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Welcome... Trotsky

mercredi 14 mai 2008, par Celia Hart

tiré de la revue Inprecor N° 509, 2005-09


Celia Hart, 41 ans, est la fille de deux dirigeants historiques de la révolution cubain, Armando Hart et Haydée Santamaria (cette dernière décédée). Physicienne, écrivain et membre du parti communiste de Cuba, elle se présente comme « trotskyste pour son propre compte ».

Elle a rendu publics de nombreux articles sur Trotsky et sur la révolution permanente (Inprecor a reproduit dans son n° 500 de décembre 2004 son article « Le socialisme dans un seul pays » et la révolution cubaine). L’article que nous reproduisons ci-dessus, écrit à l’occasion du 65ème anniversaire de l’assassinat de Trotsky par l’agent stalinien Ramon Mercader a été initialement publié le 26 août 2005 sur le site web Rebelión.

Il manque une dimension au film allemand Good Bye Lenin. Je le sais pour avoir vécu en RDA peu de temps avant la chute du Mur. Ce Mur était renversé avant même d’être érigé. L’immense tragédie qu’a constitué le passage au capitalisme de l’Europe de l’Est ne peut se mesurer dans les quelques années qui s’écoulèrent de la vulgaire et décadente perestroika au renversement festif des statues de Lénine. On ne peut pas dire adieu à Lénine s’il n’a jamais été bienvenu. Ils n’ont rien fait d’autre que d’importer son image, que de le marginaliser, que de le transformer en clown soumis de la bureaucratie stalinienne.

Le Lénine auquel ils dirent au revoir dans ce film n’avait rien à voir avec l’initiateur du socialisme dans le monde. Leurs statues étaient vides de contenu et je crois aussi de forme.

Voilà. Nous ne le comprendrons pas tant que demeurera occultée en bien des endroits la vie et la pensée de Léon Trotsky. Cela peut sembler ironique, mais l’unique manière de faire revenir Lénine c’est de comprendre les raisons du bannissement de son meilleur contemporain. Nous ne parviendrons pas à comprendre ce qui s’est passé si nous ne rendons pas compréhensible l’obscur mécanisme par lequel la caste bureaucratique soviétique s’est accaparée le socialisme, trahissant l’Internationale et démolissant l’esprit révolutionnaire du monde.

Bien entendu il nous reste une alternative : le dévoiler entièrement depuis le début, chose qui nous prendra un temps qui se fait de plus en plus rare, outre qu’il nous manque l’information de première main. C’est comme si, pendant qu’un navire fait naufrage, le machiniste envoyait un rapport express sur le comment et le pourquoi du naufrage et qu’on cherchait quand même à lever l’ancre pour les mêmes eaux avec les mêmes intentions, sans chercher à connaître les causes de la catastrophe, en enterrant comme des autruches les messages embouteillés dans le sable.

Le XXe siècle n’a pas fini de parler. Les vicissitudes qu’a connu la pratique révolutionnaire demeurent pour une large part occultées. Et si quelqu’un peu témoigner du XXe siècle, c’est bien Léon Trotsky.

Ernest Mandel l’a dit beaucoup mieux : « De tous les plus importants socialistes du XXe siècle, Trotsky a été celui qui a le plus clairement reconnu les tendances fondamentales du développement et les contradictions principales de l’époque, et c’est aussi Trotsky qui a formulé le plus clairement une stratégie émancipatrice adéquate pour le mouvement ouvrier international » (1).

Oui, nous avons besoin de Lénine, qui ne reviendra qu’à la condition que nous écoutions ce que Trotsky a à nous dire. Ils défendirent la même chose, si ce n’est que Trotsky lui a survécu et a su interpréter dans sa vie et dans sa mort les pouvoirs d’extermination du socialisme. Je défie en cet instant tout penseur qui de manière sincère cherche à interpréter, de pouvoir se passer des expériences trotskistes, ne serait-ce que pour les réfuter. Ceux qui les évitent, ceux qui les laissent de côté, ne sont pas de vrais léninistes.

