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Les causes de la crise alimentaire

dimanche 4 janvier 2009, par Eric Toussaint

Éric Toussaint, président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-monde (CADTM), est militant de la LCR-SAP (section belge de la IVe Internationale) et membre du Comité International de la IVe Internationale.


Tiré de la revue INPRECOR 2008-11-12 n° 543-544


L’auteur s’est fortement inspiré de la remarquable étude de 57 pages de Jacques Berthelot intitulée : « Démêler le vrai du faux dans la flambée des prix agricoles mondiaux » du 15 juillet 2008. L’auteur invite le lecteur à en prendre connaissance :
www.cadtm.org/spip.php ?article3762

. L’auteur remercie également Daniel Munevar pour la recherche documentaire sur le rôle de la spéculation. L’auteur a également consulté d’autres sources : Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations unies sur le Droit à l’alimentation et son successeur depuis mai 2008, Olivier De Schutter, la Banque des Règlements internationaux, la Banque mondiale, l’OCDE, la FAO, « The Economist, The Financial Times » et d’autres médias qui sont clairement référencés dans le présent article. Enfin, l’auteur est aussi redevable des discussions auxquelles il a participé en tant que conférencier au cours du séminaire organisé aux Canaries du 21 au 24 juillet 2008 par la commission Souveraineté alimentaire de l’organisation La Via Campesina. Évidemment le contenu de la présente étude est de l’entière responsabilité de l’auteur, il n’engage en rien les personnes et les organisations citées.


L’explosion des crises financière, économique et alimentaire en 2007-2008 montre à quel point les économies de la planète sont interdépendantes même si les problèmes ne sont pas vécus de la même manière. Dans les pays en développement, pour la plupart des gens, l’augmentation brutale du prix des aliments constitue le principal problème. Jusqu’ici, il vient avant la crise financière du Nord et ses conséquences pour l’économie globale. La récolte de céréales exceptionnellement élevée en 2008 et la chute brutale des prix des grains et d’autres produits agricoles sur les marchés boursiers de biens primaires à partir d’août 2008, ne doivent pas susciter de faux espoirs. Selon la FAO, « si se prolongent en 2008-2009 l’actuelle volatilité des prix et le resserrement du crédit, les semailles et les récoltes peuvent être affectées de telle manière qu’une nouvelle augmentation des prix peut intervenir en 2009-2010, provoquant des crises alimentaires encore plus sévères que celles dont nous venons de faire l’expérience » (1).

De fausses explications de la crise alimentaire dominent la scène. La consommation des Chinois et des Indiens est une des fausses explications qui, à force d’être répétée, devient une évidence. Il est important d’identifier les véritables causes de la crise alimentaire et les authentiques responsables.

Dans son rapport annuel rendu public en juin 2008, la très sérieuse Banque des règlements internationaux (2) reprend la fable de l’évolution de la consommation des Chinois et des habitants des économies émergentes. La BRI veut mener le public sur une fausse piste afin de cacher, d’une part, la responsabilité des gouvernements du Nord et des entreprises transnationales de l’agrobusiness qui ont fortement augmenté la production d’agro-combustibles et, d’autre part, la responsabilité des grands groupes financiers qui spéculent en Bourse sur les produits alimentaires. Les auteurs de la BRI cherchent à donner une apparence scientifique à leur explication.

Quelle est selon la BRI la cause principale de l’augmentation du prix des aliments ? « S’agissant des denrées alimentaires, la forte croissance du PIB dans les économies émergentes ces dernières années a gonflé la demande. Des changements structurels ont accentué cette influence. Par exemple, la hausse du revenu par habitant, notamment en Chine, a entraîné une augmentation de la demande de céréales en particulier pour nourrir les animaux d’élevage. Selon les estimations de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la consommation de céréales par habitant dans les PED [pays en développement] a augmenté de 20 % de 1962 à 2003, tandis que celle de viande triplait. L’incidence de la demande sur le cours des céréales est amplifiée du fait que, selon certaines estimations, il faut de deux à cinq fois plus de céréales, à calories égales, pour produire de la viande. En 2002, environ un tiers de la production mondiale de céréales a servi à l’alimentation d’animaux de boucherie. » (3)

Cette explication a une prétention scientifique et elle fait appel au bon sens. Le raisonnement est le suivant : la consommation des habitants des pays en développement (PED) a fortement augmenté, ils mangent de plus en plus de viande, les prix ont suivi.

Mais il y a un hic : comment se fait-il que la forte augmentation des prix n’ait eu lieu qu’en 2007-2008 alors que la consommation des PED croît fortement depuis 40 ans ?

En réalité, les prix des aliments ont baissé tout au long des années 1980 et 1990. Ils ont encore baissé entre 1998 et 2002, ils ont augmenté un peu en 2002-2004, puis baissé en 2005-2006 (4). Après la récolte 2006, le prix des aliments sur le marché mondial était égal au prix de 1998 qui était bien inférieur au prix des années 1970. En 2008, en dollar constant, le prix des aliments reste inférieur au prix maximum atteint à la fin des années 1970 (5). Bref, ce qu’il faut expliquer, c’est l’explosion des prix en 2007 et 2008. Or l’explication donnée plus haut par la BRI n’a aucun rapport avec les causes réelles de l’explosion du prix. Comme le dit Jacques Berthelot : « la hausse de la consommation des produits alimentaires, liée à la hausse rapide du niveau de vie des pays émergents comme la Chine et l’Inde (…) est une tendance à l’œuvre depuis de nombreuses années et ne peut rendre compte de la flambée progressive des prix agricoles depuis deux ans » (6). Il relève d’ailleurs que le prix du riz est resté stable jusqu’en octobre 2007. Par contre, il a été multiplié presque par trois entre octobre 2007 et mai 2008.

Voici l’explication en trois points qui est la plus appropriée (7) :

Primo, face à un prix des céréales qui était historiquement bas jusqu’en 2005, les grandes entreprises privées d’agrobusiness ont obtenu des gouvernements des États-Unis et de l’Union européenne qu’ils subventionnent l’industrie des agro-combustibles. Ces grandes entreprises voulaient gagner sur deux tableaux : vendre leurs céréales et d’autres produits agricoles plus cher et rendre rentable la production d’agro-combustibles. Elles y sont parvenues.

Comme ont-elles procédé ? Elles se sont appuyées sur l’hypothèse suivante : ce que le pétrole ne permettra plus de faire d’ici quelques décennies (en conséquence de la réduction des réserves disponibles), le soja, la betterave, les céréales ou la canne à sucre devraient être en mesure de le permettre. Elles ont donc demandé aux pouvoirs publics d’attribuer des subventions afin que la production très coûteuse d’agro-combustibles devienne rentable. Washington, la Commission européenne à Bruxelles et d’autres capitales européennes ont accepté sous prétexte d’assurer la sécurité énergétique de leur pays ou de leur région (8). Les lobbies pro agro-combustibles ont convaincu les gouvernements d’utiliser l’argument mensonger selon lequel les agro-combustibles avaient un impact positif sur l’environnement, contrairement aux hydrocarbures.

