Accueil > International > Amérique du Nord > États-Unis > Une république de droite ?

Une république de droite ?

Par Sharon Smith*

mardi 28 décembre 2004

Si George Bush l’a remporté de peu au sein du Collège électoral sur John Kerry, c’est avec une confortable marge de plusieurs millions de voix qu’il a remporté le vote populaire à travers le pays. Les Républicains ont renforcé leur majorité au sein du Congrès alors que les électeurs ont voté l’interdiction du mariage homosexuel dans onze États. Et en Californie le référendum contre les lois des " trois grèves ", limitant le droit de grève, a été également négatif.

Les Républicains - et les conservateurs sociaux - ont remporté haut la main les élections de 2004, malgré la polarisation extrême de la population.

Et personne ne peut aujourd’hui blâmer Nader pour ce résultat. Avec moins d’un demi million des suffrages le vote Nader n’a eu aucune influence sur le résultat de ces élections. Les Démocrates, qui avaient consacré des mois d’efforts pour que le nom de Nader ne figure pas sur le bulletin de vote dans les États à forte population, peuvent au moins être satisfaits de ce succès.

Alors à qui la faute ? Malheureusement les premières conclusions venant de la gauche qui avait clamé haut et fort " Anybody But Bush ! " (soit " ABB ", ce qui signifie " N’importe qui Sauf Bush ! ") semblent blâmer la population des États-Unis elle-même. Par exemple Justin Podur dans l’article intitulé " Le lendemain ", publié par le site ZNet, argumente : " Il est temps d’admettre quelque chose. La grande division dans le monde actuel n’est pas entre l’élite états-unienne et son peuple, ni entre l’élite états-unienne et les peuples du monde. Elle est entre le peuple des États-Unis et le reste du monde. George W. Bush n’a pas été élu la première fois. Lorsque les États-Unis ont recouvert l’Afghanistan de bombes à fragmentation, y perturbant l’aide humanitaire, tuant des milliers de personnes et occupant le pays, il était possible de dire que c’était les agissements d’un groupe d’escrocs qui avait falsifié les élections et utilisait le terrorisme comme un prétexte pour faire la guerre. Lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak, tuant au moins 100 000 personnes, on pouvait encore dire que personne n’a demandé l’avis du peuple américain et que ce dernier a aussi été victime des mensonges. Lorsque les États-Unis ont kidnappé le président haïtien et installé à sa place une dictature paramilitaire, il était possible d’argumenter qu’il s’agissait là encore de l’action d’un groupe non élu entreprise au mépris de la démocratie. Avec cette élection toutes ces actions ont été rétroactivement justifiées par la majorité du peuple états-unien. "

De tels arguments peuvent influencer beaucoup de gens, car la marge de la victoire de Bush a été plus large que ce qu’indiquaient toutes les prévisions. L’éditorialiste du New York Times, Nicholas Kristoff, écrivait par exemple le 3 novembre : " Les Démocrates proposent des solutions alors que les Républicains vendent des valeurs. Souvenez-vous des quatre "G" : God [Dieu], guns [canons], gays [homosexuels] et grizzlies [ours]. "

Le score des Républicains a été supérieur à celui de 2000. La participation de 55 % (supérieure à celle de 2000 qui n’avait atteint que 51 %, mais inférieure aux 60 % annoncés) a été largement interprétée comme devant assurer la victoire de Kerry. Au lieu de cela beaucoup de nouveaux électeurs, mobilisés par les Républicains, ont voté pour Bush. La Floride, la Géorgie, la Virginie et le Kentucky - remportés par les Républicains - ont battu leurs records de participation. Pendant ce temps la population étudiante visée par les Démocrates est restée à la maison dans les mêmes proportions qu’en 2000. En bien trop grand nombre donc, si l’on tient compte de l’engagement de Michael Moore et de Bruce Springsteen dans la campagne électorale de Kerry.

Bush a également gagné substantiellement parmi la base électorale traditionnelle du Parti démocrate déclinant. Voici quelques statistiques initiales (basées sur les sondages sortis des urnes de la CNN, donc encore susceptibles de modifications) qui donnent une idée de l’effondrement de la base traditionnelle des Démocrates : 23 % des Gays ont voté pour Bush ; 36 % des membres des syndicats ont voté pour Bush (et même 40 % de ceux qui ont un syndicaliste dans leur ménage) ; 11 % des Noirs ont voté pour Bush ; 44 % des Latinos ont voté pour Bush...

