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Qui a réellement gagné en Libye ?

mercredi 21 septembre 2011, par Gilbert Achcar

Avec la prise de Tripoli par les forces rebelles soutenues par l’OTAN, le règne du dictateur Mouhammar Kadhafi est arrivé à son terme. Après plusieurs mois d’enlisement militaire, la capitale libyenne est tombée avec une vitesse notable. Bien qu’il y ait encore des combats et que Kadhadi n’ait pas été capturé, le sort de son régime est bel et bien scellé.

Il y a eu des célébrations massives à Tripoli et dans tout le pays. Kadhafi est un méprisable dictateur qui a gouverné la Libye avec une main de fer pendant plus de 40 ans, écrasant la dissidence et enrichissant sa famille et son entourage proche. La haine à l’égard de cette dictature et une soif de démocratie et de liberté ont alimenté le soulèvement contre Kadhafi, un soulèvement clairement inspiré par les révolutions en Tunisie et en Égypte, pays se situant respectivement à l’ouest et à l’est de la Libye.

Mais le caractère du soulèvement libyen a été dévoyé au cours des mois précédents. Les forces rebelles qui ont pris Tripoli cette semaine ont opéré en collaboration avec les forces de l’OTAN qui, elles, ne partagent nullement la soif de liberté des Libyens. Comme le journaliste indépendant Patrick Cockburn l’avait prédit il y a quelques mois ; « la chute de Kadhafi sera principalement obtenue par l’OTAN et non par une révolution populaire ».

En mars dernier, les Nations Unies ont autorisé une campagne aérienne contre la Libye, dirigée par les États-Unis, avec comme justificatif l’arrêt des massacres contre la population en révolte. Mais, tandis que la guerre aérienne s’intensifiait, les gouvernements occidentaux ont remodelé l’opposition anti-Kadhafi à la mesure de leurs propres intérêts – entre autres choses, garantir le flux de pétrole libyen et, plus important encore, créer un véritable barrage pro-occidental contre la marée révolutionnaire qui s’étend dans la région.

Pour ce faire, les États-Unis et leurs alliés européens ont soutenus les éléments les plus conservateurs parmi ceux qui affirment diriger la lutte contre Kadhafi. Certains d’entre eux ont déjà collaboré avec la CIA dans le passé, tandis que d’autres étaient des hauts fonctionnaires du régime de Kadhafi qui ont opportunément retourné leur veste à temps. Le futur gouvernement libyen sera essentiellement composé par ces éléments et aura une énorme dette envers les États-Unis et ses alliés européens, ce qui le soumettra aux intérêts de ces derniers.

Cela constitue un sérieux revers pour le « Printemps arabe » qui, au début de cette année, a illuminé le monde avec l’espérance d’une alternative à l’oppression, à la violence et à la tyrannie. Toute personne qui lutte pour la justice ne pleurera pas la chute de Kadhafi. Il était un tyran ayant beaucoup de sang sur les mains. Mais toute personne qui s’oppose à l’impérialisme et à ses crimes ne peut célébrer sa chute dans de telles circonstances.

La rapidité avec laquelle Tripoli est tombée a surpris tout le monde et y compris les forces rebelles elles-mêmes, surtout après les dures batailles préalables qui se sont déroulées ces dernières semaines dans les villes des alentours de la capitale. La campagne de propagande du régime – avec des démonstrations de soutien orchestrées assurant que les habitants de la capitale se lèveraient en masse pour défendre leur leader bien aimé – n’était qu’une tromperie. La chute rapide de la ville a démontré le faible niveau de soutien dont jouissait Kadhafi.

Mais, d’autre part, les images retransmises de Tripoli par les médias – avec des combattants légèrement armés, entrant dans la capitale sur une grande variété de véhicules – occultent la véritable histoire : l’assaut contre Tripoli fut une campagne militaire coordonnée - et dans sa totalité dépendante - par les forces de l’OTAN.

Les forces rebelles étaient dépendantes du soutien aérien de l’OTAN depuis le début de son intervention en mars dernier. Au cours de ces 5 mois et jusqu’au 20 août dernier, les forces occidentales ont effectuées 7.459 missions aériennes sur la Libye, soit une moyenne de 50 par jours, contre des milliers d’objectifs.

