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Une hégémonie illégitime

dimanche 6 avril 2003, par Michel Husson

La guerre en Irak inaugure ce XXIème siècle dans le registre de la barbarie. Elle conduit à s’interroger sur la configuration de l’économie mondiale dans lequel elle se déploie. Pour aborder cette question, il n’est peut-être pas inutile de reprendre après d’autres1, la typologie proposée il y a environ 30 ans par Ernest Mandel2. Celui-ci distinguait trois configurations possibles : ultraimpérialisme, super-impérialisme, et poursuite de la concurrence inter-impérialiste.

Ultra-impérialisme

La première hypothèse, celle de l’ultra-impérialisme, doit être clairement rejetée. Un tel scénario, déjà envisagé en son temps par Kautsky, correspondrait à une configuration où, pour reprendre les termes de Mandel, « l’interpénétration internationale des capitaux est avancée au point où les divergences d’intérêts décisives, de nature économique, entre propriétaires de capitaux de diverses nationalités, ont complètement disparu ». Nous sommes manifestement très éloignés d’un tel cas de figure et il faut en tirer les leçons. L’illusion d’un condominium équilibré entre les trois pôles de la « Triade » (Etats-Unis, Europe, Japon) a fait long feu. On parlait à l’époque de toyotisme, et de « nouveau modèle du travail » et l’on s’extasiait sur les ressorts nouveaux de la productivité de l’industrie japonaise. On pensait en somme que les Etats-Unis allaient sans réagir assister sans réagir à une lente érosion des bases mêmes de leur domination, et qu’ils allaient jouer le jeu raisonnable d’une mondialisation que certains, comme Alain Minc, n’hésitèrent pas à qualifier d’ « heureuse ».

C’est aussi la notion d’ « Empire » mise en avant par Michael Hardt et Antonio Negri3 qui vient de subir un énorme démenti pratique. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler le noyau dur de leur thèse, ainsi résumée par Negri : « Dans l’actuelle phase impériale, il n’y a plus d’impérialisme - ou, quand il subsiste, c’est un phénomène de transition vers une circulation des valeurs et des pouvoirs à l’échelle de l’Empire. De même, il n’y a plus d’Etat-nation : lui échappent les trois caractéristiques substantielles de la souveraineté - militaire, politique, culturelle - absorbées ou remplacées par les pouvoirs centraux de l’Empire. La subordination des anciens pays coloniaux aux Etats-nations impérialistes, de même que la hiérarchie impérialiste des continents et des nations disparaissent ou dépérissent ainsi : tout se réorganise en fonction du nouvel horizon unitaire de l’Empire. »4 Pourtant, Hardt maintient envers et contre tout la thèse de l’Empire dans une tribune récente5.

Il insiste sur les intérêts communs des « élites » des Etats-Unis et de celles d’autres pays, en particulier dans la sphère économique : « Les hommes d’affaires à travers le monde reconnaissent que l’impérialisme n’est pas une bonne chose pour les affaires, parce qu’il élève des barrières qui entravent les flux globaux. Les profits potentiels de la mondialisation capitaliste, qui aiguisaient partout l’appétit des milieux d’affaires il y a seulement quelques années, dépendent de l’ouverture des systèmes de production et d’échange. Même les industriels US assoiffés de pétrole y ont intérêt ». Michael Hardt va jusqu’à présenter l’ « Empire » comme une alternative à l’impérialisme US, tout en dénonçant des élites « incapables d’agir en fonction de leur propre intérêt ». Après avoir ainsi sermonné les puissants de ce monde, Hardt adresse ensuite ses conseils au mouvement anti-guerre6. Certes, dit-il, son anti-américanisme se nourrit de l’unilatéralisme et de l’anti-europanéisme de l’administration Bush. Il n’en reste pas moins que c’est un piège qui conduit à une vision du monde trop bi-polaire, ou pire, nationaliste. Hardt oppose cette étroitesse de vue à la clairvoyance du mouvement altermondialiste, qui avait réussi à ne plus penser la politique « à partir de rivalités entre nations ou blocs de nations ». Cette dissociation est sans fondement, et l’attitude de Hardt exprime un étonnant volontarisme théorique qui consiste à nier une réalité aujourd’hui bien palpable, qui est le grand retour des contradictions inter-impérialistes.

