Accueil > International > Les raisons d’une mobilisation des paysans sans terre

Brésil

Les raisons d’une mobilisation des paysans sans terre

Joao Pedro Stedile *

dimanche 13 juin 2004

Le texte synthétique de Joao Pedro Stedile brosse le tableau de la situation agraire au Brésil et montre clairement combien la réforme agraire, depuis 17 mois, fait du surplace. Comme dans les autres secteurs de la politique du gouvernement Lula, dominent, clairement, les intérêts du grand capital, ici plus particulièrement de l’agro-industrie d’exportation. Cette politique en faveur des secteurs d’exportation a été poussée si loin que le vice-président, José Alencar, a fait des déclarations insistant sur l’importance de modifier la politique économique - entre autres les restrictions budgétaires imposées pour assurer le paiement de la dette - afin de consacrer plus d’investissements aux secteurs liés au marché intérieur. - Réd.

De nombreuses raisons pourraient être invoquées afin de démontrer le droit que possèdent les pauvres des campagnes à se mobiliser [dans le cadre du mouvement lancé par le MST dès le mois d’avril étant donné la stagnation de la réforme agraire]. La description de la réalité de la pauvreté et de l’exclusion sociale que nous avons devant nos yeux doit suffire à légitimer cette mobilisation. Nous voudrions ici exposer simplement quelques données statistiques pouvant susciter réflexion.

1. Quelque 26’000 grands propriétaires terriens, qui représentent 1% de l’ensemble des propriétaires, contrôlent 46% de toutes les terres au Brésil. Pour cette raison, le Brésil est la région de notre planète qui connaît la plus grande concentration de la propriété terrienne.

2. La Constitution brésilienne affirme que toutes les grandes propriétés qui ne remplissent pas leurs fonctions sociales - en termes de productivité, de respect de l’environnement, de respect des droits des travailleurs - doivent être désappropriées [expropriées contre paiement] par le gouvernement et distribuées aux travailleurs. Selon le Plan national de réforme agraire (PNRA) élaboré par le Ministère du développement agraire (MDA) [ministère actuellement dirigé par Miguel Rossetto, membre du PT et de son courant Démocratie socialiste], il y a 55’000 entités agraires classées comme grandes propriétés improductives, qui couvrent 120 millions d’hectares et qui devraient, selon la loi, être expropriées. Il y a 6847 latifundistes qui possèdent des propriétés de plus de 5000 hectares chacune. Au total, ils contrôlent 56 millions d’hectares. Sur ces terres pourraient être installées 3 millions de familles.

Nous sommes favorables à ce que la loi soit appliquée selon les termes mêmes de la Constitution et nous nous mobilisons pour aider le gouvernement à exécuter les promesses faites lors de la campagne électorale.

3. Il existe au Brésil quelque 4,6 millions de familles de travailleurs ruraux qui vivent sans terre. La majorité d’entre elles font partie de cette population qui a faim, qui ne possède pas de maison, qui n’a pas de revenu, dont les enfants n’ont pas la possibilité d’aller à l’école.

4. Durant la période des gouvernements de Fernando Henrique Cardoso [1995-2002], la propagande fut faite à la télévision selon laquelle 620’000 familles auraient été installées au cours de ces huit années. Selon une enquête réalisée par l’Université de Sao Paulo en collaboration avec le MDA, il a été prouvé que, durant ces huit ans, n’ont été installées sur des terres que 358’000 familles. Et 65% de ces dernières ont reçu des terres dans les Etats de l’Amazone légale [régions couvrant plusieurs Etats qui ont été déclarées légales pour l’installation de paysans], c’est-à-dire dans des projets de colonisation de terres.

5. Durant le gouvernement de Cardoso se développa une grande campagne afin que des sans-terre s’enregistrent de l’administration, cela afin qu’ils ne ressentent pas le besoin de s’organiser dans le MST, Mouvement des paysans travailleurs sans terre, et occupent des terres. 800’000 familles se sont enregistrées. Jusqu’à maintenant, aucune de ces familles enregistrées n’a pu s’installer sur des terres.

6. Ladite agro-industrie n’est pas une solution. On constate que les propriétés de plus de 1000 hectares n’emploient que 600’000 salariés et ne possèdent que 5% de la flotte nationale de tracteurs. Les petites propriétés emploient 13 millions de travailleurs membres de familles et plus d’un million de salariés et détiennent 52% des tracteurs au Brésil. L’agro-industrie assurent des profits pour une minorité de grands propriétaires qui se concentrent sur des monocultures en vue de l’exportation, comme ils l’ont fait au cours de toute la période coloniale. Mais cela ne résout pas les problèmes économiques et sociaux de la population brésilienne.