La coordination de l’OTAN avec les forces rebelles s’est intensifiée au cours de ces dernières semaines. Selon le New York Times, les combattant libyens choisissaient les objectifs et transmettaient leur localisation avec des équipements fournis par les forces occidentales. Quand ils avaient besoin d’attaques aériennes, « les rebelles avaient notre numéro de téléphone » a commenté un diplomate anonyme. Le « Times » a rapporté que, pendant l’entrée dans la capitale, « les troupes de l’OTAN ont continué à fournir un appui aérien au rebelles pendant toute la journée, avec de multiples sorties aériennes destinées à dégager le chemin entre Zawiyah et Tripoli. Les leaders rebelles sont reconnaissants envers l’OTAN d’avoir frustré une tentative des forces loyalistes à Kadhafi de récupérer Zawiyah. »

Le soutien de l’Occident ne s’est pas limité à la puissance aérienne. Des Forces spéciales et des agents de renseignement opèrent en Libye depuis le mois de mars, entraînant et conseillant les différents groupes rebelles, et dirigeant fréquemment leurs mouvements.

Tout cela contraste fortement avec les premiers jours du soulèvement contre Kadhafi. Survenant à la suite de la chute des dictateurs en Tunisie et en Égypte, la révolte libyenne a suivie, au début, le même scénario que ces autres mobilisations populaires, parvenant même à gagner la sympathie de certaines unités militaires. La base principale de la rébellion fut la partie orientale du pays, proche de l’Égypte, mais elle se propagea rapidement. A la fin du mois de février, Kadhafi semblait sur le point de tomber lui aussi.

Mais le dictateur se révéla capable de se maintenir au pouvoir et d’organiser une contre-offensive reposant sur des unités militaires fidèles, afin d’écraser la rébellion. Dès que la lutte se transforma, essentiellement, en une bataille militaire, la rébellion perdit son impulsion initiale et son meilleur avantage – la mobilisation massive du peuple libyen exigeant la démocratie.

A la mi-mars, les forces de Kadhafi avaient battu les défenseurs mal armés d’une série de villes qui s’étaient jointes au soulèvement et elles menaçaient de prendre d’assaut Benghazi, centre oriental de la révolte. Pendant un temps, au cours de cette contre-offensive, les États-Unis et les autres gouvernements occidentaux ont semblé hésiter et laisser à Kadhafi les mains libres pour écraser la rébellion plutôt que de permettre qu’une autre révolution populaire ne renverse un dictateur pro-occidental en Afrique du Nord. Mais, à mesure que la violence du régime se faisait plus brutale et mortelle – et avec les doutes entourant le degré de fiabilité de Kadhafi à coopérer avec les compagnies pétrolières occidentales - Washington et les autres capitales européennes ont décidé de changer de fusil d’épaule.

L’intervention aérienne – prétendument destinée à n’imposer qu’une « zone d’exclusion aérienne » - fut présentée comme une « mission humanitaire » afin d’empêcher les forces du régime de faire couler le sang de la population civile. Mais cet objectif s’étendit très rapidement, comme plusieurs voix anti-guerre l’avaient prédit. Barack Obama et les autres dirigeants occidentaux n’ont pas tardé à élargir la « mission humanitaire » jusqu’à provoquer la chute de Kadhafi pour imposer un nouveau gouvernement.

De nombreux libyens ont accueillis positivement les premières attaques alliées comme étant la seule manière d’arrêter le bain de sang qui menacait Benghazi, malgré le fait que, dès le début de l’insurrection de février, le sentiment général allait pourtant contre toute velleité des puissances occidentales à dicter l’avenir de la Libye. Ainsi, au début du mois de mars, les rebelles avaient capturé des membres des forces spéciales britanniques, qui déclaraient vouloir prendre contact avec l’opposition, et les expulsaient du pays.

Mais, après que les opérations aériennes aient débuté, les gouvernements occidentaux ont consacré beaucoup d’énergie à remodeler l’opposition à Kadhafi, cherchant à promouvoir en son sein les figures ayant un passé de collaboration avec les États-Unis ou des ex-fonctionnaires du régime. Le chef du Conseil National de Transition (CNT) – reconnu par les États-Unis et par 30 autres pays avant la chute de Kadhafi comme le « représentant légitime de la Libye » - est Mustapha Abdul Jalil, qui fut Ministre de la justice de Kadhafi jusqu’à sa démission en février dernier, au début du soulèvement. Les États-Unis voient en lui un « bon collaborateur » selon les câbles diplomatiques du Département d’État révélés par Wikileaks.

Tout comme les combattants rebelles ont œuvré en coordination étroite avec les forces de l’OTAN, le CNT est en très bons termes avec les diplomates et les dirigeants occidentaux. Au début de l’avance sur Tripoli, les leaders du CNT se concertaient avec Jeffrey Feltman, sous-secrétaire d’État US qui a visité Benghazi pour discuter « d’une transition stable et démocratique ».