Super-impérialisme

La suprématie apparemment absolue que semble révéler l’unilatéralisme des Etats-Unis mérite que l’on examine la thèse du super-impérialisme. Dans cette configuration, toujours avec la définition de Mandel, « une grande puissance impérialiste unique détient une hégémonie telle que les autres Etats impérialistes perdent toute autonomie réelle à son égard et sont réduites au statut de puissances semi-coloniales mineures ». Même si l’Union européenne ne peut évidemment pas être caractérisée comme « puissance semi-coloniale mineure », ce schéma semble bien correspondre avec la hiérarchie réaffirmée entre les puissances impérialistes qui consacre le rôle dominant des Etats-Unis dans tous les secteurs : économique, technologique, diplomatique et militaire.

Cette configuration est pourtant beaucoup plus ambivalente qu’il y paraît. Certes, les Etats-Unis ont enregistré une croissance nettement supérieure à celles du Japon et de l’Europe au cours de la dernière décennie. Ils ont, dans le même temps, rétabli leur situation hégémonique dans deux domaines stratégiques, qui sont la technologie et l’armement. Cependant cette incontestable suprématie s’est accompagnée de la mise en œuvre de ce que, dans un article assez prémonitoire7, Wynne Godley appelait les « sept processus qui ne peuvent durer ». On peut les rappeler brièvement : (1) chute du taux d’épargne des ménages ; (2) augmentation de l’endettement net du secteur privé ; (3) croissance accélérée de l’encours réel de monnaie ; (4) croissance du prix des actions bien plus rapide que celle des profits ; (5) l’augmentation de l’excédent budgétaire ; (6) augmentation du déficit courant ; (7) augmentation de l’endettement extérieur.

Ce tableau souligne que le mode de croissance baptisé « nouvelle économie » était fondamentalement déséquilibré et asymétrique. Ce que n’ont pas compris ses théoriciens hâtifs comme Michel Aglietta8, c’est que ce modèle de croissance ne pouvait pas être étendu à l’échelle mondiale parce qu’il repose au contraire sur une forme d’externalisation des contraintes vers les deux autres grands pôles impérialistes. A titre de boutade, on pourrait remarquer que les Etats- Unis ne seraient pas admis à intégrer l’Union européenne s’ils en faisaient la demande, car ils sont loin de satisfaire aux critères que les pays européens se sont infligés à eux-mêmes.

La croissance relativement soutenue des Etats-Unis durant les années 90 a reposé sur un mouvement d’augmentation de la consommation des ménages et sur un véritable boom de l’investissement. Comme le montre Godley, il y a là une équation impossible à résoudre autrement que par un creusement tendanciel du déficit extérieur. Cela revient donc à dire que l’accumulation du capital et l’endettement des ménages ont été en grande partie financée par des entrées régulières de capitaux, en provenance du Japon et de l’Europe, mais aussi des pays émergents après la crise financière. Ce mouvement était tellement puissant qu’il a contribué au renforcement du dollar, en dépit du déficit qui aurait dû l’affaiblir s’il ne s’était pas agi de la monnaie dominante. Cette appréciation du dollar a dopé les exportations européennes et aura été

l’une des conditions (paradoxales) de réussite de l’euro. Il a pu sembler que l’on tenait là un arrangement relativement coopératif qui permettait à l’Europe de renouer avec la croissance. Il y a même eu des économistes pour annoncer que l’Europe, désormais munie de l’euro, pouvait devenir la nouvelle locomotive de l’économie mondiale, si elle consentait seulement à investir à son tour dans les nouvelles technologies.