Cette politique de subvention a dévié des quantités importantes de produits agricoles essentiels pour l’alimentation vers l’industrie des agro-combustibles. De même, des terres qui étaient destinées à produire des aliments ont été reconverties en terres de culture pour les agro-combustibles. Cela diminue aussi l’offre de produits alimentaires et fait monter les prix. En somme, pour satisfaire les intérêts de grandes sociétés privées qui veulent développer la production d’agro-combustibles, il a été décidé de faire main basse sur certaines productions agricoles dont le monde a besoin pour se nourrir.

A noter que la BRI dans le rapport déjà cité n’accorde aux subventions publiques envers les agro-combustibles qu’une place mineure dans l’explication de la hausse des prix des aliments (9).

Deuzio, la spéculation sur les produits agricoles a été très forte en 2007-2008, accentuant un phénomène amorcé au début des années 2000 après l’éclatement de la bulle de l’internet. Après la crise des subprimes qui a éclaté aux États-Unis en été 2007, les investisseurs institutionnels (10) se sont désengagés progressivement du marché des dettes construit de manière spéculative à partir du secteur de l’immobilier américain et ont identifié le secteur des produits agricoles et des hydrocarbures comme susceptible de leur procurer des profits intéressants. Ils ont acheté les récoltes futures de produits agricoles à la Bourse de Chicago, à celles de Kansas City et de Minneapolis qui sont les principales Bourses mondiales où l’on spécule sur les céréales. De même, ils ont acheté sur d’autres Bourses de matières premières, la production future de pétrole et de gaz en spéculant à la hausse.

Tertio, les pays en développement ont été particulièrement démunis face à cette crise alimentaire car les politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale depuis la crise de la dette les ont privés des protections nécessaires : réduction des surfaces destinées aux cultures vivrières et spécialisation dans un ou deux produits d’exportation, fin des systèmes de stabilisation des prix, abandon de l’autosuffisance en céréales, réduction des stocks de réserve de céréales, fragilisation des économies par une extrême dépendance aux évolutions des marchés mondiaux, forte réduction des budgets sociaux, suppression des subventions aux produits de base, ouverture des marchés et mise en concurrence déloyale des petits producteurs locaux avec des sociétés transnationales…

Retour sur les fausses explications

Jacques Berthelot a épinglé une série de citations qui ont en commun de reprendre la fable de l’évolution de la consommation des pays émergents, en particulier des Chinois et des Indiens, en tant que cause principale (11). Les voici.

Pour le quotidien Les Échos du 15 avril 2008, « Le phénomène nouveau vient surtout des habitudes de consommation qui se modifient à toute allure dans les pays émergents. Les deux géants que sont la Chine et l’Inde sont devenus, avec la hausse de leurs revenus, demandeurs de viande et de céréales » (12).

Le Nouvel Observateur du 17 au 23 avril 2008 place en tête des sept causes identifiées « la modification des comportements alimentaires des pays émergents, notamment la Chine et l’Inde » et ajoute : « D’exportatrices, l’Inde et la Chine sont passées au statut d’importatrices ».

Le Directeur Général de la FAO, Jacques Diouf, a déclaré lors du forum Afrique-Inde du 8 avril 2008, qu’« après avoir rencontré le ministre de l’Agriculture de l’Inde, Sharad Pawar,… les stocks mondiaux de céréales ne peuvent assurer que de 8 à 10 semaines de consommation mondiale et que cela est dû à la demande supérieure des pays comme l’Inde et la Chine, où le PIB augmente de 8 % à 10 % et où la hausse de revenus va à l’alimentation » (13).

Pour Randy Olson, directeur du Biodiesel Board de l’Iowa, « les raisons pour un prix plus élevé de l’huile de soja incluent la demande accrue des classes moyennes de plus en plus nombreuses de Chine et d’Inde et d’ailleurs » (14).

De même, à la question « Pourquoi les prix des denrées alimentaires augmentent-ils autant ? », Nicolas Bricas, chercheur du CIRAD, répond : « Les habitudes de consommation sont en pleine mutation en Chine ou en Inde, où le pouvoir d’achat tend à augmenter. Résultat, la demande explose. Les populations veulent acheter davantage et réclament une meilleure alimentation. Elles consomment plus de viande. Pour leur bétail, les éleveurs ont besoin de cultiver davantage de plantes fourragères. Tout ceci attise la hausse des prix alimentaires dans leur globalité. A l’échelle internationale, les tarifs agricoles ont également flambé à cause de leur dérégulation » (15).

Dans Le Monde du 22 avril 2008, à la question « L’arrivée de deux nouveaux ogres sur les marchés internationaux (la Chine et l’Inde), est-elle la vraie principale cause de cette flambée ? », l’économiste Philippe Chalmin répond sans ambages « Oui » (16).

Philippe Lemaître lui fait écho dans la même édition du Monde : « Faute d’infrastructures, un pays comme l’Inde perd environ 30 % de ses récoltes et redevient importateur net de céréales » (17).

Le Président Lula du Brésil déclare le 18 avril 2008 à la FAO : « Ne me dites pas, pour l’amour de Dieu, que la nourriture est chère à cause du biocarburant. Elle est chère parce que le monde n’est pas préparé à voir des millions de Chinois, d’Indiens, d’Africains, de Brésiliens et de Latino-Américains manger trois fois par jour » (18).

La Chine et l’Inde ne sont pas responsables de l’envolée des prix des aliments

La Chine et l’Inde exportent plus d’aliments qu’ils n’en importent. Jacques Berthelot démontre chiffres à l’appui que la Chine est toujours exportatrice nette de céréales (blé, maïs, riz) et de viande ! Il en va de même pour l’Inde. Les Indiens sont exportateurs nets d’aliments depuis 1995. Ces deux pays ne sont donc pas à l’origine de l’augmentation du prix des aliments sur le marché mondial (19).

Voir encadré 1 à la fin de l’article (NON DISPONIBLE)

Face à l’absence d’évidences concernant la responsabilité des Chinois, la presse commence à opérer un virage.

