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L’intégration régionale après l’échec de la Zone de libre-échange des Amériques

par Raúl Zibechi

dimanche 27 mars 2005

16 mars 2005

Tous les gouvernements latino-américains parlent d’intégration, mais les avancées concrètes pour la construire sont beaucoup plus difficiles que les simples déclarations. Après l’échec de la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques ; en espagnol : ALCA), la région se trouve confrontée au défi de rester divisée, à la merci des intérêts des grandes puissances ou d’entamer le chemin vers l’unité continentale. Et même dans le cas où prédomineraient les thèses intégrationnistes, il reste à définir quel type d’intégration on prétend construire.

Après deux siècles de vie indépendante, les républiques latino-américaines n’ont pas réussi à accomplir d’avancée solide vers le dépassement de la balkanisation, l’un des pires héritages du colonialisme. Dans les cercles progressistes et d’activistes sociaux, on a coutume d’attribuer les difficultés que rencontre l’unité latino-américaine au travail de division qu’ont réalisé les différents impérialismes au long de l’Histoire. Cependant, un regard plus attentif sur les événements de ces deux derniers siècles -depuis la débâcle pour forger l’unité de Simón Bolívar au Nord de l’Amérique du Sud et de José Artigas dans le Río de la Plata - permettrait de conclure que les difficultés naissent, aussi, des intérêts opposés des multiples secteurs qui s’affrontent sur l’échiquier régional.

L’année 2005 s’est ouverte sur l’échec de la ZLEA dans les termes proposés par les Etats-Unis, et qui était leur principal projet stratégique pour la région. L’idée de créer un marché unique avec les 34 pays américains supposait, dans les faits, de consolider l’hégémonie des multinationales états-uniennes et d’approfondir les politiques d’ajustement structurel -c’est-à-dire le néolibéralisme- jusqu’à les rendre pratiquement irréversibles, ce qui aurait cristallisé l’hégémonie des Etats-Unis dans le système international [1]. Lors du récent Forum social mondial, qui s’est tenu à Porto Alegre, de nombreuses voix ont fait observer que le premier janvier devrait être une date de célébration pour les mouvements sociaux, vu qu’en ce jour s’est matérialisée une importante défaite de la diplomatie états-unienne dans ses tentatives d’imposer la ZLEA. Malgré cette victoire, et les efforts de plusieurs pays pour convertir le Mercosur [2] élargi en une alternative, le chemin de l’intégration régionale continue d’être pavé de bonnes intentions et ne récolte que de beaux discours qui ne se concrétisent pas.

L’échec de la ZLEA et les limites de Washington

Durant les dernières années, les politiques élaborées par la Maison blanche rencontrent des difficultés à se matérialiser. L’écueil le plus important est constitué par les mouvements sociaux de la région, articulés au sein de l’Alliance sociale continentale, qui ont orchestré des mobilisations continues contre la ZLEA, qui ont réussi à partir de 2002 à faire sortir le débat des milieux institutionnels et spécialisés pour l’amener dans la rue et aux simples citoyens. Au niveau des gouvernements, l’opposition la plus tenace a été celle du gouvernement brésilien présidé par Luiz Ignacio « Lula » da Silva qui a ébauché une politique extérieure propre, qui s’est nettement différenciée des propositions des Etats-Unis, et qui tend à se constituer en pôle de référence non seulement pour les états de la région, mais pour une bonne part des états du Sud du monde entier. La diplomatie d’Itamaraty [ministère des affaires étrangères] a une longue trajectoire d’indépendance, qui, avec la gestion de l’actuel ministre, Celso Amorim, a permis des avancées percutantes pour tisser des liens Sud-Sud d’un nouveau type. Le Brésil a joué un rôle déterminant dans la formation du Groupe des 20 (G-20), alliance qui s’oppose aux subventions agricoles du Nord, et qui est arrivé à faire dérailler le sommet [de l’Organisation mondial du commerce] de Cancún, qui s’est tenu en septembre 2003 [3].

La diplomatie brésilienne est en train d’établir de solides accords avec des pays émergeants comme la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud, dans une tentative de dépasser la dépendance commerciale vis-à-vis de l’Union européenne et des Etats-Unis. Dans cette optique, elle a joué un double rôle en ajournant la création de la ZLEA et en luttant pour élargir le Mercosur afin d’y inclure la quasi-totalité des pays de la région. Le premier objectif a été atteint efficacement, même si le second - comme nous le verrons - se heurte à des problèmes liés à des déséquilibres et des oppositions d’intérêts entre le Brésil et l’Argentine, principalement. En d’autres termes, le Brésil s’est montré plus efficace pour ralentir la ZLEA que pour construire une intégration alternative.

Ce qui est sûr, c’est que pour la première fois depuis de nombreuses années, la politique de Washington envers la région se heurte à des limites précises, qui proviennent essentiellement du nouveau climat continental marqué par une perte de crédibilité croissante du modèle libéral. La récente histoire de la ZLEA en témoigne. Le projet de ZLEA a sérieusement trébuché lors du sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de Cancún, où sont apparues avec clarté les différences de fond. Robert Zoellick, responsable du commerce extérieur états-unien a essayé d’adoucir la proposition initiale lors du VIIIème sommet interministériel des Amériques qui eut lieu à Miami le 20 novembre 2003. Ce fut un événement-clé. A ce niveau, Washington avait opté pour la flexibilité - en acceptant différents niveaux d’engagement entre les différents partenaires, ce que l’on a appelé une « ZLEA light »- mais le résultat de la réunion fut un revers pour sa politique. D’après Lula, le Brésil a réussi « ce dont nous rêvions : faire une ZLEA sur ce qui est possible, et laisser le reste pour (se) le disputer au sein de l’Organisation mondiale du commerce » [4].