Il n’y a pas de doutes sur ce que quelqu’un comme Jeffrey Feltman entend par « stabilité ». Cependant, ce qui va survenir par la suite n’est pas encore gravé dans le marbre. Ainsi, Patrick Cockburn a rapporté qu’à la fin de cette semaine il a parlé avec des rebelles de la ville de Misratah – qui a connue les batailles les plus sanglantes de ces cinq derniers mois - qui lui ont affirmé qu’ils n’accepteront par les ordres du CNT.

Il est possible que l’autorité des leaders parrainés par l’Occident soit contestée, mais les États-Unis et leurs alliés jouiront d’une position plus forte quand ces conflits vont émerger. Ce sont eux qui ont promus au rang de « leaders » les éléments pro-occidentaux de l’opposition et leur puissance militaire a été indispensable dans la lutte contre le régime de Kadhafi. Les puissances occidentales disposent maintenant d’une base d’opération en Libye avec laquelle ils pourront intervenir à n’importe quel moment.

Par contre, la moindre opposition libyenne aux intérêts occidentaux sera en position de faiblesse. Comme le marxiste britannique Richard Seymour l’a souligné : « Il n’existe aucune force politique avec laquelle les masses peuvent agir de manière indépendante du nouveau gouvernement, si tant est qu’elles souhaitent le faire ». En conséquence, les États-Unis et leurs alliés sont pratiquement assurés de pouvoir compter sur un gouvernement de collaboration en Libye, indépendamment des aspirations des Libyens.

« Tripoli s’est libérée des griffes d’un tyran » a déclaré Barack Obama. Mais si Kadhafi était un tyran – et il l’était sans l’ombre d’un doute – il fut aussi l’un de ces tyrans avec lesquels les États-Unis étaient des plus disposés à coopérer, du moins au cours de la dernière décennie. Pendant les années 1980, Kadhafi, alors allié à l’ex-URSS, était le bouc émissaire favori des dirigeants étatsuniens. Ronald Reagan l’avait appelé le « chien enragé du Moyen Orient » et avait donné l’ordre de mener des attaques aériennes contre Tripoli et Benghazi en 1986. Mais à la fin des années 1990, Kadhafi a fumé le calumet de la paix avec ses anciens ennemis. Après les attaques du 11 septembre 2001, la Libye s’est associée comme alliée dans la « guerre contre le terrorisme » et deux ans plus tard elle soutenait l’invasion de l’Irak. Après la normalisation des relations diplomatiques vint le temps des accords commerciaux juteux avec les multinationales pétrolières : Exxon Mobil, Chevron et d’autres.

La Libye est le seul pays d’Afrique du Nord comptant sur d’importants gisements pétroliers – ce qui explique l’enthousiasme des dirigeants européens à devenir l’ami de Kadhafi pendant les années 2000. Silvio Berlusconi entretenait ainsi une relation très étroite avec le dictateur. Malgré tout, d’après les documents du Département d’État révélés par Wikileaks, les relations entre Kadhafi et les compagnies pétrolières se sont détériorées au cours des dernières années, du fait de la tendance croissante du dictateur à « durcir » les termes des contrats afin d’obtenir plus de gains.

Vu l’opportunité offerte d’intervenir militairement dans une région qui traverse des processus révolutionnaires depuis le début de l’année, Washington et ses alliés décidèrent finalement de se retourner contre leur allié, en feignant de « découvrir » à nouveau qu’il n’était qu’un vil dictateur.

Ce renversement illustre les véritables intérêts des gouvernements US et alliés dans le monde, qui n’ont que bien peu de choses à voir avec les principes de la démocratie et de la liberté. Washington était parfaitement satisfait de collaborer avec Kadhafi tant que cette relation servait ses intérêts. Désormais, les États-Unis font le pari de récupérer une partie du terrain perdu dans le monde arabe à la suite des révolutions en Tunisie et en Égypte, en aidant à la chute de Kadhafi et en obtenant, au passage, un gouvernement libyen plus fiable afin de protéger les intérêts occidentaux.

Kadhafi méritait d’être renversé. Mais les circonstances de sa chute représentent une avancée pour l’impérialisme et un revers pour la lutte afin d’étendre la démocratie et la liberté.


Article publié sous le titre « Who really won in Libya ? » sur le site : http://socialistworker.org/2011/08/..., journal de l’International Socialist Organisation (ISO) des États-Unis.

Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be