Le 19 août 2008, le quotidien financier français Les Échos titrait « Hausse des prix alimentaires : la Chine déclarée non coupable ». S’appuyant sur des statistiques de l’OCDE et sur une étude fournie par un chercheur nord-américain publiée par le département nord-américain de l’agriculture, le quotidien français affirme que les Chinois sont autosuffisants notamment au niveau des céréales. De son côté, l’hebdomadaire néolibéral britannique The Economist dans son édition du 16 août 2008 réussit la prouesse de dire une chose et son contraire dans un même paragraphe : « Il n’est pas totalement faux de dire que l’énorme demande chinoise de denrées alimentaires et d’énergie fait grimper les prix des biens de consommation dans le monde ». Quelques lignes plus loin, l’éditorial de The Economist poursuit : « Et la production alimentaire de la Chine a augmenté plus vite que sa consommation au cours des dernières années. En tant qu’exportateur — modeste mais en pleine expansion — de blé, de maïs et de riz, la Chine a sûrement contribué à son échelle, à contenir les cours mondiaux des céréales ». Quelle acrobatie ahurissante !

Les politiques menées par les gouvernants des États-Unis et de l’Union européenne sont les principales responsables de la crise alimentaire mondiale.

Alors que la Chine et l’Inde exportent plus d’aliments qu’ils n’en importent, les États-Unis et l’Union européenne se trouvent dans la position inverse (21). En 2006-2007, les États-Unis étaient importateurs nets d’aliments. Il en va de même de l’Union européenne qui se situe en 3e position mondiale sur la liste des importateurs nets de céréales (après le Japon et le Mexique). C’est donc la demande qui vient des États-Unis et de l’Union européenne qui est susceptible d’entraîner les prix à la hausse.

Mais, concrètement, en quoi les États-Unis et l’UE sont-ils responsables de la flambée des prix alimentaires ?

D’abord il faut tenir compte du fait que les États-Unis jouent un rôle déterminant dans la fixation des prix mondiaux des grains (céréales, oléagineux et protéagineux) car les autres pays exportateurs adaptent leur prix en fonction des cotations sur les Bourses de Chicago, Kansas City ou Minneapolis (22). Par ailleurs, l’augmentation du prix des grains se traduit directement par une augmentation du prix de la viande car les animaux d’élevage consomment ces grains (23).

Deux facteurs fondamentaux qui dépendent directement des États-Unis et de l’Europe entrent en jeu dans l’augmentation brutale des prix des aliments en 2006-2008.

Le premier, c’est la forte progression de la production d’agro-combustibles aux États-Unis et en Europe.

Le second, c’est la formidable spéculation sur les prix des aliments — et des hydrocarbures (24) sur les marchés boursiers.

Énorme augmentation de la production d’agro-combustibles aux États-Unis

En 2007, les États-Unis représentaient 43 % de la production mondiale d’agro-combustibles (25). Entre 2005 et 2006, aux États-Unis, la production d’éthanol de maïs a été multipliée par cinq. Entre 2005 et 2009, cette production aura été multipliée par neuf ! La part de la production de maïs consacrée à la production d’éthanol est passée de 14,4 % à 23,7 % entre 2005-2006 et 2007-2008. Une partie de la production de soja est également destinée à la production d’agro-combustibles (en août 2007, 23,2 % de la consommation intérieure d’huile de soja était destinée à la production de biodiesel) mais le coût de revient est beaucoup plus élevé que l’éthanol de maïs. Une quantité énorme de terres qui servait à la production de blé et de soja a servi à la culture du maïs, ce qui a fait grimper le prix du blé et du soja. Le prix du maïs destiné à la consommation animale et humaine a lui aussi flambé puisqu’une part importante de sa production a été déviée vers celle d’éthanol. Le prix du riz produit aux États-Unis a lui-même explosé car sa production a baissé vu qu’il était plus rentable de cultiver du maïs, du soja, du blé ou des céréales fourragères (voir encadré).

L’augmentation de la production des agro-combustibles n’est en rien le résultat du libre jeu des forces du marché, il est la conséquence directe de l’intervention de l’État sous la pression de l’agrobusiness. Malgré l’augmentation du prix du pétrole, la production de l’agro-combustible n’est pas rentable sans les subventions apportées par le budget fédéral des États-Unis. En 2005, le Congrès états-unien a adopté une loi sur l’énergie qui a dopé la production des agro-combustibles. Cette politique de promotion a été renforcée par la loi du 19 décembre 2007 sur l’indépendance énergétique. Cette dernière loi impose à l’industrie pétrolière, sous peine de lourdes amendes, d’incorporer dans la fourniture de combustibles 57 milliards de litres d’agro-combustibles en 2015 (15 milliards de gallons (26) US) et 136 milliards de litres en 2022. Pour atteindre cet objectif, la part de la production de maïs destinée aux agro-combustibles atteindrait 32,8 % en 2011-2012.

Grâce à cette législation contraignante, aux États-Unis, les revenus du secteur agricole dominé par les grandes entreprises de l’agrobusiness ont bondi de 48 % en 2007.

En ce qui concerne la responsabilité des États-Unis dans la crise alimentaire mondiale, on peut suivre Jacques Berthelot qui déclare : « Les États-Unis sont indubitablement les principaux responsables de la flambée des prix agricoles et des émeutes de la faim actuelles par les objectifs déments qu’ils se sont fixés pour la production de biocarburants et parce que, comme on l’a vu, ce sont les prix des grains des États-Unis qui font les prix mondiaux sur lesquels les autres pays exportateurs s’alignent. » (27). On verra plus loin qu’il faut y ajouter le rôle de la spéculation qui s’est particulièrement développée aux États-Unis.

Voir l’encadré 2 à la fin de l’article (NON DISPONIBLE)

La responsabilité de l’Union européenne

Comme l’écrit Jacques Berthelot : « L’UE-27 (31) prétend vouloir nourrir le reste du monde tout en agitant l’épouvantail de la Chine et de l’Inde ! Cela est risible et affligeant au regard de la dure réalité des faits qui montre que c’est l’Union européenne, plus encore que les États-Unis, qui reçoit une aide alimentaire nette massive des PED. » (32)

Sous la pression de l’agrobusiness, l’Union européenne a adopté une politique comparable à celle de Washington. D’ici à 2010, les carburants devront contenir 5,75 % d’agro-combustibles (10 % en 2020). L’Union européenne produit du biodiesel principalement à partir de l’huile de colza (l’Union européenne produit 77 % du biodiesel mondial) et de l’éthanol à partir du blé, de l’orge, du maïs, de la betterave et de la distillation des excédents de vin. La production européenne d’agro-combustibles n’est pas rentable. Elle n’est viable qu’à coups de subventions. Pour atteindre l’objectif cité plus haut en 2012 sans recourir à des importations, il faudrait consacrer 20 % des terres arables actuellement cultivées.