On dit que sans Lénine Karl Marx n’est pas utile. J’ajouterais que sans Trotsky il n’y pas de Lénine. Tous les penseurs marxistes, surtout les marxistes authentiquement révolutionnaires, sont indispensables à la compréhension de Karl Marx, lequel n’avait pas la boule de cristal. Il a seulement donné la direction pour les idées révolutionnaires, la philosophie et afin que, pour la première fois dans l’histoire, les hommes fassent le tunnel vers leur bonheur... mondialisé.

Utilisons cette similitude. Le socialisme est supposé être un tunnel, un sentier que nous pouvons emprunter, dans ce monde que nous n’avons qu’à gagner, n’ayant à perdre que nos chaînes. Eh bien c’est la Révolution d’Octobre qui a été la première tentative pour creuser ce tunnel dont nous avait parlé Karl Marx. Mais le stalinisme nous l’a dynamité de l’intérieur. Lors de sa construction, on y avait laissé la dynamite pour sa destruction. Trotsky a alors été l’ingénieur qui a indiqué où se trouvaient les explosifs. On n’a pas voulu l’écouter. On connaît la fin... une Terre ravagée.

Aujourd’hui on affirme très poétiquement que le tunnel que nous allons construire sera le socialisme du XXIe siècle. Qu’il soit du XXIe ou du XXXIe siècle, le tunnel peut être dynamité exactement pour les mêmes insuffisances et nous continuerons plein de larmes, dans l’attente du socialisme du siècle futur... transformés cette fois en cafards.

La possibilité du passage au socialisme est une découverte scientifique. Ce n’est pas un poème, ni une manière de parler. L’unique façon d’y accéder est à travers la lutte de classes. C’est aussi simple que ça. Le socialisme du XXIe siècle n’est là que parce que nous sommes au XXIe siècle. C’est une évidence. La découverte de l’origine de l’exploitation capitaliste est une vérité scientifique de même valeur et de même objectivité que le mouvement de rotation de la terre autour du soleil. Nous n’avons pas besoin d’Einstein, des Lois de la Relativité Générale et de la Géodésie pour nous expliquer pourquoi nous passons de l’été à l’automne. Newton est plus que suffisant. Les résultats sont identiques et les mathématiques infiniment plus simples. Nous n’avons pas besoin de comprendre les trous noirs ou les théories de Hawking pour mettre un satellite en orbite. Il se peut que les communications, l’informatique, etc., aient quelque peu compliqué la réalité du capitalisme moderne, il n’en demeure pas moins que l’essence (« le poulet du riz au poulet ») est toujours la même qu’il y a plusieurs siècles. Il ne faut pas d’« économistes quantiques » ou de « mathématique tensorielle » pour nous expliquer l’origine de l’exploitation du système capitaliste et de son affaiblissement actuel.

Ce qu’on appelle « socialisme du XXIe siècle » équivaut à dire que nous devons construire l’« avion du XXIe siècle ». Mais cet avion devra vaincre la gravité, comme le fit celui du XXe siècle. Dans ce XXIe siècle, comme depuis des milliers de millions d’années, la constante G de la Gravitation Universelle, est toujours celle que calcula Newton (G= 6,7 x 10 - 11m3/kgs2). Je conviens que nous devons fabriquer des avions plus confortables, rapides et sûrs, car les exigences du XXIe siècle diffèrent de celles du XXe, mais la raison ultime d’une pièce qui doit vaincre la gravité est la même. Pour faire une comparaison nous pourrions dire que notre avion qui tentait de vaincre la gravité en 1917 a pris de l’altitude et s’est fracassé sur la surface terrestre. Il vaut mieux en chercher les causes avant tout discours futuriste car quel que soit le XXIe siècle G restera invariant. Du XIXe au XXIe siècle les raisons premières de l’exploitation capitaliste sont identiques : l’expropriation du travail. Il n’y a donc qu’une manière de passer « du règne de la nécessité au règne de la liberté ». Assez caracolé alors que chaque instant qui passe est contre nous.