7. Durant la première année du gouvernement Lula, le MST a contribué à l’élaboration d’un "Plan national de réforme agraire". L’équipe du professeur Plinio de Arruda Sampaio a fait la preuve qu’il serait possible d’installer un million de familles en quatre ans. Nous avons accepté que l’objectif soit réduit à 400’000 familles pour la période de trois ans : 2004, 2005, 2006. Avec cet objectif, nous pourrions créer 2 millions d’emplois directs dans l’agriculture et des milliers d’emplois indirects dans l’industrie par le biais de l’augmentation de la consommation de biens manufacturiers. Pour atteindre cet objectif, il serait nécessaire d’installer 115’000 familles par année. Mais, au cours de l’année 2003, seuls 14’000 familles ont été installées et au cours de cette année [c’est-à-dire de janvier à mai 2004], 7000 familles seulement ont été installées.

8. Lorsque le gouvernement exproprie une grande ferme [une partie des terres d’une grande ferme], il indemnise le propriétaire. Il paie le propriétaire en argent comptant pour ce qui a trait aux biens et la terre est payée au travers de titres [d’obligations] de la dette agraire, titres qui peuvent être négociés sur le marché. Le coût pour installer une famille est inférieur à 30’000 reals [un peu plus de 9000 dollars]. C’est l’investissement le moins cher pour créer deux emplois et demi dans le pays. Dans tous les autres secteurs d’activité industrielle, on a besoin de 80’000 reals, et beaucoup plus dans les secteurs d’industrie moderne, et de 60’000 reals dans le commerce. Autrement dit, la réforme agraire est l’investissement le moins cher pour créer un emploi. Et, finalement, même si le gouvernement devait investir 3 milliards de reals par année dans la réforme agraire, cela équivaudrait à une semaine de paiement des intérêts pour la dette aux banquiers.

9. Il existe actuellement environ 200’000 familles dans des campements le long des routes, dans tout le pays. Une grande partie d’entre elles sont organisées par le MST et d’autres par des syndicats de travailleurs ruraux ou d’autres mouvements sociaux, qui se multiplient et s’organisent pour la lutte en faveur de la réforme agraire. Ces familles vivent dans les pires des conditions, sous des bâches de plastique. Personne n’a choisi pour ces familles de telles privations. L’unique alternative qui reste aux sans-terre, c’est la lutte pour la survie en organisant des campements, puis en occupant les terres de grandes propriétés. C’est le chemin sur lequel se sont engagées des milliers de familles afin de retrouver leur propre auto-estime et leur dignité humaine.

10. Quelque 500’000 familles ont été installées sur des terres de 1984 à 2004 ; tout cela a été le fruit de nombreuses luttes. En 2003, seulement 64’000 familles ont eu accès au crédit. Selon les normes d’aide technique, l’idéal serait d’avoir à disposition un technicien pour chaque 100 familles. Or, les ressources budgétaires libérées ne permettent d’engager que 300 techniciens. Dans les années 1970, l’Institut national de colonisation et de réforme agraire (INCRA) disposait de 12’000 fonctionnaires. Vingt ans ont passé, il en compte 5000.

11. En août 1995, il y eut un massacre de paysans à Corumbiara dans l’Etat de Rondonia, avec 9 travailleurs assassinés. Le 17 avril 1996, un autre massacre eut lieu à Eldorado de Carajas dans l’Etat de Para ; 19 travailleurs furent tués et 67 blessés gravement. Huit ans ont passé et jusqu’à aujourd’hui personne n’a été puni pour ces massacres. AU cours des vingt années de "redémocratisation" du Brésil, 1671 travailleurs ruraux ont été assassinés dans des conflits agraires. Dans moins de 10 cas, des condamnations ont été prononcées et les assassins ont connu la prison.

12. Le MST considère que la réforme agraire doit être mise en place, en lien avec l’agro-industrie, l’éducation et l’utilisation de nouvelles techniques agricoles adéquates pour l’agriculture familiale ; une agriculture qui doit respecter le milieu ambiant. C’est la forme la plus rapide et la moins chère pour un gouvernement de créer, à court terme, 3 millions d’emplois pour les pauvres des régions rurales. Et que pensez-vous que doit faire le MST pour que la réforme agraire ne reste pas sur le papier et que les grands propriétaires soient réellement expropriés comme le dit la Constitution fédérale ?


* Dirigeant du MST