Une grande partie de la gauche ABB conclura de manière dédaigneuse que la population n’a obtenu que ce qu’elle a mérité - quatre ans de Bush de plus. Au sein du principal courant du Parti démocrate beaucoup concluront que les Démocrates doivent glisser encore plus à droite pour pouvoir en appeler à la majorité conservatrice. Après les élections Kristoff argumentait : " La priorité absolue pour le Parti démocrate devrait être de retisser des liens avec le cœur du pays ".

Les effets pervers du moindre mal

Toutes ces conclusions reposent sur la conviction que les états-uniens sont des conservateurs incurables et que la gauche y est condamnée à rester une minuscule minorité au sein d’un océan conservateur pour un futur indéfini. C’est sur cette base que la gauche a soutenu Kerry en 2004 en tant que Démocrate le plus susceptible de pouvoir être élu.

Toute la construction de l’idéologie du moindre mal - le fondement de l’attitude ABB - repose sur la conviction que le mieux que nous pouvons espérer c’est l’élection d’une version légèrement moins néfaste du candidat républicain. Cela conduit dans le piège des prophéties dotées d’un mécanisme d’autoréalisation lorsqu’aucun parti de la gauche n’ose même défier le système bipartite.

L’élection de 2004 a mis en lumière la logique contraire de celle sur laquelle reposait la conviction de la gauche ABB, lorsque " l’éligibilité " de Kerry (c’est-à-dire sa similitude avec Bush) ne lui a pas permis d’être élu. C’est ainsi que dans un pays où la majorité de la population considère que la guerre en Irak est le fruit d’une erreur, celui qui a embourbé le pays dans cette guerre avec des faux prétextes est parvenu à remporter la victoire.

Employant la même stratégie que Gore et Clinton avant lui, Kerry a abandonné la base électorale traditionnelle du Parti démocrate pour tenter de gagner l’électorat oscillant (c’est-à-dire les classes moyennes blanches). Il a ainsi permis à Bush de définir le cadre du débat - le terrorisme. Il n’a fait aucune concession aux syndicats qui le soutenaient, a gardé autant que possible ses distances avec les revendications concernant le droit à l’avortement et s’est opposé au mariage des homosexuels. Son opposition à la guerre en Irak fut si conditionnelle, contradictoire et confuse - car c’était un candidat favorable à la guerre - qu’il a laissé passé l’énorme occasion de transformer le sentiment antiguerre massif en une opposition électorale cohérente.

Au contraire la stratégie des Républicains était centrée sur le renforcement de leur base électorale conservatrice chrétienne. Lorsque Bush a proposé l’interdiction du mariage homosexuel l’an dernier, cela faisait partie de ce calcul : mobiliser l’électorat socialement conservateur en soulignant l’urgence des contre-réformes sur ce terrain. Bush n’a jamais dévié de cette orientation visant à mobiliser l’électorat conservateur. Et le lancement des référendums contre le mariage homosexuel dans 11 États visait aussi à la mobilisation de l’électorat conservateur, qui après s’être déplacé pour voter contre les droits des homosexuels allait naturellement glisser un bulletin en faveur de Bush dans l’urne.

Ainsi, au cours des dernières semaines de la campagne, alors que Bush mobilisait sa base conservatrice, Kerry était occupé à faire des risettes à la petite fraction d’électeurs indécis. Considérant que même Al Gore avait réussi à retenir l’électorat populiste lors de la campagne de 2000, Kerry n’avait fait aucun effort dans ce sens.

Heure des réévaluations

En raison de la stratégie adoptée par Kerry, c’est Bush qui a déterminé les paramètres politiques de la campagne. Autrement dit l’ordre du jour réactionnaire de Bush n’a été confronté à aucune sorte d’opposition cohérente. Au contraire, il recevait un écho affaibli de la part d’un Kerry néolibéral et favorable à la guerre.

Si la gauche ABB cherche les responsables de la victoire de Bush, elle devrait se regarder elle-même dans la glace et réfléchir à sa reddition inconditionnelle devant un candidat aussi droitier que Kerry. Loin d’exercer une pression sur Kerry pour le pousser vers la gauche, la gauche ABB a concentré ses efforts sur les attaques contre Ralph Nader et contre tous ceux qui tentaient de construire une véritable alternative de gauche face aux Démocrates.

