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Belgique

Flexibilité : nous ne sommes pas des marchandises !

Par Matthias Lievens

dimanche 12 décembre 2004

Dans le cadre de la négociation d’un nouvel accord interprofessionnel, la FEB a présenté un "projet d’avenir" dont le titre séduisant est : " Stratégie 2010 : pour un nouvel élan et un avenir pour nos enfants". "Si nous ne faisons rien, alors les jeunes générations ne pourront plus porter en 2010 la charge financière d’une population vieillissante. La FEB veut aider à éviter cela ". "Une force de travail plus nombreuse, meilleure et moins chère" est une des lignes de forces du document. Dans ce but, la réglementation du marché du travail doit notamment être assouplie. Les libéraux appellent cela la "flexibilité".

L’OCDE parle volontier de "Belgosclérose" : selon elle, l’excès de réglementations protectrices sur le marché du travail freinerait la mobilité et la création d’emplois et augmenterait les coûts salariaux. L’association qui est faite entre la protection sociale et une telle image de maladie morbide est frappante. La protection sociale serait, selon elle, une des causes du chômage ! Cette thèse ne tient pourtant pas la route : la protection des ouvriers en Belgique face au licenciement est une des plus faibles d’Europe, tandis que celle des employés est très forte. Or, ces deux catégories sont toutes deux confrontées à un haut niveau de chômage de longue durée...

"Les entreprises hésitent encore trop souvent à embaucher du nouveau personnel parce que, quand les affaires vont moins bien, elles seront confrontées aux hauts coûts de licenciement et à des procédures lourdes ", nous dit la FEB. Dans ses "10 recommandations au politique" en vue de l’accord interprofessionnel, l’organisation patronale opte donc pour un nouveau démantèlement de la protection face aux licenciements.

Mais que veulent les patrons, à la fin ? Ils veulent être en mesure d’adapter avec souplesse la capacité de leurs entreprises à la conjoncture. Cela implique qu’ils puissent acheter la force de travail, l’employer et s’en débarrasser comme on achète, emploie et se débarrasse d’une voiture. Or, la protection sociale pour laquelle le mouvement ouvrier s’est battu (allocations de chômage, salaire minimum, protection contre le licenciement, réglementation du temps de travail...) fait que la force de travail ne peut pas être considérée comme une marchandise comme les autres, dont le prix serait seulement déterminé par la loi de l’offre et de la demande. Les patrons veulent donc inverser cette tendance.

Pour ce faire, ils jouent sur plusieurs tableaux à la fois car Il y a plusieurs manières d’obtenir cette flexibilité tant désirée. Quand la conjoncture est porteuse, les patrons veulent que l’on produise plus, ce qui peut se faire de deux façons. D’une part, ils peuvent imposer des horaires plus flexibles à leurs travailleurs. De là le plaidoyer de Unizo, notamment, pour un assouplissement de la législation concernant les heures supplémentaires. De là le drapeau que la FEB agite en faveur de l’annualisation des heures de travail, qui permettrait de faire travailler les gens 25 heures ou 55 heures, souvent sans qu’ils sachent à l’avance à quoi s’en tenir. Confrontés à cette variante de la revendication patronale de flexibilité, les syndicats cèdent volontiers.

D’autre part, de nouvelles forces de travail peuvent être embauchées. Mais les patrons y sont réticents parce que ces embauches impliquent des frais de licenciement à payer au cas où ces forces fraîches ne seraient plus nécessaires. Ils peuvent malgré tout contourner l’obstacle en faisant appel aux contrats temporaires ou à la sous-traitance en cas de haute conjoncture. En Belgique, le fait que les ouvriers peuvent être mis à la porte assez facilement explique qu’il soit relativement peu fait appel à cette " flexibilité contractuelle ", contrairement aux Pays-Bas. Dans ce pays, la protection contre les licenciements est beaucoup plus stricte, ce qui pousse les patrons à y faire davantage appel aux contrats temporaires et à la sous-traitance. En 2002, 7,6% des travailleurs en Belgique étaient temporaires, contre une moyenne européenne de 13%. Malgré tout, cette catégorie du travail temporaire est en augmentation, même si les syndicats, par la concertation sociale, préfèrent avancer la carte de la "flexibilité horaire" et que la Belgique connaît le système du chômage temporaire, dit "technique".


