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Entrevue avec João Pedro Stedile

Etre sans terre

lundi 21 février 2005

João Pedro Stedile est le coordinateur national du Mouvement des sans-terre brésilien.

Où en est la lutte pour la terre et dans quelle situation se trouve le Mouvement des sans-terre (MST) ?

João Pedro Stedile - Jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas tenu ses promesses en ce qui concerne la réforme agraire. Le nombre de paysans ayant obtenu de la terre en deux ans de gouvernement Lula est vraiment trop faible, notamment par rapport à ce qu’avait pu faire le président précédent, Fernando Henrique Cardoso, dans ses deux premières années. L’explication tient au fait que le gouvernement a besoin de la plus-value gigantesque de l’agrobusiness pour équilibrer les comptes du pays. La politique agricole est donc tournée vers les exportations, j’en veux pour preuve que les OGM ont été légalisés. Nous avons obtenu la création d’un second plan national de réforme agraire avec le ministre du Développement agraire, Miguel Rossetto, et un grand nombre de personnalités des institutions et de la société civile. Ce plan prévoit l’accès à la terre ou à des ressources plus importantes pour un million de familles paysannes au Brésil. Nous disons : " Chiche ! " Cela va de soi. Mais nous estimons que les enjeux de la politique du gouvernement Lula ne sont pas aujourd’hui compatibles avec la réalisation de ce plan étalé jusqu’à 2006. En tant que mouvement social, notre responsabilité est de le faire appliquer tout de même. Pour nous, les avancées sociales n’ont pas lieu sans mobilisations. Nous avons donc prévu un agenda, qui rythmera cette année que nous voulons très riche en luttes pour la terre. Nous allons multiplier les occupations, reprendre une action commune avec la coordination des mouvements sociaux et surtout tenter de marquer un moment politique très fort lors de l’arrivée de la marche nationale pour la réforme agraire, qui partira de Goiania le 17 avril et arrivera à Brasilia en mai. Nous attendrons la réaction du gouvernement avec beaucoup d’intérêt.

Que pensez-vous de l’action propre du ministère de Rossetto ?

J. P. Stedile - Je veux d’abord préciser que Rossetto n’est pas un ennemi. Nous divergeons sur la tactique, même s’il est animé par les meilleurs sentiments. Il me vient une réflexion que je tiens du président Chávez : " Pour régler le problème de la pauvreté, il faut donner du pouvoir aux pauvres. " Il ne suffit donc pas d’être ministre, c’est le peuple organisé qui fera les changements nécessaires au Brésil. Pour nous, la conjoncture est favorable au renforcement de notre organisation, mais nous n’avons aucune illusion sur le gouvernement Lula, qui ne remet pas en cause l’État brésilien, tourné vers le maintien de l’ordre de l’élite et des multinationales. Nous avons un espace et un interlocuteur, c’est mieux qu’avant. Mais le moment historique que nous ????????? après l’élection de Lula a tourné court.

Que signifie " renforcement de l’organisation " ?

J. P. Stedile - Nous avons deux grandes difficultés. La première est de remplir notre rôle de formation auprès des militants du MST, auxquels nous devons beaucoup. Un de nos grands défis est de proposer une formation de qualité à ces cadres qui, au long de ces vingt ans de lutte du MST, ont émané du peuple sans terre. Il y a six ans, nous avons émis l’idée de créer une faculté populaire dédiée au MST et aux mouvements sociaux brésiliens. Aujourd’hui, cette école, l’École nationale Florestan-Fernandez (ENFF), est terminée et fonctionnelle pour 250 élèves. Elle a été une école dès la pose de sa première pierre, et la main-d’œuvre est venue des assentamentos et accampamentos du MST [respectivement " terres conquises " et " occupations de terre ", ndlr] de tous les États du Brésil, pour se former à son mode de construction écologique et pour suivre des cours théoriques après le travail physique. Nous en avons fait une expérience de formation humaine grâce au travail volontaire, qui, nous le pensons, est la forme la plus aboutie de travail militant, de la pratique révolutionnaire. Nous nous sommes beaucoup inspirés des écrits du Che sur le travail volontaire. L’ENFF sera ouverte à tous les mouvements sociaux du Brésil et d’Amérique latine. Nous avons choisi Florestan Fernandez pour sa contribution à l’analyse de la société brésilienne, qui a inspiré plusieurs générations de lutteurs, et pour sa pensée toujours cohérente avec ses origines populaires : " Faites la Révolution à l’école, le peuple la fera dans la rue. " La deuxième difficulté est la gestion des coopératives de production que nous mettons en place lorsque la terre est conquise. Cet aspect est très important, il en va de la crédibilité de notre projet. Les coopératives fonctionnent déjà bien mais des cours d’agronomie seront donnés à l’ENFF. Il y aura aussi des places pour des sans-terre dans les écoles d’agronomie, notamment au Paranà.

C’était la raison de la visite de Chávez au MST pendant le Forum social mondial ?

J. P. Stedile - Effectivement, nous avons signé un protocole entre l’État vénézuélien, l’État du Paranà et l’université du Paranà, pour ouvrir l’école latino-américaine d’agroécologie. Nous sommes fiers d’avoir reçu Chávez. La solidarité latine fonctionne déjà bien : cette année, les 27 premiers médecins sans terre vont sortir de l’école Martin Luther King de Cuba. Pour nous, renforcer l’organisation, c’est former des militants issus du peuple avec une haute capacité à transformer le quotidien : des médecins, des journalistes, des agronomes... La presse s’est moquée de nous : " Les sans-terre veulent maintenant devenir agronomes ! " Eh bien oui, mais on ne peut le faire qu’en cherchant des appuis en dehors du Brésil. Je crois qu’il y a aujourd’hui plus de Brésiliens pauvres dans les universités cubaines que dans les universités brésiliennes.

Quels sont les enjeux à long terme pour les mouvements sociaux brésiliens ?

J. P. Stedile - Continuer à organiser le peuple. Souvent, les forces de gauche laissent cet aspect de la lutte, vont de grand sommet en grand sommet, et elles se satisfont d’analyses de conjoncture, mais un exercice rhétorique, même combatif, ne suffit pas. Nous pensons que l’essentiel du travail militant doit se faire où les pauvres vivent, sous forme de travail de base. Nous organisons les sans-terre en noyaux de familles autogérés, par exemple, ayant accès à l’éducation, à la formation, à la culture, à l’information indépendante et surtout au travail libéré, dans nos coopératives. Nous devons toujours augmenter notre capacité organisatrice pour " faire société ", c’est-à-dire disputer l’hégémonie culturelle, économique, politique au capitalisme, c’est ce que nous a enseigné Gramsci. Il n’y a que de cette façon que nous avons réussi à gagner du terrain sur les latifundia et le capitalisme brésilien. Il reste encore beaucoup de chemin, mais la situation, notamment en Amérique latine, est pleine d’espoir.


Propos recueillis par Oziel Alvez