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Le piège du "n’importe qui, mais pas Bush" !

Entretien avec Jeffrey St.Clair *

vendredi 29 octobre 2004

Elisabeth Schulte :Les médias répètent que la popularité de George Bush vient du fait qu’il est le genre de gars que les gens ont envie de fréquenter, simplement un "gars de chez nous". Est-ce ce que cela correspond à la réalité ?

Jeffrey St. Clair : Bush n’est pas du tout un "gars de chez nous". Il est issu d’une des familles de l’élite régnante du pays. La famille de sa mère remonte à la présidence de Franklin Pierce [1853 - période où les Etats-Unis "achètent le Nouveau-mexique et l’Arizona, pour 10 millions de dollars !], l’un des présidents les plus lamentables, un raciste qui appelait de ses voeux un coup d’état contre Abraham Lincoln, [élu président en 1861].

De l’autre côté il y a son père - un ancien président, qui a été à la tête de la CIA et ambassadeur aux Nations Unies. Son grand-père paternel a été sénateur, avocat-banquier à Wall-Street qui a commercé avec les Nazis. La connexion avec Yale ne passe pas seulement pas son père et son grand-père. Le livre de Kitty Kelley, montre que ce lien remonte à 1843. Il s’agit donc vraiment d’une veille fortune.

Bush était, encore plus que Neil [son frère qui est dans les affaires et est connu pour faire des "coups fumants" que ses relations familiales facilitent], le fils à problèmes. Comme gamin, il s’amusait à faire sauter des grenouilles avec des pétards. Quand ils l’ont mis à Andover, l’école préparatoire où son père était une vedette, Georges a collé une affiche Confédérée [donc en faveur des 11 Etats du Sud - "Etats confédérés d’Amérique" - esclavagistes, qui firent sécession en 1861] dans sa chambre. Il s’est lancé dans le commerce illicite d’alcool et de faux documents d’identité.

L’ouvrage de Justin Frank "Bush sur le divan", est très instructif. Frank l’analyse et le réduit, au propre et au figuré. Il focalise sur le rapport avec Barbara Bush, horrible créature qui ressemble à une Gorgone [figure de la mythologie : une femme harpie]. Il est décrit comment elle a élevé ses enfants - châtiments corporels importants, abus verbaux et négligences. Il n’est donc pas surprenant qu’il se soit tourné vers des activités sadiques. Plus tard, lorsqu’il a été élu à la tête de sa "fraternity" [société fermée d’ étudiants] à Yale [une des universités de l’élite américaine créée en 1701], les Dekes. Il y a inventé un nouveau rituel de bizutage, consistant à tatouer le coccyx. Ils chauffaient à blanc un cintre métallique, puis l’imprimaient sur le coccyx. On peut, sans exagérer, affirmer qu’Abou Ghraib [la prison de Bagdad dans laquelle des sévices "particuliers" furent appliqués aux prisonniers irakiens, en grande partie arrêtés de manière aléatoire] est sorti tout droit de l’imagination de Bush.

Durant le premier débat électoral, lorsqu’il a été question de ses filles, il a dit qu’il souhaitait pouvoir les garder en laisse. Il n’est pas impensable qu’au lieu de venir de Rumsfeld [le Secrétaire de la Défense], les instructions à Lynndie England [une des femmes militaires qui a été photographiée tenant en laisse un prisonnier irakien] de sortir la laisse et de commencer à marquer les gens, ne soient venues directement de Georges par e-mail.

Bush appartient incontestablement à l’élite, mais c’est une sorte de prince noir, de roi dément et sadique. Sa carrière dans les affaires a été un échec du début à la fin, mais il a toujours été sorti d’affaires par son père. Il a fait sombrer son entreprise, mais il s’en est sorti avec des millions de dollars. C’est tout autre chose d’être instable quand on appartient à la classe ouvrière ou aux classes moyennes, à ce moment-là, tôt ou tard, il faut payer les dégâts. Bush a toujours bénéficié de l’état d’exception, ainsi que cela se passe avec l’aristocratie Américaine. Qu’il s’agisse de son poste dans la Garde Nationale [allusion à son poste qui lui permet d’échapper à la conscription au cours de la guerre du Vietnam] ou de quoi que ce soit d’autre. Il a toujours bénéficié de l’exception, il a toujours été entouré de ce champ de pouvoir qui le protège des dégâts qu’il occasionne.

