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Lettre de Bagdad

mardi 1er juillet 2003

Un ami irakien vient de nous faire parvenir de Bagdad la lettre que nous publions ci-dessous. Il raconte les conditions épouvantables de survie auxquelles est condamné le peuple irakien après la guerre menée par les forces de la "coalition".

Chers amis, frères et sœurs, dans la situation dans laquelle nous tentons aujourd’hui de survivre, aux prises avec les plus grandes difficultés, nous espérons que ces quelques nouvelles vous parviendront.

Depuis la fin de la guerre, Bagdad vit sous la terreur noire des bandes armées. Ces bandes font la loi dans la ville. Voleurs, gangs participant aux pillages, mais aussi milices armées appartenant à divers groupes politiques.

Il y a à Bagdad 48 000 militaires américains, et les autorités militaires s’apprêtent à en faire venir 130 000 de plus, mais l’insécurité règne partout. Des informations font état de 150 blessés et d’une dizaine de morts chaque jour depuis l’arrêt des bombardements. L’Irak est aujourd’hui un pays hors la loi, il n’y a plus de gouvernement, plus de justice, plus de police, plus d’armée…

Tous les établissements publics bombardés ont été pillés et incendiés. Et cela continue. Quelques établissements semblaient avoir été oubliés. Les 9 et 10 mai, les voleurs se sont attaqués au ministère de l’Education nationale, et, pendant qu’ils remplissaient les camionnettes, les chars américains passaient en adressant aux pillards des signes d’encouragement. La même chose s’est reproduite dans l’immeuble de la radiotélévision.

La capitale a été totalement vidée. 59 des 70 agences de la banque centrale irakienne ont été pillées. Le pillage a duré plusieurs jours.

Les voleurs utilisaient des marteaux-piqueurs et un outillage très sophistiqué pour s’emparer des coffres. On dit qu’ils recherchaient en particulier les devises étrangères. Les troupes américaines qui se trouvaient à proximité n’ont pas bougé. On parle de 250 millions de dollars disparus.

Aucune administration ne fonctionne. Le chômage est général. Je suis moi-même sans travail et, parmi mes voisins, pas un non plus ne travaille.

Nombreux sont ceux qui ne veulent pas travailler avec les Américains pour des raisons politiques. Mais, surtout, les gens ne vont pas à leur travail, de peur d’être tués ou de laisser leur famille sans défense. La rentrée scolaire n’a pas eu lieu, car peu de familles ont pu accompagner leurs enfants. Les professeurs et les instituteurs étaient plus rares encore que les élèves. Et les quelques parents qui ont accompagné leurs enfants ont été convoqués par les chefs d’établissement, qui leur demandent de cotiser pour louer les services de quelques milices armées pour protéger les enfants dans les établissements scolaires, le trajet restant sous la responsabilité des parents. Quels parents enverraient leurs enfants à l’école dans ces conditions ? D’ailleurs, les écoles ayant été pillées, il n’y a pas de tables, de chaises, ni de matériel de classe.

Des imams imposent de laisser pousser leur barbe pour les hommes ou de porter un voile pour les femmes, s’ils veulent travailler. Des doctoresses ou des institutrices ont de ce fait décidé de rester chez elles. Un imam a prononcé une fatwa contre ceux qui vendent de l’alcool. C’est la communauté chrétienne qui tient commerce de l’alcool en Irak. Plusieurs chrétiens ont ainsi été assassinés. Les distilleries d’alcool de Bagdad ont été saccagées. Les vendeurs d’alcool n’ouvrent plus leurs boutiques. Les miliciens du parti Aldawa ont, quant à eux, décrété l’interdiction de projections de films qu’ils jugent « indécents ».

Il n’y a pas de vie normale. Dès le coucher du soleil, les gens rentrent chez eux et les accrochages, les règlements de comptes commencent. Les tirs n’arrêtent pas de la nuit.

Voilà les contradictions qui dominent ici. Les gens sont convaincus que les troupes américaines sont impliquées dans l’organisation de ce chaos.

Des récits circulent, selon lesquels les voleurs, quand ils se regroupent devant la façade d’un centre commercial dans l’intention de le piller, s’adressent à un char américain pour forcer les portes et les soldats américains leur demandent de verser 1 000 dollars pour ouvrir l’accès.

Tout ce chaos semble avoir pour but de nous terroriser. Et, effectivement, nous avons peur. Nous souhaitons le départ des Américains, mais, en même temps, nous nous disons : si les troupes américaines partent, le pays risque de basculer dans la guerre civile. Les gens restent terrés chez eux. J’ai l’impression qu’on veut faire pression sur nous et sur la communauté internationale pour légitimer la guerre et le mandat donné aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne pour nous coloniser.

Un peuple a besoin de conditions de vie, de travail, de revenu, de santé, de sécurité. Et ces conditions ne sont pas réunies actuellement. L’espoir de la population, c’est que l’ordre soit restauré, mais l’autorité d’occupation déclare qu’il n’y aura pas d’autorité irakienne dans l’immédiat, que ce sont les Etats-Unis qui vont gouverner le pays.

La famine menace, les problèmes de santé sont énormes, on manque de tout confort parce qu’il n’y a plus d’électricité, alors qu’il fait actuellement plus de 40° à l’ombre. Il n’y a pas de ventilation, d’air conditionné, de réfrigérateurs. Des milliers de personnes parmi les plus pauvres risquent de mourir de faim s’il n’y a pas prochainement une redistribution des rations alimentaires. On parle de plusieurs milliers, sinon des centaines de milliers d’enfants qui seraient menacés par la famine. Et l’autorité d’occupation elle-même dit qu’elle est gênée dans les opérations de redistribution du fait de l’absence de sécurité.
Pour ce qui est de la vie politique, démocratique, syndicale, malgré tous les discours, rien n’est fait. Au contraire. Des groupes politiques sont arrivés dans les wagons de l’armée américaine. Entre 75 et 80 formations politiques ont implanté leur siège dans la ville et leurs permanences dans tous les quartiers. Elles publient des journaux, des bulletins. Elles disposent de millions de dollars qu’elles distribuent pour recruter des adeptes.

Mais les forces autonomes, indépendantes, issues de la société irakienne, elles, ne possèdent rien. Faites-le savoir autour de vous. A tous ceux qui se disent animés par la volonté d’encourager un esprit démocratique en Irak, nous disons : organisez d’urgence le soutien à ceux qui s’emploient aujourd’hui à créer des syndicats indépendants, à ces mouvements politiques d’inspiration démocratique, qui n’ont aucun soutien de l’autorité d’occupation - et qui ne le demandent d’ailleurs pas -, qui sont d’autant plus démunis que les travailleurs et les citoyens auxquels ils s’adressent sont sans travail.
Bagdad,

le 2 mai 2003