Mais ce qui ne pouvait durer ne dura pas, et le retournement des cours boursiers mit brutalement fin à bien des illusions. Le gouvernement Bush a alors pris toute une série de mesures, pour éviter un scénario-catastrophe rendu possible par un degré d’endettement sans précédent. La nouvelle stratégie est recentrée sur un seul objectif : préserver à tout prix les conditions de la croissance US, quitte à exporter la récession dans le monde entier. Il y eut d’abord le refus des accords de Kyoto au prétexte que les intérêts de l’économie US passent avant toute autre considération. Tout aussi unilatéralement, et en contradiction flagrante avec le libre-échangisme imposé aux autres, les Etats-Unis ont pris des mesures typiquement protectionnistes sur les importations d’acier, et ont augmenté à nouveau les subventions à l’agro-business. La politique budgétaire a pris elle aussi un tournant radical avec l’acceptation d’un déficit qui s’est mis à croître rapidement en raison, non seulement des dépenses militaires accrues, mais aussi de baisses d’impôts considérables en faveur des riches. Bush a carrément exempté les dividendes de tout impôt sur le revenu. Enfin, sur le plan monétaire, le tournant est aussi très clair : le dollar s’est mis à baisser par rapport à l’euro, ce qui équivaut à une dévaluation de l’ordre de 25 %. Autrement dit, les Etats- Unis font le choix d’une offensive commerciale, afin de réduire (en partie) le déficit grâce au dynamisme d’exportations plus compétitives.

Une hégémonie sans légitimité

Cette nouvelle politique souligne l’assise fragile de la domination US que l’on peut synthétiser comme suit : de manière assez inédite, l’impérialisme dominant n’est pas exportateur de capitaux et sa suprématie repose au contraire sur sa capacité à drainer un flux permanent de capitaux venant financer son accumulation et reproduire les bases technologiques de cette domination. Il s’agit donc d’un impérialisme prédateur, plutôt que parasite, dont la grande faiblesse est de ne pas pouvoir proposer un régime stable à ses vassaux. Le Japon a ainsi vu sa capacité de croissance autonome brisée par la surévaluation du yen imposée par les Accords de Plaza de 1985 et son économie végète depuis dix ans. Quant à l’Union européenne, elle ne s’est au fond jamais fixé un tel objectif.

Faute d’un super-impérialisme proposant une structure stable, c’est donc vers la troisième configuration que le monde est en train de basculer, celle de la concurrence inter-impérialiste  : « l’interpénétration internationale des capitaux est assez avancée pour qu’un nombre plus élevé de grandes puissances impérialistes indépendantes soit remplacé par un plus petit nombre de superpuissances impérialistes, mais elle est si fortement entravée par le développement inégal du capital que la constitution d’une communauté globale d’intérêts du capital échoue ». Le clivage Europe/Amérique va être un axe central de ces rivalités dans les années à venir.

Pour établir un lien plus direct avec la guerre en Irak, il faut introduire une autre caractéristique du capitalisme contemporain qui se déduit de cette analyse rapide, à savoir son incapacité à proposer un modèle de diffusion des bienfaits supposés de la mondialisation. Ce modèle inégalitaire, anti-social et excluant ne dispose du coup d’aucune légitimité. Il est donc condamné à s’imposer par des formes plus ou moins euphémisées de violence ; et en face, faute d’alternatives suffisamment construites, le refus risque de prendre la forme d’une montée des intégrismes religieux, communautaires ou nationalistes. On peut illustrer la manière dont cette hégémonie illégitime engendre une véritable dialectique des fondamentalismes à l’aide d’un texte, hallucinant et halluciné, publié il y a quelques années dans la revue d’une école de guerre9. Le major Peters y décrit, avec ses mots, la fin d’une époque : « C’est une évidence que, durant une bonne partie du XXème siècle, l’éventail des revenus s’est refermé, qu’il s’agisse des individus, des pays, voire des continents (...) Qui travaillait plus dur que le voisin pouvait améliorer sa situation sur le marché. Cette justice fruste nourrissait des espérances largement répandues. Ce modèle est mort. Aujourd’hui, la dépense physique devient superflue dans un monde où les machines et les méthodes de production économisent le travail (…) L’Américain moyen sorti du collège dans les années 60 espérait un bon travail qui lui permettrait d’assurer le bien-être de sa famille et d’augmenter raisonnablement son niveau de vie.

