productives et du travail qui réside dans chaque être humain, des perspectives d’amélioration de la situation sociale des populations, des investissements dans la lutte contre la faim, contre les maladies dévastatrices et pour préserver l’environnement.

Dans le mouvement syndical aujourd’hui, il n’est malheureusement guère possible de discuter de ces problèmes de fond. Le maître-mot c’est : "il faut être concret".