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Que serait un véritable "développement durable" et ses conséquences ?

ENTREVUE AVEC JEAN-MARIE HARRIBEY, PROFESSEUR D’ÉCONOMIE À L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX ET MEMBRE DU CONSEIL SCIENTIFIQUE D’ATTAC.

lundi 21 février 2005

Pascale Fourier : Le développement durable peut-il être un moyen de régulation possible du mode de production capitaliste et de la société de consommation ?

Jean-Marie Harribey : La conférence qui s’est tenue au début du mois de septembre 2002 à Johannesburg sur le développement durable a largement contribué à faire connaître du grand public cette conception du développement économique qui est née il y a deux ou trois décennies, elle est maintenant tellement ancrée dans les esprits qu’il n’y a plus un seul dirigeant politique, un seul gouvernement ni aucune institution internationale qui s’aviserait de parler du développement sans y faire référence et cette conversion atteint maintenant jusqu’aux dirigeants des firmes multinationales qui ont fait le siège de cette conférence de l’ONU pour afficher leurs préoccupations éthiques, sociales, écologiques et donc peser sur le cours des décisions.

D’où vient cet engouement actuel pour le développement durable ? D’une triple prise de conscience. Il y a d’abord eu le constat que les promesses du développement économique n’ont pas été tenues : le développement devait éliminer la misère, la famine, l’analphabétisme, or ces maux n’ont pas régressé et surtout pas dans l’Afrique subsaharienne. Le développement devait réduire les inégalités, elles ont littéralement explosé au cours des dernières décennies ; ce développement devait être facilité par une aide que les pays riches devaient apporter aux pays pauvres à hauteur de 0,7 % de leur PIB, cette aide a reculé aujourd’hui à 0,24 %.

La seconde prise de conscience est plus récente. Tous les organismes de régulation internationale se sont alarmés des dégâts écologiques causés par un développement dévastateur qui pollue l’eau, l’air, les sols, les épuise, tout comme il épuise les ressources naturelles à grande vitesse. D’où l’idée qu’il fallait promouvoir dorénavant un développement qui deviendrait " soutenable " (sustainable), durable, à la fois socialement et écologiquement, c’est-à-dire un développement qui devait répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs plus tard. Ces deux premières prises de conscience se sont exprimées d’abord à Stockholm lors de la première conférence de l’ONU sur ce sujet en 1972, puis à Rio de Janeiro vingt ans après en 1992 mais sans l’ampleur prise par la conférence de Johannesburg en septembre 2002 parce qu’entre temps est intervenue la troisième prise de conscience qui a hâté la conversion générale à ce fameux développement durable et qui est la suivante. Après le développement qui a montré ses limites puisqu’il n’a pas tenu ses promesses, ce fut autour de la mondialisation du capitalisme, de la libéralisation financière et commerciale de montrer leurs limites. Ainsi la loi des marchés, la spéculation financière, la mise en concurrence des secteurs les plus traditionnels dans les pays pauvres avec les secteurs ultramodernes des pays riches ont produit des crises à répétition dans les pays dits " émergeants ", notamment en Asie du Sud-est asiatique, en Amérique latine et fait ployer les plus pauvres sous le poids d’un endettement croissant en les soumettant aux diktats du FMI et de la Banque mondiale qui leur ont imposé des plans d’austérité que l’on appelle au plan international des plans d’ajustement structurel. Cette mondialisation financière a donc produit des dégâts qui ont hâté la conversion au développement durable puisque même dans les pays riches, Etats-Unis en tête, on constate la crise d’une économie qui n’avait de nouvelle que sa propension à soumettre toutes les activités humaines à la logique du profit et à l’exigence de la rentabilité. Donc il y a eu au cours des quelques dernières années que nous venons de vivre un début de perte de légitimité de ce " bonheur " que devait nous assurer le marché libéral. Il fallait donc mettre bon ordre à cette perte de légitimité et le concept de développement durable est venu à point nommé pour permettre aux élites du monde, aux classes dirigeantes de retrouver cette légitimité mise à mal. Du coup on assiste en ce moment à un renversement complet, c’est-à-dire que le concept de développement durable, qui était censé renouveler celui de développement pour aider à surmonter les difficultés évoquées, est récupéré par les plus grands naufrageurs de la planète, que ce soit les naufrageurs sociaux ou les naufrageurs écologiques. Et ce renversement tout à fait étonnant (dont on peut d’ailleurs admirer la facilité de récupération de ce mot d’ordre de développement durable), a été possible parce que ce concept repose sur une ambiguïté fondamentale voire une contradiction insurmontable. Voilà quelques mots pour préciser dans quel contexte cette notion est apparue pour introduire la difficulté qui nous attend pour débroussailler la question du développement durable.

Pascale Fourier : Les grands de ce monde auraient-ils tout d’un coup le souci de l’éthique dans l’économie et le souci de l’homme ?

Jean-Marie Harribey : Dans l’esprit de ses promoteurs, le développement durable doit concilier trois impératifs : un impératif économique, celui de la croissance ; un impératif social, celui d’éradiquer la pauvreté ; et un impératif écologique, celui de préserver les écosystèmes. Or la présentation de ces trois impératifs n’est pas neutre, c’est-à-dire que la croissance économique est censée commander les deux autres : si l’on atteint l’objectif de croissance économique considéré comme une condition sine qua non, indispensable de la réussite des deux autres, implicitement, on accepte l’idée qui prévaut largement parmi les économistes selon laquelle le bonheur de l’humanité, son bien-être ne peuvent être assurés que par une croissance économique éternelle, indépendamment des possibilités que nous offre la planète Terre pour satisfaire nos besoins, et indépendamment des coûts sociaux que cette croissance entraîne. [...] On était parti de l’idée que le développement durable reposait sur une ambiguïté fondamentale. Pour la lever, je crois qu’il faut miser sur la qualité : la qualité de la vie, la qualité de la production, la qualité du travail et donc faire en sorte que l’augmentation de la productivité qui est permise par le savoir-faire humain et par l’amélioration des techniques que ce savoir-faire humain amène soit utilisée essentiellement pour assurer la promotion des êtres humains et la préservation de l’avenir de la vie sur la planète, et à ce moment-là on pourra parler de durabilité. Mais si la durabilité devait se résumer à faire durer ce qui a existé depuis deux siècles, alors là je crois que nous serions face à une mystification gigantesque.


(jeudi 2 octobre 2003, Pascale Fourier, tiré du site Altermonde)