L’avion est tombé et nous croyons maintenant qu’avec nos ordinateurs, nos cellulaires ou l’internet on va pouvoir défier la gravité sans prendre en compte G. Bien sûr que non ! La gravité continuera de la même manière jusqu’à ce que la planète s’effondre. Il vaudrait mieux se dépêcher, abandonner la rhétorique et réaliser définitivement que l’ennemi n’a pas changé. Peut-être est-il plus agressif et dangereux, mais c’est toujours le même. Dépêchons-nous, enfin, de savoir qui nous sommes vraiment.

Mais alors pourquoi Léon Trotsky ? Ce n’est pas une fixation sur une figure historique, comme beaucoup m’en font le reproche. C’est uniquement que cet homme sait beaucoup de choses sur la boîte noire de cet avion qui a voulu faire décoller l’histoire.

Léon Trotsky a été assassiné il y a 65 ans de la manière la plus grotesque. Après 65 années son sang continue de nous éclabousser. Cet assassinat aurait dû mettre fin au droit du Kremlin à prétendre monopoliser et émettre la pensée socialiste, mais ils ont continué et elle s’est transformée en statue de sel. Avec la médaille de l’Etoile Rouge décernée à Ramon Mercader, on fêtait, dans les vivats secrets et lâches, la mort du socialisme. Cet assassinat a constitué un des actes de terrorisme d’État les plus pervers de l’histoire. C’est le glorieux Octobre 1917 qui s’est suicidé le 20 août.

Mercader, sa peine accomplie au Mexique, s’en alla à Cuba [1960]. Je ne comprends toujours pas avec qui il s’est réuni et par quelle voie, ni s’il a pu regarder en face les palmes de Marti et les cendres de Mella. L’homme qui a eu dans ses mains, sans le réaliser, la mission d’anéantir la gauche des idées du socialisme, est mort à Cuba, chose que j’ai du mal à admettre. Il était là dans ces années lumineuses de Che Guevara. Cela me semble tellement impossible...

Bien entendu la voie de la survie idéologique de la révolution cubaine n’a rien à voir avec Mercader, le GPU et le stalinisme. Bien au contraire, ce qui a permis à ma révolution de survivre a été l’esprit de Léon Trotsky, bien que nous l’ignorions, parce que cela avait été occulté dans les plis de la mémoire historique.

La vérité est têtue et fait son chemin comme l’eau lente mais constante que rien n’arrête. Il y a un circuit mystérieux dans la révolution cubaine, qui naît avec le Parti Révolutionnaire Cubain, se poursuit avec Mella, puis avec le plus radical du Mouvement du 26 Juillet, pour culminer de manière sublime avec Che Guevara. Ce circuit est celui de l’engagement résolu de classe et de l’internationalisme. Léon Trotsky marche ici, silencieux, inconnu et diffamé, avec un sourire malicieux. Pourquoi a-t-on interdit tant d’années à Léon Trotsky de se mettre en relation avec la révolution cubaine ? Je ne suis pas parvenue à le déterminer, mais ce que je sais c’est que si une révolution a été radicale, c’est bien la nôtre, si quelqu’un a appelé aux révolutions radicales et interminables, c’est bien Léon Trotsky. Marti ne s’est peut-être pas trompé en affirmant qu’« en politique le réel est ce qui ne se voit pas ».

