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Pour un nouvel anticapitalisme

par Jean-Marie Vincent

mardi 21 septembre 2004

Le rejet du capitalisme est aujourd’hui très répandu, mais ce rejet est loin de se couler dans des formes efficaces d’anticapitalisme. La négation du capitalisme reste le plus souvent abstraite, morale, mêlée souvent de rage, d’impuissance. Beaucoup aimeraient croire que la barbarie du Capital finira par susciter des réactions de plus en plus fortes, mais ils doivent bien constater que de nombreuses réactions se tournent vers des fondamentalismes ou des intégrismes religieux, voire des communautarismes exacerbés. Les machineries et dispositifs du Capital qui fragmentent, divisent les individus et les groupes sociaux, les empêchent de saisir les enchaÎnements et les ensembles sociaux. Ils rendent opaques toute une série de réalités et aveuglent les pratiques. Pour sortir de cette impasse, il faut donc dépasser la vieille problématique de la prise de conscience, de la progression de la conscience empirique de classe vers la conscience révolutionnaire à travers les luttes. Par elles-mêmes les luttes, seraient-elles très dures, n’indiquent pas les voies et les moyens à utiliser pour démonter les constructions sociales autonomisées du Capital qui passent par dessus la tête des hommes. C’est seulement lorsque les luttes ébranlent certains éléments habituels de la reproduction des symboliques du Capital, les représentations et les visions communément admises que les masses peuvent entrevoir d’autres façons de vivre ensemble. Ce fut le cas en Mai 1968, et dans une moindre mesure en novembre-décembre 1995 : la soumission aux règles du Capital, à la concurrence et à une restriction de l’horizon vital à la marchandisation ne semblait plus de mise et perdait beaucoup de son caractère "naturel".

Ces moments où la " normalité" capitaliste est piétinée et apparemment jetée aux orties n’ont toutefois pas été durables, et la "vieille misère humaine" a repris ses droits assez vite. Si l’on ne veut pas en rester aux considérations les plus indigentes sur la nature humaine, il faut bien se dire que de tels moments aussi exaltants soient-ils ne sont pas encore la construction de nouvelles pratiques et de nouvelles lectures collectives de la société et du monde. Les intuitions qu’ils portent et les aspirations qu’ils manifestent ne sont pas transformées ipso facto en armes critiques contre les rapports sociaux de connaissances asservies aux machineries du Capital. Les interruptions de la " normalité" capitaliste qui ne sont pas précédées par une accumulation primitive d’instruments théoriques, d’instruments d’action collective ne peuvent en effet contrer la valorisation. En d’autres termes, les actions collectives doivent être en permanence transformatrices des relations dans lesquelles sont insérés les groupes sociaux et les individus exploités. Les actions collectives, même lorsqu’elles sont défensives, ne doivent pas s’en tenir à l’immédiat, mais mettre en branle des processus visant à changer en profondeur les positionnements des uns et des autres. A la production sémantique du Capital et de ses agents, il faut opposer une autre production sémantique qui, au lieu de vanter les vertus de l’entreprise capitaliste, de la compétence et de la performance, dise explicitement la barbarie dans les rapports de travail, les souffrances endurées.

Cela implique non seulement une critique des stéréotypes, des clichés et des fausses notions véhiculés par les appareils de communication, mais aussi un démontage critique des leurres et des illusions qui se manifestent à chaque changement de conjoncture socio-économique et politico-idéologique. Il y a des leurres technologistes, liés par exemple aux développements de l’informatique qui tendent à faire croire que les problèmes de la société peuvent être résolus par le progrès technique, la net-économie, les engouements pour des pseudo-solutions à des problèmes graves, par exemple le renforcement de l’autoritarisme pour faire face à la misère éducative etc. Une telle activité critique suppose, bien évidemment, une lutte contre la fragmentation des points de vue en mettant en lumière des enchaînements, une lutte pour la totalisation d’expériences éclatées contre les séparations fétichistes entre politique et économie, vie privée et vie publique. Cela doit être très clairement tourné contre la vie qui ne vit pas, contre la vie que ne se vit qu’en l’oubliant, en reprenant le thème du changer la vie par le changement des pratiques et par la transformation des individus et de leurs relations. Le point d’appui essentiel pour aller dans ce sens est ce que Marx dans Le Capital appelle la résistance ouvrière qui est, bien sûr, résistance à l’exploitation économique, mais aussi, et ce n’est pas secondaire, résistance des travailleurs à leur réduction à l’état de force de travail corvéable et jetable. Cette résistance dit Marx est inévitable, elle peut être réprimée et s’assoupir, mais elle est inextinguible et porte toujours des aspirations à vivre autrement, autrement qu’en appendice des machineries du Capital.

L’action collective doit donc être multidimensionnelle, déborder et déstabiliser l’unilatéralisme des mouvements de la valorisation capitaliste, secouer l’hibernation de la pensée du plus grand nombre, bousculer le désarroi ou l’affolement de leur affectivité pour pousser à l’auto-transformation individuelle et collective. Quand on parle aujourd’hui de mouvement social, on ne peut se satisfaire de sa vitalité récurrente, il s’agit de savoir comment il peut se dépasser lui-même en agrandissant de plus en plus son dynamisme, en élargissant de plus en plus son horizon. Il n’y a pas de réponse simple à cette question, toutefois on peut avancer que le mouvement social doit puiser de la force en créant des liens sociaux nouveaux entre opprimés et exploités, en suscitant des communications qui ne soient plus dictées par le marché et la logique de valorisation. C’est en effet se donner les moyens, ce faisant, de résister aux pressions ininterrompues de l’ensemble des dispositifs et agencements du Capital en les dépouillant de leur " naturalité" apparente, de leur " évidence" écrasante. La mise à nu des mécanismes du capitalisme peut et doit être simultanément leur mise en crise en raison de leur caractère insupportable. Le mouvement social ne peut s’arrêter à ce que le capitalisme est prêt à leur concéder, quel que soit son point de départ il doit toujours viser un au-delà du capitalisme et ne pas se laisser absorber par le champ institutionnel, notamment le champ politique profondément marqué par l’économisme.


(Extrait de l’article, Le trotskysme dans l’histoire, de Jean-Marie Vincent, paru dans Critique communiste no. 172 , printemps 2004)