Qu’en est-il des liens entre la famille Bush et l’industrie pétrolière ?

Le père de Bush voulait gagner ses millions dans l’industrie pétrolière, mais il n’y est jamais parvenu, sauf en poussant des compagnies à la banqueroute. L’époque la plus prospère du Texas était pour l’essentiel terminée lorsque les Bush s’y sont vraiment mis.

Ils en avaient pourtant besoin, puisqu’ils ne pouvaient pas être des Républicains à la Nixon et se faire élire au Connecticut. Ils ont donc littéralement appliqué la même stratégie ailleurs : ils se sont établis au Texas et ont jeté leur lot avec l’industrie pétrolière. Ils ont effectivement des liens étroits et profonds avec l’industrie pétrolière, non pas au niveau des compagnies pétrolières locales du Texas, comme aime à le prétendre Bush, pour parfaire son image, mais plutôt avec les compagnies pétrolières multinationales. Leurs liens sont avec Exxon, Chevron, des compagnies multinationales qui avaient besoin de la protection politique que leur accordait George Bush père avec la CIA, avec les Nations Unies, en tant que vice-président (à l’époque de Reagan) et en tant que président (1989-1992).

Bush fils a pu récolter les bénéfices de cette tactique, aussi bien sur le plan financier que politique. C’est, par exemple, un membre de la direction de l’industrie pétrolière qui a fait en sorte qu’il puisse entrer dans la Garde Nationale Texane d’Aviation. C’est l’argent des industries pétrolières qui était derrière le sauvetage de Harken, de Spectrum drilling et toutes les autres entreprises qu’il a fait sombrer.

Lors du débat présidentiel au Town Hall, Bush a dit qu’il était ce qu’on pouvait appeler un bon "gardien de la terre". Qu’en pensez-vous ?

C’était un de ces moments qui aurait pu être déterminant en faveur de Kerry, car Bush venait de mettre le pied dans le plat. En effet, l’environnement est, au moins sur le plan idéologique, le thème sur lequel l’administration Bush est le plus vulnérable. Il y a une sorte d’honnêteté rafraîchissante dans leur approche, qui se résume au projet de détruire l’environnement aussi vite que possible.

Jusque-là ils avaient été assez clairs dans leur mépris à l’égard de l’environnement. Ce point aurait donc pu donner une ouverture à Kerry, une possibilité de prouver enfin qu’il y avait une toute petite différence entre sa politique et celle de Bush, et cela sans contorsions rhétoriques. Or, Kerry s’est borné à évoquer la réforme de l’assistance sociale, la nécessité d’un budget équilibré ainsi que de policiers dans les rues. Il ne pouvait pas profiter de cette occasion pour donner le coup de grâce à son adversaire.

Bush a été répudié par le directeur de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) qu’il avait lui-même nommé. Il a dû le licencier. L’ombudsman de l’EPA et le directeur de la qualité de l’air à l’EPA ont tous les deux démissionné, en signe de protestation. [Russel Train, âgé de 84 ans, ancien directeur de l’EPA sous Nixon et Ford, de 1973 à 1977, un Républicain de longue date, a annoncé qu’il voterait Kerry afin de dénoncer la politique de destruction de l’environnement de Bush].

Une guerre a été déclarée aux responsables des fuites dans le Département de l’agriculture, qui contrôle le Service des forêts et l’Inspectorat de la viande. Dans l’ensemble, Bush a donc une très mauvaise réputation dans ce domaine, et il est pour le moins surprenant que Kerry n’en n’a pas réellement profité.