L’Union européenne veut faire croire que sa politique vise à réduire ses émissions de gaz à effet de serre alors que, selon de nombreux scientifiques, les coûts environnementaux des agro-combustibles sont supérieurs à tous les avantages que l’on peut en attendre. Pour sa part, l’OCDE, dans un rapport publié le 12 septembre 2007, affirmait que « La poussée actuelle d’expansion de l’utilisation des biocarburants crée des tensions insoutenables qui déstabiliseront les marchés sans générer d’avantages significatifs pour l’environnement… Les gouvernements devraient cesser de se fixer de nouveaux objectifs pour les biocarburants et rechercher les moyens de les éliminer… » (33). Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, écrivait : « au lieu de permettre de lutter contre le changement climatique, le recours à certains types d’agrocarburants pourrait accélérer celui-ci. » (34)

Les agro-combustibles produits par la Chine, l’Inde et le Brésil jouent-ils un rôle important dans la montée des prix des aliments ?

1. La Chine.

Jusqu’en 2006, la Chine était le 3e producteur mondial d’éthanol de maïs (elle venait très loin derrière les États-Unis et l’Union Européenne) mais en juin 2007, les autorités chinoises ont interdit toute nouvelle production de maïs pour l’éthanol afin de faire face à l’augmentation de 42 % du prix du porc sur le marché intérieur. La production chinoise d’éthanol a effectivement baissé de moitié en 2007. Jacques Berthelot précise : « Comme, malgré la production d’éthanol de maïs, la Chine a encore exporté beaucoup de maïs en 2007, on ne peut imputer à son éthanol une responsabilité dans la flambée des prix mondiaux des céréales. Et comme elle n’a produit que 50 000 tonnes de biodiesel en 2006 contre un objectif de 2 000 000 tonnes en 2010, sa production de biodiesel n’est pas responsable de la flambée des prix des oléagineux. » (35)

2. L’Inde.

Le gouvernement indien, tout comme ses homologues nord-américain et européens, a lui aussi imposé à l’industrie pétrolière d’incorporer 5 % d’agro-combustibles dans les carburants pour 2010, et 20 % d’ici 2025. L’Inde était devenue, en 2006, le 4e producteur mondial de bioéthanol mais, en 2007, la production indienne s’est littéralement effondrée (elle est passée de 1,9 milliard de litres à 200 millions, soit une réduction de près de 90 %). Jacques Berthelot conclut : « Comme ce bioéthanol est produit à partir de mollasse de canne à sucre, que l’Inde exporte du sucre et que le prix du sucre a chuté depuis 2006 et n’a dépassé qu’en janvier 2008 son niveau de 2007, on ne peut imputer à l’Inde une responsabilité dans la flambée des prix des céréales. » (36) Par ailleurs, l’Inde a décidé de développer la production de biodiesel à partir des graines d’une plante non comestible, la jatropha. Mais, selon J. Berthelot, ce programme n’aboutira pas car le gouvernement a fixé un prix du biodiesel inférieur au coût de production. A noter que « les organisations paysannes indiennes et les ONG de défense de l’environnement sont résolument opposées au développement des biocarburants, y compris à partir de jatropha ou à ceux de l’éventuelle seconde génération provenant de produits cellulosiques » (37).

3. Le Brésil.

Troisième producteur mondial d’agro-combustibles, le Brésil vient tout juste derrière les États-Unis et l’Union européenne. Il devance de très loin la Chine et l’Inde. En effet, il produit 10 fois plus d’agro-combustibles que la Chine et trente fois plus que l’Inde. Jusqu’ici l’écrasante majorité de la production brésilienne provient de la canne à sucre (une partie très faible mais en croissance provient du soja). L’impact environnemental et social du développement de la monoculture de la canne à sucre est très clairement négatif et la politique des autorités de Brasilia est fortement critiquée par de nombreux mouvements sociaux. Par contre, la production d’agro-combustibles à partir de la canne à sucre ne peut pas être retenue comme un facteur ayant provoqué la hausse du prix des aliments sur le plan mondial car le prix du sucre a baissé depuis 2006.

En conclusion, la production d’agro-combustibles par la Chine, l’Inde et le Brésil (38), bien que très critiquable du point de vue environnemental et social (39), n’est pas une cause de la flambée des prix des aliments.

Rôle fondamental de la spéculation dans l’envolée des prix des aliments

La spéculation sur les principaux marchés boursiers des États-Unis où se négocient les prix mondiaux des biens primaires (produits agricoles et matières premières) a joué un rôle primordial. Les acteurs principaux de cette spéculation ne sont pas des francs-tireurs, ce sont les investisseurs institutionnels (les zinzins) : les banques d’affaires (40), les fonds de pension, les fonds d’investissements, les sociétés d’assurances et les banques commerciales. Les hedge funds et les fonds souverains (41) ont aussi joué un rôle, même si leur poids est bien inférieur à celui des investisseurs institutionnels ’2).

Michael W. Masters, qui dirige depuis douze ans un hedge fund à Wall Street, en apporte la preuve dans un témoignage qu’il a présenté devant une commission du Congrès à Washington le 20 mai 2008 (43). Devant cette commission chargée d’enquêter sur le rôle possible de la spéculation dans la hausse des prix des produits de base, il déclare : « Vous avez posé la question : Est-ce que les investisseurs institutionnels contribuent à l’inflation des prix des aliments et de l’énergie ? Ma réponse sans équivoque est : OUI » (44). Dans ce témoignage qui fait autorité, il explique que l’augmentation des prix des aliments et de l’énergie n’est pas due à une insuffisance de l’offre mais à une augmentation brutale de la demande venant de nouveaux acteurs sur les marchés à terme des biens primaires (« commodities ») où l’on achète les « futurs ». Sur le marché des « futurs » (ou contrat à terme), les intervenants achètent la production à venir : la récolte de blé qui sera faite dans un an ou dans deux ans, le pétrole qui sera produit dans 3 mois ou dans 6. En temps « normal », les principaux intervenants sur ces marchés sont par exemple des compagnies aériennes qui achètent le pétrole dont elles ont besoin ou des firmes alimentaires qui achètent des céréales. Michael W. Masters montre qu’aux États-Unis, les capitaux alloués par les investisseurs institutionnels au segment « index trading » des biens primaires des marchés à terme sont passés de 13 milliards de dollars fin 2003 à 260 milliards en mars 2008 (45). Les prix des 25 biens primaires cotés sur ces marchés ont grimpé de 183 % pendant la même période. Il explique qu’il s’agit d’un marché étroit (46). Il suffit que des investisseurs institutionnels comme des fonds de pension allouent 2 % de leurs actifs pour bouleverser la situation. Le prix des biens primaires sur le marché à terme se répercute immédiatement sur le prix actuel de ces biens. Il montre que les investisseurs institutionnels ont acheté des quantités énormes de maïs et de blé en 2007-2008, ce qui a produit une flambée des prix (47).

Le 22 septembre 2008, en pleine tourmente financière aux États-Unis, alors que le président Bush annonçait un plan de sauvetage de 700 milliards de dollars, le prix du soja faisait un bond spéculatif de 61,5 % !