Il nous faudrait longuement parler de Julio Antonio Mella, analyser en profondeur son action au Mexique. Nous avons heureusement les excellents travaux d’Olivia Gall (2) et d’Alejandro Galvez Cancino (3), qui analysent de manière absolument claire et précise avec une base documentaire considérable l’action communiste de Mella dans cette période. Mella se référait à Trotsky à son retour d’URSS et connaissait les objectifs de l’Opposition de Gauche à travers Andrés Nin (assassiné, pour varier, par le GPU durant la guerre civile espagnole). Il écrivait à un camarade dans le livre « La plate-forme de l’Opposition » : « Pour Alberto Martinez dans le but de réarmer le communisme. Julio Antonio Mella » (4). Son trotskisme déclaré n’est pas ce qui doit le plus nous importer. Beaucoup plus transcendantes furent ses positions radicales à Mexico. De fait et dans ses conséquences politiques, « Mella est considéré pâr les trotskistes comme l’initiateur du courant qui plus tard constitua l’Opposition de Gauche dans le Parti Communiste Mexicain », indique l’historienne Olivia Gall (5).

C’est aussi Julio Antonio Mella qui nous a introduit sur le chemin du socialisme à Cuba. C’est lui qui a jeté ce superbe pont entre Marti et le bolchevisme, qui a constitué notre meilleur passé récent, et le futur proche du monde. Quoique que l’on dise, et même si certains voudraient l’enfermer dans un pathétique drapeau patriotique et lui attribuer un discours étroit, ce vaillant, vigoureux et polémique Mella — et nul autre — est le premier communiste cubain.

Le stalinisme qui nous a contaminé par la suite et qui d’une certaine manière a eu son importance des années durant sur le cours de la révolution socialiste, n’est rien d’autre qu’un virus contagieux, en dépit duquel et non sans batailles l’idéal du socialisme a pu survivre, parce qu’il était l’essence même du processus révolutionnaire. Les partis staliniens n’ont pas contribué idéologiquement à notre processus, ni quand ils expulsèrent Mella du parti, ni quand ils pactisèrent avec Machado ou en bien d’autres occasions, grâce à Dieu !

Il y a encore ici quelques camarades qui ont beaucoup à nous raconter, fidèles à la révolution socialiste... et reconnaissants d’avoir été aidés et écoutés par un autre marxiste qui figure à côté de Mella sur l’emblème de l’Union des Jeunesses Communistes de Cuba : le Che.

Et c’est précisément le Che que je veux inviter, dans sa totalité et son étoile sur le front, pour souhaiter la bienvenue à Trotsky en ce 65e anniversaire de son assassinat. Che Guevara, symbole du communisme le plus radical, est parvenu à faire un instrument d’un trotskisme qu’il ne connaissait pas. Et cela seulement parce que les vérités théoriques de Trotsky ont la même constance que la valeur de G, la constante de Gravitation Universelle. Le Che est arrivé par lui-même à bien des thèses de Trotsky, sans jamais le savoir... Sans qu’on le lui laisse savoir.

Je vais vous donner deux exemples qui m’ont permis de commencer à découvrir une communion secrète entre les deux.

Che Guevara a été le révolutionnaire qui a le mieux compris les principes de la révolution permanente, à tel point qu’il est mort pour avoir tenté de défendre ces principes. Mais il n’est pas seulement mort pour avoir voulu mettre en œuvre ces thèses, il est mort aussi pour avoir cherché à atteindre intellectuellement son essence.

Pour ce 65e anniversaire je vais reprendre ici les trois aspects fondamentaux de la révolution permanente.

Premier aspect : « La théorie de la révolution permanente, renaissant en 1905, déclara la guerre à cet ordre d’idées et à ces dispositions d’esprit. Elle démontrait qu’à notre époque l’accomplissement des tâches démocratiques, que se proposent les pays arriérés, les mène directement à la dictature du prolétariat, et que celle-ci met les tâches socialistes à l’ordre du jour » (6).

Le Che était catégorique à ce sujet. Voici ce qu’en dit Nestor Kohan : « Il [le Che] n’accepte à aucun moment qu’en Amérique latine [j’ajoute : et dans le monde] les tâches consistent à construire une « révolution nationale », « démocratique », « progressiste », ou un capitalisme à visage humain, qui laisse pour plus tard le socialisme. Il expose d’une manière tranchante, très polémique, que si on ne propose pas la révolution socialiste, il s’agit d’une caricature de révolution qui se termine par un échec ou une tragédie, comme il est advenu tant de fois » (7).