Dans votre livre, paru récemment, vous expliquez que John Kerry a lui-même des liens avec l’industrie pétrolière ?

La politique dans ce pays tient dans un mouchoir de poche. Ainsi, concernant le pétrole, il y a une question sur laquelle tout le monde est d’accord de se battre, et c’est l’ANWRA (Arctic National Wildlife Refuge - Réserve Naturelle Nationale de l’Arctique). Les défenseurs de l’environnement ne veulent pas qu’il y ait des forages dans cette réserve, et les Républicains le veulent.

Cela a commencé en 1982, et cela a continué jusqu’à aujourd’hui. Chaque année, ils font des semblants de bataille. En effet, les industries pétrolières n’ont pas tellement envie d’entrer dans la réserve, et les écologistes ne poussent pas non plus tellement pour rendre ce territoire à la nature.

Les deux parties ont en effet intérêt à poursuivre ces joutes rituelles. Les écologistes et les Démocrates peuvent récolter pas mal d’argent auprès des milieux progressistes (liberals) en disant que les Républicains veulent forer dans la réserve ANWR. Dès lors, l’industrie pétrolière profite du fait que les écologistes sont totalement obsédés avec l’ANWR. Elle peut donc entreprendre des forages n’importe où ailleurs, sans rencontrer beaucoup d’opposition. C’est exactement ce qui s’est passé durant la présidence de Clinton.

Après avoir obtenu sa nomination, Kerry a eu cette rencontre célèbre avec James Hoffa, le dirigeant mafieux du syndicat des camionneurs (son père était déjà à la tête de ce syndicat).

Après cette rencontre, Hoffa a déclaré à la presse que Kerry avait dit qu’il n’avait pas l’intention d’ouvrir la réserve naturelle aux forages, mais que partout ailleurs, les forages allaient se multiplier comme jamais auparavant.

Quelques mois plus tard, en parlant devant le American Gas Association (Association Américaine du Gaz), Kerry a confirmé cela ; il veut mettre davantage l’accent sur le gaz naturel que l’administration Bush et les pétroliers. Il s’engage à augmenter la dépendance sur les ressources domestiques, ce qui implique des forages le long des Montagnes Rocheuses, de la production de méthane (gaz incolore) dans le Montana et le Wyoming. Cela signifie aussi de nouveaux contrats pétroliers dans le Golfe de Mexique et des forages offshore en Alaska - offshore, justement, de la réserve ANWR.

Kerry se dit aussi favorable à une technologie du charbon "propre". Que signifie cela ? Le charbon "propre" est celui qu’ils sont en train récolter au sommet des montagnes dans la Virginie de l’Ouest. C’est ainsi qu’ils sont en train de détruire cet Etat, de décapiter des montagnes et d’enterrer des rivières, au Kentucky et dans le Tennessee. Voilà les projets énergétiques de Kerry.

Kerry ne peut pas faire un discours sans évoquer le rôle qu’il a joué dans la Guerre du Vietnam. Quel a été ce rôle ?

Kerry est un criminel de guerre. Cela apparaît clairement dans ses journaux et ses lettres, et aussi dans sa biographie, écrite par Douglas Brinkley. Il s’est porté volontaire pour s’engager dans le service des vedettes rapides (Swift Boats). C’était un poste dangereux - le pourcentage des pertes y était de 60%. Les personnes engagées pouvaient difficilement échapper aux affrontements. Et Kerry, contrairement à Al Gore [vice-présdient de Clinton], voulait de l’action. Il avait fétichisé John F. Kennedy - il voulait cette expérience dans les PT-109 [ces bateaux rapides mis au point durant la seconde guerre mondiale] pour améliorer son curriculum politique. Gore savait qu’il devait aller au Vietnam, mais il ne voulait pas tuer des gens, il y est donc allé en tant que "journaliste d’armée", il a traîné à la Baie de Kamran, fumé des joints et joué au basket-ball. Voilà à quoi se résume la carrière de Gore au Vietnam. Kerry aurait pu faire la même chose. L’amirauté ne voulait en aucune façon qu’un rejeton de famille riche et fils d’un diplomate haut placé ne se fasse sauter dans le Delta du Mékong. Mais il l’a réclamé.