Jacques Berthelot, qui consacre six pages de son étude au rôle de la spéculation, montre lui aussi le rôle crucial qu’elle a joué dans la montée des prix (48). Par ailleurs, il donne l’exemple d’une banque belge, KBC, qui a mené une campagne publicitaire pour vendre un nouveau produit commercial : un investissement des épargnants dans 6 matières premières agricoles. Pour convaincre des clients d’investir dans son fonds de placement « KBC-Life MI Security Food Prices 3 », la publicité de KBC affirme : « Tirez avantage de la hausse du prix des denrées alimentaires ! ». Cette publicité présente comme une « opportunité » la « pénurie d’eau et de terres agricoles exploitables » ayant pour conséquence « une pénurie de produits alimentaires et une hausse du prix des denrées alimentaires » (49).

Les accords commerciaux imposés par les pays industrialisés et les institutions qu’ils dominent (BM, FMI et OMC) affaiblissent la capacité des pays en développement à faire face à la montée des prix des aliments

En 2007-2008, plus de la moitié de la population de la planète a vu se dégrader fortement ses conditions de vie car elle a été confrontée à une très forte hausse du prix des aliments. Cela a entraîné des protestations massives dans au moins une quinzaine de pays dans la première moitié de 2008. Le nombre de personnes touchées par la faim s’est alourdi de plusieurs dizaines de millions et des centaines de millions ont vu se restreindre leur accès aux aliments — et en conséquence à d’autres biens et services vitaux (50). Tout cela suite aux décisions prises par une poignée d’entreprises du secteur de l’agrobusiness (productrices d’agro-combustibles) et du secteur de la finance (les investisseurs institutionnels qui contribuent à la manipulation des cours des produits agricoles) qui ont bénéficié de l’appui du gouvernement de Washington et de la Commission européenne. Pourtant la part des exportations dans la production mondiale des aliments reste faible. Une faible partie du riz, du blé ou du maïs produit dans le monde est exportée, l’écrasante majorité de la production est consommée sur place. Par exemple pour le riz, selon l’Oxfam, « seuls 4 % à 5 % de la production sont commercialisés sur le marché mondial » (51), alors que le chiffre approche 20 % pour le blé (52). Néanmoins ce sont les prix sur les marchés d’exportation qui déterminent le prix sur les marchés locaux. Or, comme nous l’avons vu, les prix des marchés d’exportation sont fixés aux États-Unis principalement dans trois Bourses (Chicago, Minneapolis et Kansas City). En conséquence, le prix du riz, du blé ou du maïs à Tombouctou, à Mexico, à Nairobi, à Islamabad est directement influencé par l’évolution du cours de ces grains sur les marchés boursiers des États-Unis.

En 2008, dans l’urgence et sous peine d’être renversées par des émeutes, aux quatre coins de la planète, les autorités des pays en développement ont dû prendre des mesures pour garantir l’accès des citoyens aux aliments de base.

Si on en est arrivé là, c’est que durant plusieurs décennies les gouvernements ont renoncé progressivement à soutenir les producteurs locaux de grains — qui sont en majorité des petits producteurs — et ont suivi les recettes néolibérales dictées par des institutions comme la Banque mondiale et le FMI dans le cadre des plans d’ajustement structurel et des programmes de réduction de la pauvreté. Au nom de la lutte contre la pauvreté, ces institutions ont convaincu les gouvernements de mener des politiques qui l’ont reproduite, voir renforcée. De plus au cours des dernières années, de nombreux gouvernements ont souscrit des traités bilatéraux (notamment des traités de libre commerce) qui ont encore aggravé la situation. Les négociations commerciales dans le cadre du cycle de Doha de l’OMC ont également entraîné de funestes conséquences.

Que s’est-il passé ?

1er acte. Les pays en développement ont renoncé aux protections douanières qui permettaient de mettre les paysans locaux à l’abri de la concurrence des producteurs agricoles étrangers, principalement les grandes firmes d’agro-exportation nord-américaines et européennes. Celles-ci ont envahi les marchés locaux avec des produits agricoles vendus en dessous du coût de production des agriculteurs et éleveurs locaux, ce qui a provoqué leur faillite (nombre d’entre eux ont émigré vers les grandes villes de leur pays ou vers les pays les plus industrialisés). Selon l’OMC, les subsides versés par les gouvernements du Nord à leurs grandes entreprises agricoles sur le marché intérieur ne constituent pas une infraction aux règles anti-dumping. Comme l’écrit J. Berthelot : « alors que, pour l’homme de la rue, il y a dumping si on exporte à un prix inférieur au coût moyen de production du pays exportateur, pour l’OMC il n’y a pas de dumping tant qu’on exporte au prix intérieur, même s’il est inférieur au coût moyen de production. » Bref, les pays de l’Union européenne, les États-Unis ou d’autres pays exportateurs peuvent envahir les marchés des autres avec des produits agricoles qui bénéficient de très importantes subventions internes.

Le maïs exporté au Mexique par les États-Unis est un cas emblématique. A cause du traité de libre commerce (TLC) signé entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, ce dernier a abandonné ses protections douanières face à ses voisins du Nord. Les exportations de maïs des États-Unis au Mexique ont été multipliées par neuf entre 1993 (dernière année avant l’entrée en vigueur du TLC) et 2006. Des centaines de milliers de familles mexicaines ont dû renoncer à produire du maïs car celui-ci coûtait plus cher que le maïs provenant des États-Unis (produit avec une technologie industrielle et fortement subventionné). Cela n’a pas seulement constitué un drame économique, il s’est agi aussi d’une perte d’identité car le maïs est le symbole de la vie dans la culture mexicaine notamment chez les peuples d’origine maya. Une grande partie des cultivateurs de maïs ont abandonné leur champ et sont partis chercher du travail dans les villes industrielles du Mexique ou aux États-Unis.

2e acte. Le Mexique qui dépend dorénavant, pour nourrir sa population, du maïs des États-Unis est confronté à une augmentation brutale du prix de cette céréale provoquée, d’une part, par la spéculation sur les Bourses de Chicago, de Kansas City, de Minneapolis et, d’autre part, par la production chez le voisin du Nord d’éthanol de maïs.

Les producteurs mexicains de maïs ne sont plus là pour satisfaire à la demande interne et les consommateurs mexicains sont confrontés à une explosion du prix de leur nourriture de base, la tortilla, cette crêpe de maïs qui remplace le pain ou le bol de riz consommé sous d’autres latitudes. En 2007, d’énormes protestations populaires ont secoué le Mexique.