De plus l’engagement dans la campagne pour Kerry a imposé aux mouvements antiguerre, des femmes, des homosexuels et au mouvement ouvrier d’arrêter toute lutte significative. Ce n’était pas seulement parce que les militants ont consacré le plus clair de leur temps, de leur argent et de leur énergie à promouvoir Kerry, mais surtout parce que les luttes auraient mis à l’ordre du jour la critique des positions favorables à la guerre de leur candidat ainsi que celle de ses autres positions réactionnaires. Et de fait la révélation des tortures à Abu Ghraib - qui à d’autres occasions aurait provoqué des manifestations massives et militantes pour dénoncer une telle horreur - n’a conduit qu’à un petit piaillement du mouvement antiguerre et de John Kerry.

Ainsi cette campagne électorale n’a pas permis qu’apparaisse une opposition au statu quo républicain, permettant au débat politique de se dérouler en dehors des conditions imposées par Bush, c’est-à-dire sur le terrain de la droite. Ainsi le débat sur le mariage homosexuel n’a pas conduit à l’apparition de deux camps - l’un favorable et l’autre opposé - mais à un échange souriant entre deux candidats également opposés à ce droit. Ce sont ces paramètres qui ont encadré le débat sur le mariage homosexuel aux yeux de la population des États-Unis.

Cependant la conscience des masses n’est pas une constante, mais un état d’esprit en changement continuel. Quand il y a une gauche forte et parlant haut, que des mouvements surgissent dans la lutte, la conscience change. C’est certainement une leçon à tirer de la décennie 1960 et du début de la décennie 1970, lorsque la gauche s’est développée et que la conscience des masses a elle aussi évolué à gauche, créant un large soutien aux revendications du droit à l’avortement et des droits civiques.

La conscience est par ailleurs inégale au sein de la population. Seule une minorité des Américains en âge de voter s’est prononcée pour Bush et contre le mariage homosexuel lors du scrutin du 2 novembre 2004 - parce que plus de 45 % d’électeurs potentiels n’ont pas pris part au vote. Et même chez tout un chacun la conscience est complexe et souvent contradictoire - sinon, comment expliquer qu’un tel nombre d’homosexuels aient voté en faveur de Bush ?

Le vote est la forme la plus élémentaire d’expression politique, la moins engagée, particulièrement aux États-Unis, dominés par deux partis des entrepreneurs. Cette année cependant, du fait de la capitulation accablante de la gauche devant Kerry, ce qui a conduit à ce qu’une large majorité de la population ne puisse même pas écouter une voix de gauche, ce phénomène fut encore plus flagrant.

Ce qu’on peut conclure des résultats de l’élection de 2004, c’est qu’une opposition de gauche, qui permettrait à la masse de la population, exploitée et opprimée par le système, d’avoir un moyen d’expression politique, manque désespérément aux États-Unis. De ce point de vue l’élection de 2004 a constitué un véritable recul. En tant qu’opposition, la gauche au sens large s’est effondrée et, pour toutes les raisons indiquées ici, le champ politique s’est décalé vers la droite.

Mais cela ne signifie aucunement que la conscience ne pourra pas évoluer dans l’autre sens - peut-être plus rapidement que la plupart ne l’imaginent. Nous pouvons nous attendre à ce que Bush, fort du nouveau " mandat populaire ", passe à l’offensive. Mais comme ce fut le cas de Newt Gingrich une décennies plus tôt, Bush devra faire face à une opposition. S’il décide de relancer l’interdiction du mariage homosexuel à l’échelle fédérale, il va provoquer la majorité de la population qui continue à être opposée à la discrimination des gays et des lesbiennes. S’il essaye de proscrire l’avortement, il mettra le feu au mouvement des femmes. Et son offensive contre Falluja ne manquera pas de choquer les millions de personnes qui restent opposées à la guerre.

Sous de nombreux égards cette élection a fourni une distraction à la majorité des Américains qui continuent à vivre une crise très réelle : la guerre qui continue, le système de santé qui devient de plus en plus inaccessible, les emplois mal payés qui s’étendent, les réductions massives du budget... Ces crises ne pourront pas s’aggraver sans provoquer des résistances d’en bas.

Mais si nous voulons éviter la répétition d’un tel scénario déprimant lors de chaque cycle électoral, la gauche doit finalement accepter de se regarder elle-même et prendre conscience de sa propre responsabilité pour la réélection de Bush du fait de son ardeur à soutenir " le moindre mal ".


* Sharon Smith est rédactrice en chef du Socialist Worker, hebdomadaire de l’Organisation socialiste internationale (ISO). Nous traduisons cet article du Socialist Worker du 5 novembre 2004. (Traduit de l’anglais par J.M.)

(tiré d’Inprecor)