Or, que faisaient les Navettes Rapides au Vietnam ? La plupart du temps, elles transportaient les assassins du programme Phoenix, chargé d’assassinats et de séquestrations pour la CIA, et qui a entraîné la mort d’au moins 40’000 Vietnamiens du Sud. Chaque jour, Kerry montait donc dans son Swift Boat et il transportait ces agents de la CIA. Parfois ils se faisaient accompagner par membres de la tribu des Nung, qui étaient payés pour tuer.

A chaque incident où a gagné une médaille, des crimes de guerre ont été commis. Il y a eu un incident particulièrement macabre : un agent de la CIA et un guerrier Nung sont entrés dans un village où ils pensaient trouver des Vietcongs. Mais les seules personnes qu’ils y ont trouvées étaient des femmes et des vieillards. Ils ont attrapé un vieillard et l’ont obligé à les conduire sur un sentier en l’utilisant comme "détecteur de mines humain". Ils se rendent dans un deuxième village, pensant que le vieillard peut y identifier des Vietcongs. Mais arrivés au village, il n’y avait plus personne. Alors, ils lui tranchent la gorge, l’éventrent, lui sortent les intestins et mettent sur le corps ce message : "Voilà ce qui va vous arriver".

On a attribué 24 morts à Kerry. On ne sait pas combien parmi eux étaient des Vietcongs, mais probablement très peu. Ils se trouvaient dans une zone dite de free-fire - où ils pouvaient donc tirer impunément sur n’importe qui.

Lorsqu’ils ne participaient pas à des opérations Phoenix, ils étaient censés fouiller des sampans - ces petits bateaux de pêche qu’utilisaient les Vietnamiens - pour y chercher des armes et des uniformes en provenance du Nord-Vietnam. Durant les quatre mois où Kerry est resté là, à harasser presque quotidiennement les pêcheurs, ils n’ont jamais trouvé un seul objet de contrebande, ni un fusil, ni un uniforme, rien. Donc, 24 tués alors qu’il n’y a pas eu de contrebande.

Puis, il y a l’incident où Kerry a gagné sa Médaille d’Argent. Ils remontaient un de ces petits canaux et ils ont commencé à tirer sur le village. C’est là qu’a eu lieu l’incident. Comme ils recevaient des tirs de grenades propulsées par une roquette (RPG - arme individuelle d’origine soviétique), Kerry a immédiatement tourné le Swift Boat ; il a attaqué la position et a accosté, avec les mitrailleuses en pleine action. Il semble qu’un jeune Vietnamien est sorti d’une tranchée et a tiré avec son RPG sur la navette. A ce moment, il a été fauché par la mitrailleuse de la navette rapide, calibre 50, capable de faucher des arbres. Selon la version de Kerry, après avoir été abattu, le jeune s’est relevé et s’est mis à courir le long du sentier en portant son RPG, et Kerry l’a poursuivi en courant. Selon la version du mitrailleur, Kerry a tiré sur cet homme en le mitraillant au niveau des jambes, et l’homme est tombé dans la tranchée en se vidant de son sang. C’est à ce moment que Kerry aurait sauté du bateau avec son M16 [fusil automatique] et l’aurait abattu en visant la tête. Cette version paraît beaucoup plus plausible. Et ce serait clairement un crime de guerre, c’est un coup de grâce. Or, au lieu d’être accusé de crime de guerre, Kerry se retrouve avec une Médaille d’Argent.

Kerry a donc servi dans une des opérations les plus néfastes et illégitimes au cours une guerre, en elle-même illégitime. Ses actions étaient des crimes de guerre au quotidien. Or, il a utilisé tout cela pour parfaire son image. Et je crois que là les vétérans des Navettes Rapides ont raison : son but était de récolter ses cadavres et ses médailles avant de se tirer. Et c’est ce qu’il a fait. Est-ce que le fait de devenir ensuite un leader du mouvement contre la guerre le blanchit ? Seulement jusqu’à un certain point.