Ces événements doivent nous amener à définir une série de propositions alternatives qui devraient prendre la forme de revendications. La dernière partie de cette étude reprend les conclusions provisoires des travaux de la commission « Souveraineté alimentaire » de l’organisation paysanne Via Campesina. Ces propositions en cours d’élaboration n’ont pas (encore) été adoptées par les instances de Via Campesina, elles sont donc susceptibles d’être modifiées partiellement ou profondément. A ce stade-ci, l’auteur reprend à son compte ces propositions telles quelles.

Pistes alternatives (53)

La sécurité alimentaire de tous passe par des prix agricoles stables qui couvrent les coûts de production et assurent une rémunération décente pour les producteurs. Le modèle des prix agricoles bas, promus par les gouvernements occidentaux pour augmenter la consommation de masse de produits manufacturés et des services (tourisme, divertissements, télécommunications, etc.), n’est pas durable, ni sur le plan social ni sur le plan environnemental. Ce modèle bénéficie essentiellement aux grandes entreprises et, en détournant les attentes démocratiques des populations vers la consommation de masse, aux élites politiques et économiques des pays qui confisquent ainsi le pouvoir.

Face aux crises alimentaires et environnementales actuelles, des changements radicaux sont indispensables et urgents. Les propositions ci-dessous offrent des pistes pour des politiques agricoles et commerciales basées sur la souveraineté alimentaire et qui permettraient une stabilisation des prix agricoles à des niveaux capables d’assurer une production alimentaire durable dans la grande majorité des pays du monde.

Au niveau local :

— Soutenir la production agricole locale, notamment en soutenant l’activité agricole et en facilitant des mécanismes de crédit pour les petits producteurs, hommes et femmes ;

— Soutenir et développer les circuits de commercialisation directs/courts entre producteurs et consommateurs pour assurer des prix rémunérateurs pour les paysans et abordables pour les consommateurs ;

— Encourager la consommation de produits locaux ;

— Soutenir des modes de production plus autonomes par rapport aux intrants chimiques et ainsi moins sujets aux variations des coûts de production (élevage à l’herbe plutôt qu’au maïs/soja par exemple).

Au niveau national :

Le droit international permet aux États de poser des actes unilatéraux souverains afin de protéger leur agriculture et de garantir l’utilisation souveraine des ressources naturelles. Ainsi, le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels reconnaît le droit à l’alimentation. Il est de la responsabilité des États de faire en sorte que ce droit fondamental prime sur, par exemple, le droit commercial. Les États peuvent justifier la rupture avec des traités signés et qui menacent la souveraineté et la sécurité alimentaire de leur population au nom de changements fondamentaux des circonstances (flambée des prix agricoles, changement climatique) et de l’état de nécessité pour maintenir la paix sociale et permettre aux populations de satisfaire leurs besoins fondamentaux. C’est sur cette base juridique que s’appuient les propositions suivantes, que les États nationaux ont la responsabilité de mettre en place.

— Rétablir de vraies politiques de soutien à la production agricole familiale ;

— Ne pas signer et le cas échéant dénoncer les accords de libre-échange multilatéraux (OMC) et bilatéraux (ALE et APE) qui contredisent la souveraineté alimentaire ;

— Etablir ou rétablir des protections douanières face aux importations agricoles ;

— Reconstituer des réserves alimentaires publiques dans chaque pays ;

— Rétablir des mécanismes de garantie des prix agricoles ;

— Développer des politiques de maîtrise de la production pour stabiliser les prix agricoles ;

— Contrôler les marges des intermédiaires ;

— Mettre en place des réformes agraires globales (sur la terre bien sûr, mais aussi l’eau et les semences) pour assurer que les paysans et les paysannes qui produisent l’alimentation pour les populations aient accès aux ressources agricoles, plutôt que les grandes entreprises qui produisent pour l’exportation ;

— Interdire la spéculation sur l’alimentation.

Au niveau international :

— Interdire la spéculation sur l’alimentation — spéculer sur la vie des gens est un crime, c’est pourquoi les gouvernements et les institutions internationales doivent interdire les investissements spéculatifs sur les produits agricoles ;

— Inscrire le droit à la souveraineté alimentaire dans le droit international pour que le droit de chaque pays à développer ses propres politiques agricoles et à protéger son agriculture, sans nuire aux autres pays, soit reconnu (notamment dans la Charte des droits économiques, sociaux et culturels) ;

— Mettre en place un moratoire sur les agro-combustibles industriels ;

— Établir ou rétablir des organisations internationales de régulation des marchés et des productions des principaux produits d’exportation (cartels de pays producteurs par exemple dans les secteurs du café, du cacao, des bananes, du thé...) pour assurer des prix stables au niveau international ;

— Mettre fin aux plans d’ajustement structurel (PAS) qui obligent les États à renoncer à leur souveraineté alimentaire ;

— Mettre fin aux mécanismes asservissants de la dette extérieure ;

— Réformer la Politique agricole commune de l’UE et le Farm Bill des États-Unis qui ont des effets dévastateurs sur l’équilibre des marchés agricoles (54).

Conclusion

Cette recherche a pris le contre-pied des explications en vogue. L’idée selon laquelle la Chine et l’Inde seraient à la base de la crise alimentaire est un leurre destiné à cacher la vérité.

En fait, les décisions des grands groupes capitalistes des États-Unis et, en second lieu, de l’Europe occidentale sont à la base de la crise alimentaire, notamment les investisseurs institutionnels (« zinzins ») responsables de la spéculation sur les aliments les hydrocarbures et des grandes entreprises de l’agrobusiness qui ont fortement développé la production des agro-combustibles pour provoquer une hausse des prix et augmenter leur rentabilité.

L’aggravation de la crise financière au cours de l’année 2008 et l’entrée en récession de l’économie des pays du Nord ont produit une chute des cours des produits agricoles, du pétrole et d’autres matières premières. A la recherche de liquidités, les zinzins se sont retirés des marchés à terme des matières premières accélérant la chute des prix entamée en juillet-août 2008. Si le prix du pétrole se maintient à un niveau inférieur à 70 dollars le baril, les subventions des pouvoirs publics ne suffiront plus à assurer la rentabilité de la production des agro-combustibles et le prix des aliments pourrait rester inférieur au pic des années 2007-2008. L’évolution est à suivre de près.

La crise alimentaire mondiale met à nu le moteur de la société capitaliste : la recherche du profit privé maximum à court terme. Pour les capitalistes, les aliments ne sont qu’une marchandise qu’il faut vendre avec le plus de profit possible. L’aliment, élément essentiel du maintien en vie des êtres humains, est transformé en pur instrument de profit. Il faut mettre fin à cette logique mortifère. Il faut abolir le contrôle du capital sur les grands moyens de production et de commercialisation.

La crise alimentaire mondiale, dont les conséquences seront aggravées par la crise économique mondiale et par le changement climatique en cours, nous oblige à mettre en œuvre un ensemble de politiques publiques radicales. Avancer dans ce sens concerne l’ensemble de l’humanité.