Lutter sur plusieurs fronts

Etant donné que différentes voies s’ouvrent au patronat pour organiser la flexibilité et pour renforcer le caractère marchand de la force de travail, il en découle que la lutte pour une meilleure protection sociale doit également être menée sur différents fronts à la fois. La revendication d’une meilleure protection face au licenciement des ouvriers et des employés doit donc aller de pair avec une offensive contre la sous-traitance et les autres formes de contrats atypiques et contre toutes les formes de " flexibilité des horaires" (heures supplémentaires souples, systèmes en équipes, etc.). La FGTB et la CSC font de l’allongement du préavis pour les ouvriers une priorité dans le cadre de la concertation sociale, mais elles ne passent pas vraiment à l’offensive sur la question l’intérim. (1)

La création d’instruments de marché qui permettent aux patrons de modifier constamment leur capacité en fonction de la conjoncture est pourtant l’un des objectifs centraux de l’offensive en faveur de la flexibilité. C’est un des éléments du système de régulation néolibérale du capitalisme. Pour réaliser cet objectif, une force de travail spécifique est créée comme une véritable marchandise humaine pouvant être achetée au plus bas prix et dont on peut se séparer comme un vulgaire pneu crevé. Un deuxième objectif, qui est lié, est la modification des rapports de forces entre le patron et les travailleurs au sein même de l’entreprise.

La "fin de la classe ouvrière" ?

Voilà un slogan dont raffolent les néolibéraux ! A l’éidence, ce n’est rien d’autre qu’un slogan : la grande majorité des personnes qui composent notre société est toujours obligée de vendre sa force de travail sur le "marché" du travail. Sans l’existence de cette classe sociale, qui produit la plus-value, le capital (et les capitalistes) ne pourrait tout simplement pas exister !

La " fin de la classe ouvrière" n’est donc pas un fait objectif, mais résume plutôt le programme des néolibéraux : en finir avec le contre-pouvoir que représente la classe ouvrière organisée. Pour ce faire, les contrats flexibles permettent de miner la cohésion de cette classe et sa base syndicale. Les travailleurs intérimaires sont ballotés d’un secteur à l’autre, alors que les syndicats sont organisés sur une base sectorielle. La multiplication des statuts au sein d’une même entreprise est un frein à la solidarité et à l’action unitaire des travailleurs. Les enquêtes montrent pourtant que les travailleurs temporaires ont une conscience syndicale plus élevée ; ils sont convaincus de l’utilité de la défense de leurs intérêts par le syndicat. Mais en même temps, les sous-traitants ne prennent pratiquement pas part aux actions syndicales car ils font le plus souvent partie d’une PME où la représentation syndicale n’est pas obligatoire. (2)

Ainsi une différence de plus en plus marquée est créée entre les travailleurs périphériques, à statut précaire, et le noyau dur des travailleurs qui bénéficient d’une sécurité d’emploi plus forte du fait de leur contrat stable. Le travail intérimaire a aussi pour effet que la relation entre les travailleurs et le patron devient peu claire. Au lieu d’une relation duale " employeur-travailleur " une troisième partie s’insère dans le jeu, à savoir le bureau d’intérim, avec lequel le patron signe un contrat. C’est donc cette tierce partie qui signe un contrat avec le patron : le bureau d’intérim envoie le travailleur pour un certain temps chez le patron, exactement comme on louerait une machine... La relation immédiate entre le travailleur et le patron est donc remplacée par une relation commerciale entre deux entreprises orientées vers le profit : le bureau d’intérim et l’entreprise qui y a recours.

Compromis néolibéraux : les dés sont pipés !

La notion de flexibilité a un petit air d’humanisme, qui renvoie à l’idéal d’authenticité " postmoderne " : tout le monde ne veut-il pas être flexible, plutôt que rigide ? Le discours sur la flexibilité semble de plus avoir une certaine neutralité par rapport aux classes sociales. Il semble qu’un consensus grandisse autour de l’idée que les travailleurs tout autant que les patrons devraient être " flexibles " et qu’un compromis serait possible entre la flexibilité des uns et des autres. Ce genre d’idées appelle plusieurs réflexions. Premièrement il y a à tout le moins un grand déséquilibre : les mesures limitées obtenues autour du crédit-temps ou du congé parental ne pèsent pas lourd face aux acquis patronaux sur le plan de la flexibilité. Deuxièmement, il est difficile de parler d’un véritable compromis : le pur et simple démantèlement de la protection contre le licenciement en échange d’un peu de crédit-temps, est-ce là un compromis dont les deux parties profiteraient à part égale ?

Troisièmement, il y a quelques anguilles sous roche. C’est ainsi que l’on veut transformer le droit au crédit-temps ou à la formation en "épargne-temps", un système permettant par exemple d’épargner des points pour une formation. Cette modification a été présenté dans l’accord de gouvernement Verhofstadt II comme "une idée radicale, voire révolutionnaire (sic), dans la recherche d’une meilleure combinaison entre travail et famille". Toujours selon ce texte, "Chaque travailleur se verrait attribuer un compte d’épargne temps, sur lequel des jours de travail pourraient être épargnés. Chaque travailleur peut par exemple mettre sur ce compte ses jours de congés inutilisés ou ses heures supplémentaires prestées. Il peut récupérer ces jours au moment le plus favorable pour lui ". Les syndicats ont répliqué, à juste titre, que cette idée "révolutionnaire" mène de facto à plus de flexibilité en poussant les travailler à accepter plus d’heures supplémentaires. De plus, toute une série de systèmes existants (tels que le congé éducatif, le crédit-temps...) risquent de disparaître.