Les Vétérans du Vietnam Contre la Guerre ont eu leur Winter Soldier Hearings (réunion des anciens du Vietnam contre la guerre) au Michigan. C’est là que les vétérans sont venus avouer leurs propres crimes de guerre et témoigner des crimes de guerre qu’ils avaient vus. Ces témoignages sont beaucoup plus dramatiques que ce que raconte Kerry devant le Sénat. Ils ont témoigné les uns après les autres, à l’exception de John Kerry, qui a refusé d’admettre qu’il avait commis des crimes de guerre, sachant que cela ternirait son image en tant que politicien.

Ensuite, Kerry a été invité par le sénateur William Fulbright élu au Sénat de 1945 à 1974] pour parler devant le Comité Sénatorial des Affaires Etrangères. Il était invité seul, alors qu’habituellement il y a cinq ou six personnes qui témoignent. Pourquoi ? Parce qu’il était devenu un personnage célèbre, façonné par les médias, et qu’il était un "progressiste" lié à l’establishment libéral - il avait connu la famille Kennedy depuis sa jeunesse.

Il a même tenté d’étouffer les critiques qu’avançaient ses propres collègues parmi les Vétérans du Vietnam Contre la Guerre, à l’égard des Démocrates. Une énorme manifestation avait eu lieu la semaine où il avait témoigné. Un co-directeur avait été orateur lors de la réunion Common Cause ; il avait critiqué la direction des Démocrates au Sénat pour avoir donner leur signature sur la résolution concernant le Golfe du Tonkin [prétexte utilisé par les Etats-Unis pour commencer les bombardements sur le Nord-Vietnam en 1965 ; depuis il a été prouvé que le bateau américain n’avait pas été attaqué ans le Golfe du Tonkin par des forces de l’armée du Nord-Vietnam]. Ce coprésident de l’association avait en particulier critiqué le sénateur Fulbright [sénateur qui a joué un rôle historique clé au Sénat, décédé en 1995, au sommet de son pouvoir au cours des années 1960 et début 1970]. Or, Kerry l’a publiquement dénoncé pour cela.

Et après avoir profité de son moment de publicité, il s’est retourné et a dénoncé l’ensemble de l’association des Vétérans de Vietnam Contre la Guerre, sous prétexte que cette association devenait trop radicale et s’égarait en s’engageant en faveur d’autres questions sociales et économiques, telles que le mouvement des droits civiques et le mouvement pour une justice économique.

Au fond Kerry s’est borné à enlever sa veste militaire, se couper les cheveux, il s’est mis une chemise et cravate avec le sigle JFK, et s’est présenté pour le Congrès. Ainsi, son curriculum au Vietnam est rempli d’atrocités, celui tant qu’activiste anti-guerre est très modéré.

L’escalade désastreuse en Irak est très claire pour le monde entier, et chacun sait que l’administration Bush a menti pour déclarer la guerre à l’Irak. Alors pourquoi y a-t-il si peu d’écart entre Bush et Kerry dans la course présidentielle ?

Quelles sont réellement les différences entre eux ? Tout indique que l’administration Bush est peut-être prête à se retirer. Par exemple, on a cité Donald Rumsfeld qui, la semaine passée, disait qu’il pensait qu’on pourrait commencer à retirer les troupes en janvier 2005. Et Kerry répète que l’engagement durera encore 4 ans, que les Américains gagneront et qu’ils vont raser Falluja.

C’est typique de son discours : Il va gérer cette guerre de manière plus compétente. Comment ? En y envoyant encore 40’000 soldats. D’oú va-t-il les amener ? Je n’en sais rien. Ils vont prendre les recrues de la police Irakienne. Ils ne peuvent pas les entraîner en Irak, et ils le savent, alors quels sont leurs projets ? Vont-ils les amener en Jordanie pour les entraîner ? Ou aux Philipines ? Ou en Calfornie ? Vont-ils leur donner un entraînement dans l’Ecole des Amériques [connue pour être le lieu de formation des militaires d’Amérique du Sud qui organisent les dictatures et la répression] ?