Novembre 2008


L’Inde victime de la libéralisation des importations

L’Inde a connu une expérience particulièrement négative en matière de libre-échange concernant le blé (20). Sous la pression de ses partenaires au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le gouvernement indien de M. Singh, qui est un bon élève néolibéral, a supprimé à partir de février 2006 les droits de douane sur les importations de blé. Cette année-là, pour la première fois depuis 2001, l’Inde a importé plus de blé (6,7 millions de tonnes) qu’elle n’en a exporté (0,6 million de tonnes). Il s’agit d’une politique délibérée du gouvernement indien qui voulait faire d’une pierre deux coups : contenter ses partenaires de l’OMC et acheter sur le marché mondial du blé à un prix inférieur à celui que demandaient les producteurs locaux. L’État indien a acheté directement 5,5 millions de tonnes de blé à l’étranger alors que la production nationale aurait suffi à satisfaire la demande interne (la production indienne de blé s’est élevée à 74 millions de tonnes alors que la demande intérieure s’élevait à 60 millions de tonnes). Or loin de baisser sur le marché intérieur, le prix du blé a augmenté notamment en raison de la constitution de stocks spéculatifs par les commerçants. Cette action déplorable du gouvernement de Singh lui a valu un recours devant la Cour suprême indienne de la part des opposants. Échaudé et mis sous pression par la population, le premier ministre indien a battu en retraite en 2007.

Précisons que bien qu’elle ait été importatrice nette de blé durant l’épisode de 2006, l’Inde est restée exportatrice nette de céréales grâce à ses exportations de riz et de maïs.


Comment l’augmentation des agro-combustibles aux États-Unis se traduit par une augmentation du prix du riz sur le plan mondial (28).

La spéculation sur le riz a été particulièrement forte et le boom de l’éthanol partage aussi une responsabilité dans l’explosion du prix du riz, bien que l’on affirme généralement qu’il n’y a aucun lien entre les deux. Selon l’USDA, les États-Unis ne représentent que 2 % de la production mondiale de riz mais ils en sont le 4e exportateur… En 2007/08, les prix du riz brun produit aux États-Unis étaient d’ailleurs les plus élevés depuis 1980/81. D’autre part : « Des prix bien supérieurs du carburant et des engrais depuis 2005 et des prix extrêmement élevés pour les cultures alternatives depuis 2006/07 ont rendu le riz non rentable par rapport au soja, aux céréales fourragères et au blé » (29).

De fait, la production de riz des États-Unis a baissé de 12 % de 2006 à 2007 après une diminution de 16 % en surface semée, si bien que son exportations a baissé de 20 %, même si elle n’a représenté que 12 % des exportations mondiales en 2006 et 9,6 % en 2007. Or Daryll Ray et al. ont montré que les États-Unis sont aussi « faiseurs de prix » pour le prix mondial du riz : « Quatre-vingt quatre pour cent de la variation dans le prix du riz thaïlandais peut s’expliquer par le prix du riz du Texas et le ratio des stocks aux utilisations totales, et une hausse de dix pour cent dans le prix du riz des États-Unis résulte en une hausse de 4,7 pour cent du prix thaïlandais. Cette corrélation est une preuve irréfutable que même là où les États-Unis ne sont pas un exportateur dominant, les prix sur ses marchés à terme influencent les prix mondiaux » (30).


Notes

1. “Financial crisis will hurt agricultural markets”, FAO, 6 November 2008, Rome http://www.fao.org/news/story/en/item/8271/icode/

2. La BRI est la banque des grandes banques centrales, son site : www.bis.org Pour une description de la BRI : http://www.bis.org/about/profile_fr.pdf

3. BRI, 78e Rapport annuel, Bâle, juin 2008, p. 41.

4. Voir les données fournies par Martin Wolf dans « The Financial Times » du 30 avril 2008 et par Jacques Berthelot, op. cit.

5. Le FMI le confirme : « Le boom actuel, qui est plus général et prolongé que de coutume, contraste vivement avec la tendance baissière de la plupart des produits de base dans les années 1980 et 1990. Cela dit, en dépit du retournement de tendance apparent, les prix réels de nombre d’entre eux restent bien inférieurs aux niveaux observés dans les années 1960 et 1970 ». Voir www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2008/03/pdf/helbling.pdf

6. Jacques Berthelot, op. cit., p. 2.

7. Cette explication est reprise de l’article de Damien Millet et Éric Toussaint au mois d’août 2008 sous le titre : « Retour sur les causes de la crise alimentaire mondiale », www.cadtm.org/spip.php?article3625

8. Remarquons une nouvelle fois la politique du « deux poids deux mesures » : pour assurer la sécurité énergétique, les gouvernements du Nord n’hésitent pas à subventionner l’industrie privée, alors que via la Banque mondiale, le FMI et l’OMC, ils nient le droit des gouvernements du Sud à subventionner leur producteurs locaux, que ce soit dans l’agriculture ou l’industrie.

9. BRI, 78e Rapport annuel, Bâle, juin 2008, p. 41.

10. Les principaux investisseurs institutionnels sont les fonds de pensions, les sociétés d’assurance et les banques ; ils disposent de 70 000 milliards de dollars qu’ils placent là où c’est le plus rentable. Sont aussi actifs les hedge funds (fonds spéculatifs), qui peuvent mobiliser 1 500 milliards de dollars.

11. Toutes les citations ci-dessous sont reprises de l’étude de Jacques Berthelot déjà citée.

12. www.lesechos.fr/info/agro/4715042.htm

13. www.nationalpost.com/news/world/story.html?id=433899

14. www.desmoinesregister.com/apps/pbcs.dll/article?AID=/20080330/BUSINESS/803300315/-1/NEWS04

15. Voir www.lexpansion.com/economie/actualite-economique/la-liberalisation-accroit-la-speculation-sur-les-denrees-alimentaires_150696.html

16. Voir www.lemonde.fr/archives/article/2008/04/22/philippe-chalmin-le-defi-majeur-de-la-planete-au-xxie-siecle-sera-alimentaire_1036889_0.html

17. Voir www.lemonde.fr/opinions/article/2008/04/22/la-revanche-de-l-agriculture-par-frederic-lemaitre_1036895_3232.html#ens_id=1031034

18. Voir www.lemonde.fr/ameriques/article/2008/04/18/le-president-lula-defend-avec-vigueur-les-biocarburants_1035640_3222.html

19. Jacques Berthelot consacre de manière tout à fait convaincante 15 pages à démontrer que la Chine et l’Inde ne sont pas responsables de l’envolée des prix alimentaires. Le lecteur se reportera à sa précieuse démonstration.