Aux Pays Bas, on est à la recherche d’une nouvelle sorte de réformisme sur cette question. La loi "Flexibilité et sécurité" ("Flexicurity") propose par exemple que les bureaux d’intérims doivent également payer les intérimaires entre deux contrats, afin de leur donner plus de sécurité et de rendre le travail intérimaire plus acceptable. Mais en même temps, la loi raccourcit le délai de préavis des travailleurs réguliers... Il ne s’agit donc que d’un mauvais compromis, si on le compare avec celui du "fordisme" d’après-guerre sur le partage des gains de productivité, compromis qui apporta à une grande partie de la classe ouvrière une amélioration réelle de ses conditions d’existence.

Parler de compromis entre la flexibilité des travailleurs et celle des employeurs suggère enfin qu’il s’agit de part et d’autre de choses comparables et échangeables, mesurables entre elles. Ce qui est faux évidemment. Le concept de flexibilité dissimule en fait la nature réelle de la chose. Comme on l’a déjà dit, les patrons veulent que la force de travail redevienne une marchandise pure et simple, une chose, un objet que l’on achète et dont on se défait selon le souhait de l’acheteur. Pour cela, ils doivent en finir avec la protection sociale qui fait justement que la force de travail n’est pas une marchandise comme les autres. Le néolibéralisme est en définitive une tentative de casser la dynamique historique de la socialisation des rapports de production dans le capitalisme, au profit de solutions de marché, donc individuelles. Le patronat veut se dégager de la situation antérieure au cours de laquelle les conditions de travail étaient socialisées, c’est-à-dire qu’elles étaient socialement et collectivement déterminées grâce à la médiation syndicale, et pas laissées simplement à la relation individuelle entre le travailleur et le patron.


Notre vie n’est pas une marchandise !

La " flexibilité " que les travailleurs exigent des patrons consiste à ce que leur travail aliéné ne détermine pas tout leur schéma de vie. La vie a ses propres rythmes (être à la maison le mercredi après-midi avec ses enfants, par exemple), et ceux-ci ne peuvent être tout simplement sacrifiés aux besoins et fluctuations du capitalisme. Nous ne sommes pas des marchandises, des choses, qui peuvent être ainsi investies et manipulées selon le souhait de l’acheteur.

La notion de flexibilité dissimule donc la véritable contradiction ou, pour le traduire en jargon marxiste : la contradiction entre la marchandisation et la "démarchandisation", entre la réduction de la force de travail à une marchandise et la logique des vrais besoins de la vie. Le compromis entre ces deux logiques est impossible. La question n’est donc pas : sommes-nous rigides et voulons-nous être flexibles ? La question fondamentale est que nous ne sommes pas de vulgaires marchandises, que nous ne voulons pas être utilisés comme une marge de manoeuvre afin d’amortir les chocs de la conjoncture d’une crise capitaliste dont nous ne sommes pas responsables. C’est pourquoi il est nécessaire de mener une offensive résolue en faveur de l’harmonisation vers le haut des statuts des ouvriers et des employés, pour la réduction du temps de travail au lieu de l’assouplissement des heures supplémentaires, pour une meilleure protection contre le licenciement, pour une lutte contre le cancer de l’intérim, pour une réduction drastique du travail en équipe et de nuit.


Notes :

1.Ils se limitent à la constatation générale suivante, qu’ils n’approfondissent pas : "Nous voulons plus de contrats à durée indéterminée et moins d’emplois temporaires et atypiques " (Les syndicats veulent donner toutes ses chances à la concertation de l’automne, 5 octobre 2004) / 2. Selon la même enquête, 13,4% seulement des travailleurs temporaires ont choisi eux-mêmes et librement ce statut . L’idée du jeune travailleur flexible qui opte librement pour le changement constant est loin de la réalité. La grande majorité travaille comme temporaire "faute de mieux" / 3.Luc Sels e.a., Flexibel zeker ? Bevindingen van twee jaar flexibiliteitsonderzoek, WAV dossier, 2002, p. 33. / 3. Idem, page 28. / 4.Luc Sels and Geert Van Hootegem. Seeking the Balance Between Flexibility and Security : A rising Issue in the Low Countries. In Work, Employment & Society, Vol. 15, N°2, p. 330.