Sur l’Irak, il n’y a aucune différence entre les deux. Quand ce vétéran - que Kerry lui-même avait d’ailleurs toujours promu - veut parler de l’angoisse de ces pauvres gars dans la réserve de la Garde Nationale [qui fournit un fort contingent des soldats américains présents en Irak] et de l’armée qui souffrent sous des ordres de "moins de perte", Kerry tente de le bâillonner. Des hommes de 30 ou de 40 ans sont envoyés en Irak comme chair à canon, et il n’a rien à leur dire. Par contre, ce qu’il leur répète tout le temps c’est : "Je vais aller tuer les terroristes." Tuer, Tuer. Tuer. Kerry met le paquet là-dessus.

Si on est contre l’empire, que peut-on espérer de cette élection ? Il y a d’une part Bush, qui est en train de miner l’empire au quotidien, en détruisant les alliances internationales qui ont servi comme une sorte de champ de force pour protéger l’empire Américain. Sous Bush, les Etats-Unmis ne pouvaient plus se battre par pays interposés, et devaient intervenir de manière unilatérale. Je crois que nous commençons à apercevoir le vrai visage de l’impérialisme Américain.

Et l’on commence à voir non seulement la fracture des alliances qui ont aidé à propulser l’ambition impériale Américaine, mais aussi la formation de nouvelles alliances pour entraver cette ambition. Je ne sais pas si Kerry est tellement sûr de cela. Mais prenons-le au mot. Son but, dès lors, est de reconstruire ces alliances et pour l’essentiel donc, de sécuriser la base du projet impérial Américain. Les gens de la gauche doivent fondamentalement de s’opposer à un tel projet.

Même si Kerry s’est beaucoup déplacé vers la droite, une grande partie des gens de la gauche aux Etats-Unis ont continué à le suivre, parce qu’ils disent que n’importe qui serait mieux que Bush. Quel impact a eu cette attitude ?

Pour la gauche, cela a été l’équivalent d’un suicide politique. On comprend mal une stratégie politique qui consiste à ne pas exiger des gages de candidats alors même que ces derniers ont besoin des votes pour être élus.

Pensent-ils que ces candidats les écouteront après qu’ils ont été élus ? C’est justement quand ils sont à la recherche de votes qu’il faut exiger leurs engagements. La gauche a renoncé à cela depuis le début. Kerry a commencé comme un Démocrate du DLC (Democratic Leadership Council), et maintenant on lui permet d’aller aussi loin à droite qu’il le veut. A gauche on évoque la coalition du 3 Novembre [contre la guerre en Irak], et on répète qu’ils vont tous se réunir contre Kerry, qu’ils manifesteront, à nouveau, ensemble contre la guerre. Ce n’est pas si simple.

Les mouvements sociaux mettent des années à se construire, l’impulsion était forte il y a une année et demie, avec le mouvement anti-guerre, le mouvement pour la justice économique, le mouvement pour l’environnement. Cependant, cette impulsion a été minée sous l’effet du virus "n’importe qui sauf Bush". La guerre ne va qu’empirer, davantage de soldats Irakiens et américains meurent chaque jour. Et on ne voit nulle part le mouvement contre la guerre. C’est lamentable, c’est immoral et c’est stupide. On ne pourra pas reconstruire par la magie d’un 3 Novembre. C’est une pure illusion.


* Entretien entre Jeffrey St. Clair - auteur, avec Alexander Cockburn, de nombreux ouvrages parmi lesquels, tout dernièrement, Dime’s worth of difference : Beyond the lesser of two evils - et Elisabeth Schulte, éditrice de l’hebdomadaire Socialist Worker, de l’International Socialist Organisation (la plus significative des organisations de la gauche radicale aux Etats-Unis).