20. Voir Berthelot, p. 27.

21. Nous renvoyons de nouveau à J. Berthelot qui consacre 8 pages de son étude à démontrer le caractère déficitaire des échanges alimentaires des États-Unis et de l’UE avec le reste du monde.

22. Voir Berthelot, p. 3.

23. Le prix de la viande bovine a augmenté de 47 % de janvier 2006 à avril 2008, celui de la viande de poulet de 42 % dans le même temps, celui de la viande ovine de 31 %. A remarquer que le prix de la viande de porc dont les Chinois sont particulièrement friands a stagné. Voir Berthelot, p. 6.

24. L’augmentation du prix des hydrocarbures se répercute également directement sur le prix des aliments car leurs coûts de production augmentent (transport, fonctionnement des équipements engrais chimiques).

25. Viennent ensuite le Brésil avec 32 % de la production d’agro-combustibles (nous aborderons le cas du Brésil plus loin), l’Union européenne avec 15 %, la Chine avec 3 %, l’Inde et la Thaïlande 1 % chacune. Le reste du monde représente 5 %.

26. 1 gallon US = 3,78 litres.

27. Voir Berthelot, p. 32.

28. Le contenu de cet encadré est tiré de J. Berthelot, p. 9.

29. Voir http://www.ers.usda.gov/briefing/Rice/2008baseline.htm

30. Voir http://agpolicy.org/blueprint/APAC%20Report%208-20-03%20WITH%20COVER.pdf

31. L’Union européenne est constituée par 27 pays en 2008.

32. Voir Berthelot, p. 38.

33. http://www.cfr.org/publication/14293/oecd.html

34. Olivier De Schutter, carte blanche publiée par le quotidien « Le Soir », 6-7 septembre 2008 sous le titre : « Il faut suspendre les programmes d’investissement dans les agrocarburants » http://www.lesoir.be/forum/cartes_blanches/carte-blanche-il-faut-2008-09-06-635603.shtml

35. J. Berthelot, p. 23.

36. J. Berthelot, p. 29.

37. J. Berthelot, p. 29 qui se réfère à http://www.grain.org/agrofuels/?india2007

38. Même si le Brésil n’est pas coupable de l’envolée des prix des aliments, son industrie d’agrobusiness d’exportation en tire un énorme profit. Au Brésil, les revenus tirés des exportations agricoles ont très fortement augmenté en 2007 et en 2008.

39. Il est inacceptable de destiner des terres arables à la production d’agro-combustibles car cela prive les paysans de terres pour la culture d’aliments. De plus, la production de la canne à sucre est aux mains des grands propriétaires terriens et de grandes sociétés capitalistes de l’agrobusiness qui surexploitent les travailleurs agricoles et empêchent les paysans sans terre d’accéder à la propriété. Quant à l’aspect négatif du point de vue de l’environnement, il est tout aussi évident. Deux exemples : émission de dioxyde de carbone lors de la récolte de la canne (car elle est préalablement brûlée sur pied) et déforestation massive — notamment de la forêt amazonienne — pour développer la culture de la canne.

40. Goldman Sachs, Morgan Stanley et, jusqu’à leur disparition ou leur rachat, Bear Stearns, Lehman Brothers, Merrill Lynch.

41. Les fonds souverains sont des institutions publiques qui appartiennent, à quelques exceptions près, à des pays émergents comme la Chine ou à des pays exportateurs de pétrole. Les premiers fonds souverains ont été créés dans la deuxième moitié du XXe siècle par des gouvernements qui souhaitaient mettre de côté une partie de leurs recettes d’exportation provenant du pétrole ou de produits manufacturés.

42. Au niveau mondial, au début de l’année 2008, les investisseurs institutionnels disposaient de 70 000 milliards de dollars, les fonds souverains de 3 000 milliards de dollars et les hedge funds de 1 000 milliards de dollars.

43. Testimony of Michael W.Masters, Managing Member/Portfolio Manager Masters Capital Management, LLC, beforethe Committee on Homeland Security and Governmental Affairs United States Senate http://hsgac.senate.gov/public/_files/052008Masters.pdf

44. « You have ask the question “Are Institutional Investors contributing to food and energy price inflation ?” And my answer is “YES” ».

45. « Assets allocated to commodity index trading strategies have risen from $13 billion at the end of 2003 to $260billion as of March 2008 ».

46. « En 2004, la valeur totale des contrats futurs concernant 25 biens primaires s’élevait seulement à 180 milliards de dollars. A comparer avec le marché mondial des actions qui représentait 44 000 milliards, ou plus de 240 fois plus. ». Michael W. Masters indique que cette année-là, les investisseurs institutionnels ont investi 25 milliards de dollars dans le marché des futurs, ce qui représentait 14 % du marché. Il montre qu’au cours du premier trimestre 2008, les investisseurs institutionnels ont augmenté très fortement leur investissement dans ce marché : 55 milliards en 52 jours ouvrables. De quoi faire exploser les prix !

47. A noter que l’organe de contrôle des marchés à terme, la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) ne considère pas les investisseurs institutionnels comme des spéculateurs. La CFTC considère les zinzins en tant que participants commerciaux sur les marchés (« commercial market participants »). Cela lui permet d’affirmer que la spéculation ne joue pas un rôle significatif dans l’envolée des prix. Voir une critique de la CFTC dans Michael W.Masters op. cit. et surtout dans le témoignage de Michael Greenberger, professeur de droit à l’université de Maryland, devant la commission du Sénat le 3 juin 2008. Michael Greenberger qui a été directeur d’un département de la CFTC de 1997 à 1999, critique le laxisme des dirigeants actuels de la CFTC qui font l’autruche face à la manipulation des prix de l’énergie par les investisseurs institutionnels. Il cite une série de déclarations de dirigeants de la CFTC dignes de figurer dans une anthologie de l’hypocrisie et du crétinisme. Michael Greenberger considère que 80 % à 90 % des transactions sur les Bourses des États-Unis dans le secteur de l’énergie sont spéculatives (p. 22). Voir Testimony of Michael Greenberger, Law School Professor, University of Maryland, before the US Senate Committee regarding “Energy Market Manipulation and Federal Enforcement Regimes”, June 3, 2008.

48. J. Berthelot, p. 51 à 56.

49. http://www.lalibre.be/index.php?view=article&art_id=419336

50. En effet, afin d’acheter des aliments dont le prix a fortement augmenté, les ménages pauvres ont réduit les dépenses de santé et d’éducation ainsi que les dépenses en matière de logement.

51. Voir www.madeindignity.be/Public/Page.php?ID=180

52. Voir www.fimarc.org/Fiche1BLE.pdf

53. Cette partie intitulée pistes alternatives est tirée de « Proposition de document de position de la Via Campesina sur les prix agricoles et la spéculation », juillet 2008.

54. Ici s’arrête le document de travail de Via Campesina mentionné à la note précédente.