Ces deux exposés sont identiques. Les pays sous-développés n’ont pas à attendre qu’un Anglais ou un Allemand décide d’y organiser la révolution. Trotsky disait cela dans le Manifeste de la Conférence dite d’« alarme » de la IVe Internationale en mai 1940 : « ...la perspective de la révolution permanente ne signifie en aucun cas que les pays arriérés doivent attendre le signal des pays avancés, ou que les peuples coloniaux doivent patiemment attendre que le prolétariat des centres métropolitains les libère. L’aide vient à qui s’aide soi-même ! »

Sous son deuxième aspect, « la théorie de la révolution permanente caractérise la révolution socialiste elle-même. Pendant une période dont la durée est indéterminée, tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle. La société ne fait que changer sans cesse de peau (...). Les bouleversements de l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut arriver à un état d’équilibre » (8).

Le Che écrivait pour sa part dans « Le socialisme et l’homme à Cuba » : « Dans cette période de la construction du socialisme nous pouvons assister à la naissance de l’homme nouveau. Son image n’est pas encore tout à fait fixée. Elle ne pourra jamais l’être étant donné que ce processus est parallèle au développement de nouvelles structures économiques » (9). Pour le Che, « l’unique repos des révolutionnaires est la tombe ».

Troisième aspect : l’international. Pour Trotsky « la théorie de la révolution permanente envisage le caractère international de la révolution socialiste qui résulte de l’état présent de l’économie et de la structure sociale de l’humanité. L’internationalisme n’est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l’économie, du développement mondial des forces productives et de l’élan mondial de la lutte de classe. La révolution socialiste commence sur le terrain national, mais elle ne peut en rester là. La révolution prolétarienne ne peut être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire, même si celui dure assez longtemps, comme le démontre l’exemple de l’Union Soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée, les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en même temps que les succès. Si l’Etat prolétarien continuait à rester isolé, il succomberait à la fin, victime de ces contradictions » (10).

Le Che disait à propos des révolutionnaires : « Si leur ardeur révolutionnaire s’émousse quand les tâches les plus pressantes doivent être réalisées à l’échelle locale et que l’internationalisme prolétarien est oublié, la révolution cesse alors d’être une force d’impulsion et tombe dans une douce somnolence, que notre ennemi irréconciliable, l’impérialisme, met à profit pour gagner du terrain. L’internationalisme est un devoir, mais aussi une nécessité révolutionnaire » (11).

Je ne vais pas m’attarder. Si quelqu’un lutta pour rendre toujours plus socialiste la révolution cubaine, c’est le Che. Il se lança dans la construction du socialisme sur une terre retardée, approfondissant jour après jour son caractère socialiste... pour l’abandonner totalement au nom de la révolution mondiale. Je ne connais personne d’autre qui en a fait de même. Je ne crois pas qu’il y ait de plus grande fidélité aux thèses de la révolution permanente. Que les conditions en Bolivie n’aient pas été favorables... c’est un autre sujet que celui de la révolution permanente. On peut certes le critiquer pour avoir été un révolutionnaire trop permanent ou conséquent.

L’autre élément de convergence, dans des circonstances différentes, entre la pensée de Trotsky et celle du Che, réside dans leur ferme option en faveur de l’économie planifiée. Il est certain que Trotsky opta initialement pour la NEP, étant donné les circonstances économiques terribles dans lesquelles se trouvait le jeune Etat soviétique avec ce qu’on a appelé le Communisme de Guerre. Mais très vite Trotsky a critiqué le nouvel état de choses. Il estimait, comme nous le rapporte Isaac Deutscher, qu’« avec le passage à la NEP, la nécessité de planifier devenait plus urgente (...). Précisément parce que le pays revivait sous une économie de marché, il devait faire en sorte de contrôler le marché et de se donner les moyens d’exercer ce contrôle. Il en vint à soulever la question du Plan unique, sans lequel il était impossible de rationaliser la production, de concentrer les moyens de l’industrie et d’établir l’équilibre entre les différents secteurs de l’économie » (12).

