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Porto Alegre et New-York :

Quand rompra-t-on avec l’ambiguité ?

jeudi 25 avril 2002, par Pierre Mouterde

Avec la tenue des deux forums mondiaux de Porto Alegre et de New-York (ex-Davos), l’actualité nous permet de le vérifier comme jamais : s’il y a bien un trait qui peut caractériser les politiques du gouvernement du Parti québécois, c’est celui de leur formidable ambiguité, une ambiguité érigée en système. Ne part-il pas —via la vice-première ministre, Pauline Marois— faire des affaires avec tous les grands décideurs de la planète à New-York au fameux Forum Economique Mondial, au moment même où il prend la route pour Porto Alegre — via la ministre des relations internationales, Louise Beaudoin— et va rejoindre les partisans de la lutte contre la mondialisation néo-libérale ?

Il est vrai que le gouvernement du PQ avait depuis longtemps pris l’habitude de côtoyer les membres très sélects du Forum Economique Mondial, et que c’est, comme le rappelait Louise Beaudoin, suite à une invitation récente du gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul (venu à Québec au Sommet des Amériques) que le gouvernement a pris la décision de participer au Forum Social mondial de Porto Alegre. Mais la présence simultanée de représentants officiels de la province à ces deux forums, n’en est pas moins si exemplaire qu’elle mérite qu’on s’y arrête et tente d’en déchiffrer les non-dits et implications.

Quand la social-démocratie se "néo-libéralise" !

Dans son célèbre roman 1984, George Orwell, imagine une société si totalitaire qu’elle a imposé une langue étrange, la "novlangue" qui permet d’exprimer d’un même mot tout et son contraire, ou plus exactement de faire imaginer par exemple que la liberté peut être l’esclavage ou vice et versa, que la paix est égale à la guerre, l’ignorance à la force, etc.. Résultat : les individus qui dans cette société s’aventureraient à vouloir dénoncer tel état des choses, se verraient priver de tout pouvoir, puisque les mots dont ils disposent ont perdu leur sens original et qu’à toute fin pratique, la contradiction a disparu de l’organisation même du discours. A quoi peut-il servir de brandir l’idée de liberté comme un drapeau, si le mot peut signifier en même temps son contraire, se muer aussitôt en son propre repoussoir ?

Sans doute la société québécoise des années 2002 est fort loin du monde totalitaire imaginé par Orwell. Il n’en demeure pas moins que les logiques consensuelles qui se sont imposées dans nos sociétés libérales depuis une quinzaine d’années ont de quoi soulever l’inquiétude : elles paraissent à maints égards avoir quelque chose des effets diluants et anesthésiants de la novlangue et du déficit démocratique qu’elle appelle. Ainsi Le P.Q. pourra s’affirmer, de sa plus belle candeur, social-démocrate, tout en s’attaquant systématiquement par le biais de ses politiques du déficit zéro au filet de sécurité social et à l’Etat providence, instrument même de la sociale-démocratie ? Et personne ou presque n’y trouvera rien à redire ! Il pourra aussi —sans que beaucoup s’en étonnent — prôner la souveraineté du Québec et en même temps se faire le chantre d’un libre marché sous diktat "états-unien" à l’échelle du continent. Quant à Louise Beaudoin elle pourra sans sourciller, dire vouloir "introduire dans la mondialisation les droits humains, les droits sociaux et environnementaux", pendant que sa collègue à New-york tentera de séduire cette poignée de financiers et grands industriels qui quoditiennement les foulent au pied. Il serait facile de multiplier les exemples de ce langage skizophrénique qui indiquent simplement —à l’instar de la société orwellienne— une formidable absence.

Pas d’opposition véritable

Car si le Parti québécois peut aussi facilement dire tout et son contraire, c’est qu’il n’a pas en face de lui d’opposition digne de ce non, une opposition sociale et politique d’importance qui enracinée dans les aspirations des couches populaires du Québec et capable d’imaginer des alternatives véritables à la mondialisation néo-libérale, pourrait démystifier son incohérence et son hypocrisie, ses visées manipulatrices tout comme cette fermeture de l’espace politique (et cette pensée unique) qu’elles emportent dans leur sillage !

C’est justement ce que les organisateurs du Forum social de Porto Alegre ont depuis deux ans pour objectif : redonner pouvoir et espoir aux forces de gauche du continent et du monde, à ceux et celles qui font les frais de la mondialisation néo-libérale et osent imaginer —par delà tous les faux-fuyants de l’establisment politique—qu’ « un autre monde est possible ». Un monde qui ne serait « pas à vendre » et où les idéaux d’égalité et de liberté ne seraient pas la chasse gardée d’une minorité de nantis. Un monde qui nécessite donc d’authentiques alternatives socio-politiques !

C’est là l’essentiel de l’esprit du Forum social de Porto Alegre et la raison pour laquelle il a soulevé tant d’espoirs de par le monde. Y compris au Québec où les forces de gauche, désorientées, désunies et trop souvent mises en tutelle, ont toutes les peines du monde à peser sur la scène politique de la province de manière critique et autonome. Sauront-elles s’en inspirer pour rompre avec tant d’ambiguités mortifères et reprendre la place qui leur revient ?

Pierre Mouterde
Québec
Professeur de philosophie au collège de Limoilou (Québec)

Auteur de "Les mouvements sociaux au Chili (1973-1993), (L’harmattan, 95 ; avec Patrick Guillaudat) et de "Apre bal banbou lou, 5 ans de duplicité en Haïti (1991-1996), (Austral, 96 ; avec Christophe Wargny)