Pour beaucoup de ces Américains, le monde s’est écroulé, alors même que les media les provoquent en leur montrant les images d’un monde toujours plus riche, animé et distrayant, dont ils se sentent exclus. Ces citoyens marginalisés (discarded) ont l’impression que le gouvernement ne s’occupe plus d’eux, mais seulement des privilégiés ». On voit bien que la haine de l’étranger rejoint la méfiance de classe : « l’ouvrier américain licencié et le Taliban sont frères dans la souffrance ». Cette perte totale de légitimité, à l’intérieur comme à l’extérieur, conduit logiquement à une vision paranoïaque du monde qui débouche sur une véritable déclaration de guerre : « ceux qui n’ont rien vont haïr ceux qui ont tout, et s’en prendre à eux. Et nous, aux Etats-Unis, nous continuerons à être perçus comme ceux qui ont tout. Il nous faudra intervenir pour défendre nos intérêts, nos citoyens, nos alliés ou nos clients. Nous gagnerons militairement chaque fois que nous en aurons le courage. Il n’y aura pas de paix.

Nous sommes appelés à vivre dans un monde parcouru de multiples conflits aux formes changeantes. Le rôle des forces armées US sera en pratique de maintenir un monde sûr pour notre économie, et ouvert à notre offensive culturelle. A cette fin, nous aurons à tuer pas mal de gens (do a fair amount of killing) ».

La guerre actuelle se situe dans le droit fil de ce délire. Son lien avec l’économie ne peut être analysé selon des schémas mécanistes où l’intervention servirait à relancer l’économie US, à faire baisser le prix du pétrole ou, dans une version encore un peu plus paranoïaque à assurer la suprématie du dollar sur l’euro10. Aucune de ces déterminations ne peut vraiment rendre compte de l’intervention en cours. Celle-ci renvoie au fond à la nature déséquilibrée et asymétrique de l’impérialisme contemporain, et à l’incapacité qui en découle à dominer par d’autres moyens que la violence.

1 Odile Castel, « La naissance de l’ultra-impérialisme. Une interprétation du processus de mondialisation », in Duménil & Lévy, Le triangle infernal. Crise, mondialisation financiarisation, PUF, 1999 ; Robert Went, « Mondialisation : vers un ultra-impérialisme ? », in Mondialisation et impérialisme, Cahiers de critique communiste n°1, Syllepse, 2003.
2 Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, Les Editions de la Passion, 1997.
3 Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, 2000.
4 Toni Negri, « L’"Empire", stade suprême de l’impérialisme », Le Monde Diplomatique, janvier 2001.
5 Michael Hardt, « Folly of Our Masters of the Universe », The Guardian, 18 décembre 2002.
6 Michael Hardt, « A trap set for protesters », The Guardian, 21 février 2003.
7 Wynne Godley, Seven Unsustainable Processes, The Levy Economics Institute, 1999. <http://www.levy.org/docs/stratan/pd...>
8 Michel Aglietta, Le capitalisme de demain, Note de la Fondation Saint-Simon, 1998.
9 Ralph Peters, « Constant Conflict », Parameters, vol.XXVII, n°2, 1997. <http://carlisle-www.army.mil/usawc/...>
10 William Clark, « The Real Reasons for the Upcoming War With Iraq : A Macroeconomic and Geostrategic Analysis of the Unspoken Truth », 2003 <http://www.ratical.org/ratville/CAH...>

(tiré du site de Michel Husson)