Les positions du Che en faveur du plan et sa proverbiale aversion pour la NEP sont bien connues. Le Che estimait que Lénine, s’il en avait eu le temps, aurait remis en cause la NEP. Et il n’y pas que le plan. Le Che se prononça aussi, à la fin de sa vie, en faveur de la démocratie socialiste. Michael Löwy écrit dans Rebelion : « Nous savons que dans les ultimes années de sa vie Ernesto Che Guevara a grandement progressé dans sa prise de distance à l’égard du paradigme soviétique (...) Mais une bonne partie de ses derniers écrits reste encore inédits, pour des raisons inexplicables. Parmi ces documents se trouve une critique radicale du « Manuel d’Economie Politique de l’Académie des Sciences de l’URSS », rédigée à Prague en 1966 (...). L’un des passages est très intéressant parce qu’il démontre que dans ses dernières réflexions politiques Guevara se rapprochait de l’idée de la démocratie socialiste » (13).

Tel était le Che. Bien qu’ayant insuffisamment étudié Léon Trotsky, il allait dans le sens des thèses trotskistes les plus conséquentes. Peut-être n’en eut-il pas conscience, mais peu importe. Cela indique en tous cas que ces thèses sont véridiques et donne en retour encore plus de force à la pensée de Trotsky. En 1965 le Che écrit à Armando Hart de Tanzanie à propos de ses choix en matière de philosophie marxiste, et à l’alinéa VII il lui dit : « Et on devrait y trouver ton ami Trotsky, qui a existé et écrit, paraît-il » (14).

Cela peut donner à imaginer qu’il connaissait peu de choses sur le fondateur de l’Armée Rouge. Il semble néanmoins qu’au cours de sa dernière année il se soit rapproché de son oeuvre. Juan Leon Ferrer, un camarade trotskiste qui travaillait au Ministère de l’Industrie, me l’a assuré. Le Che recevait en outre le périodique de son organisation et c’est le Che qui fit libérer les trotskistes emprisonnés à son retour d’Afrique. Le camarade Roberto Acosta, depuis décédé, a partagé une grande camaraderie avec Guevara. Selon Juan Leon Ferrer, lors des récoltes sucrières (zafras), ils parlaient de ces sujets. Ce camarade indique que le Che avait lu La Révolution Permanente et on sait qu’en Bolivie il portait dans son sac à dos l’Histoire de la Révolution Russe.

Nous pourrions ajouter bien des exemples qui montrent que ces deux révolutionnaires exemplaires éclairaient la même voie.

L’un comme l’autre dirigèrent une armée et un Etat socialiste naissant de manière brillante et réussie, appliquant pleinement Karl Marx ; l’un et l’autre furent des idéologues révolutionnaires qui prirent le pouvoir et cherchèrent à approfondir leur processus révolutionnaire en restant respectivement fidèles à Lénine et Fidel, penchés à leur gauche. Pour représenter l’idéal le plus accompli de l’internationalisme et la conséquence révolutionnaire, tous deux furent assassinés.

Ernesto Guevara a fait de moi une trotskiste. Lorsque j’ai eu accès à l’œuvre de Trotsky, bien tardivement à mon goût, j’ai réalisé que beaucoup de ces choses... m’avaient été dites déjà dès l’enfance par le Che. Dès les premières pages, j’ai eu la confirmation de ce que j’avais tant de fois ressenti en lisant le Che : que la révolution n’a rien à voir avec l’idiosyncrasie nationale ; qu’il n’y a pas d’espaces dans le socialisme pour les pronoms « notre » ou « votre » ; que la théorie révolutionnaire, comme les lois de la physique, est un langage universel. Comme le déclarait Armando Hart à une autre époque : « Notre lutte n’est pas seulement pour Cuba, mais pour tous les travailleurs et exploités du monde. Nos frontières sont morales. Nos limites sont de classe » (15).

Ce que j’apprécie le plus chez Trotsky c’est la façon de parler, la passion qu’éveille toujours en moi ses discours. C’est la même chose qui m’a conquise chez Che Guevara. C’est pour cela que je milite dans son armée comme dans celle du Che sans trahir personne. Les deux expriment avec la même vérité la parole, le fusil et le coeur.

Camarades : atteignons enfin notre majorité d’âge. Il y a trop d’injustice de l’exploitation, l’évidence de l’unique solution n’est que trop grande ; trop des nôtres sont morts. Léon Trotsky nous reconvoque pour la lutte. Souhaitons-lui la bienvenue sans condition aucune ! Che Guevara est son amphitryon et les peuples d’Amérique latine réclament le socialisme. Trotsky a gagné de manière dramatique la partie théorique. Armons sans délai nos mouvements révolutionnaires avec confiance. Trotsky et le Che sont dans notre parti. Secouons une bonne fois pour toutes l’arbre pour démasquer les nouveaux réformistes qui empêchent la révolution bolivarienne d’avancer, laquelle est le fer de lance, le premier échelon d’une révolution continentale sans précédents.

Souvenons-nous une fois de plus que le Soleil, les étoiles et la gravité terrestre sont nos alliés. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

1. Ernest Mandel : « Trotsky as alternative », Verso, 1995 (en français d’Ernest Mandel sur Trotsky : « Trotsky », PCM/ Petite Collection Maspero, 1980 ; « La pensée politique de Léon Trotsky », La Découverte, 2003).

2. Olivia Gall : « Trotsky en Mexico », Coleccion Problemas de Mexico, 1991. En français, la thèse de doctorat d’Olivia Gall (Université de Grenoble 2, 1986, 669 pages) : « Trotsky et la vie politique dans le Mexique de Cardenas », est essentielle sur la question.

3. Alejandro Galvez Cancino : « Julio Antonio Mella. Un marxista revolucionario », Critica de la Economia politica, 1986.

4. ibid.

5. Olivia Gall, op. cit.

6. Léon Trotsky : « La révolution permanente », Introduction à l’édition de 1936, in www.marxists.org

7. Nestor Kohan : « Ernesto Che Guevara. Otro mundo es posible », Editorial Nuestra America, 2003.

8. Léon Trotsky, op. cit.

9. Ernesto Guevara : « El socialismo y el hombre en Cuba », Marcha, Montevideo, 1965. En français, « Le socialisme et l’homme à Cuba, Maspero — 1965-1968, Editions Pathfinder P., 2005.

10. Léon Trotsky, op. cit.

11. Ernesto Guevara, op. cit.

12. Isaac Deutscher : « Le Prophète désarmé », in publication en 6 volumes poche de 1972 à 1980 chez 10/18 de l’ensemble de la biographie de Deutscher.

13. Michael Löwy : « Ni décalque ni copie : Che Guevara à la recherche d’un nouveau socialisme » (Cette traduction française de l’essai par dans Rebelion le 05-08-2002, a été publiée par RISAL le 21-10-2003).

14. Ernesto Guevara, Lettre du 4 décembre 1965 à Armando Hart, publiée en 1997 par la revue cubaine Contracorriente. Dans son ouvrage (cité en note 7) Nestor Kohan présente et analyse cette lettre restée 30 ans inédite.

15. Armando Hart : « Salut du CC du PCC au XXIIIe Congrès du PCUS » (Politica internacional de la Revolucion cubana, editora politica, 1966).

Traduit par Gérard Jugant (de l’espagnol).