Finalement, l’échec de la ZLEA est dû à la résistance tenace des mouvements de la région, mais aussi à la politique inflexible de subventions à l’agriculture et aux pratiques antidumping, thèmes dont les Etats-Unis n’ont pas voulu débattre, tandis que les pays latino-américains se montraient réticents à ouvrir le secteur des achats gouvernementaux aux puissantes entreprises nord-américaines. Peu après la réunion de Miami, l’année 2004 a connu une stagnation constante, au point de suspendre plusieurs des réunions prévues. A partir de ce moment, les parties en présence ont commencé à déplacer leurs pièces sur l’échiquier régional : le Mercosur, mené par le Brésil, chercha à mettre en œuvre son élargissement, en essayant d’incorporer tous les pays du continent, et d’intégrer la Communauté andine de nations (CAN) [5] à cette dynamique, tout en cherchant à sceller des accords avec d’autres pays, comme l’Inde, l’Afrique du Sud et même l’Union européenne. Les Etats-Unis, pour leur part, ont commencé une course précipitée pour établir des accords bilatéraux de libre-échange (« tratados de libre comercio », TLC), comme celui auquel avait déjà souscrit le Chili, avec des pays de la CAN, comme la Bolivie, l’Equateur et le Pérou. Washington n’a pas modifié sa stratégie, mais cherche à la faire avancer par d’autres chemins. Dans cette lutte précipitée pour gagner des alliés et isoler l’adversaire se joue le destin de l’intégration régionale.

Le Mercosur dans l’impasse

Cependant, le Mercosur est dans l’impasse, et rien ne semble indiquer que cette situation ne change à court terme. Même si, comme le signale un rapport du Laboratoire de politiques publiques, le Mercosur « esquive avec succès la tentative nord-américaine de l’isoler du reste des pays du continent, comme représailles pour sa position sur la ZLEA », ce qui est sûr, c’est que l’alliance régionale est « loin de consolider ses points de convergence sur la façon de faire avancer le processus d’intégration » [6]. Le ministre de l’économie du gouvernement de gauche de l’Uruguay, Danilo Astori, a reconnu les faiblesses de l’alliance régionale, dont il a qualifié le futur d’ « incertain ». « Je ne puis appuyer l’idée d’un parlement régional quand nous n’avons même pas un marché libre qui fonctionne dans la région », a-t-il relevé. Le ministre croit impossible d’initier un processus comme la Communauté sud-américaine des Nations (qui suppose l’intégration de 10 pays), quand le Mercosur, après plus d’une décennie, possède toujours des institutions extrêmement faibles, ne parvient pas à faciliter la circulation des marchandises entre les pays qui en font partie, et qui voit le Brésil et l’Argentine se confronter sans cesse [7].

Lors du XXVIème sommet des chefs d’Etat du Mercosur, qui s’est tenu le 8 juillet 2004 à Puerto Iguazú (Argentine), le cadre des alliances a été défini. Aux quatre membres fondateurs se sont ajoutés six pays : trois ayant déjà le statut d’ « états associés » (Chili, Bolivie et Pérou), ainsi que le Venezuela et la Colombie, comme conséquence du traité de libre-échange signé avec la CAN. La lutte est frontale, étant donné que certains de ces pays sont en train de négocier ou ont déjà signé un traité de libre-échange avec les Etats-Unis. Dans certains cas, les difficultés naissent de vieux litiges (comme celui entre le Chili et la Bolivie pour l’accès à la mer), dans d’autres, ce sont des problèmes provenant des politiques néolibérales (comme le conflit du gaz entre le Chili et l’Argentine, dû à l’absence d’investissements des entreprises privatisées argentines qui mettent en danger les exportations de gaz). Mais, par-dessus tout, ce sont les conflits dérivés de la subordination de presque tous les gouvernements aux grandes entreprises -nationales ou multinationales-, qui prétendent imposer leurs intérêts étroits, qui apparaissent.

En résumé, le Mercosur a gagné en extension, mais n’a pas réussi à approfondir les liens entre ses membres. Même le secrétariat du Mercosur dans un rapport rendu en juillet de l’année dernière affirme que « le modèle institutionnel en vigueur ne reflète aujourd’hui pas nécessairement un projet collectif, ni une vision commune sur l’intégration régionale » [8]. Le dernier sommet du Mercosur d’Ouro Preto (Brésil) en décembre 2004 n’a pas pu modifier la situation et fut polarisé par le débat autour des mesures protectionnistes prises par l’Argentine de façon unilatérale et contrevenant aux normes internes du bloc. Par ces mesures, l’Argentine cherche à protéger son début de récupération industrielle. Le ministre du développement, de l’industrie et du commerce brésilien, Luiz Fernando Furlan a répondu au ministre de l’économie argentin - qui se plaignait que les importations depuis le Brésil empêchent la consolidation de l’industrie argentine - en lui signalant que « le Brésil n’a jamais cessé d’investir [en Argentine, ndt] durant toutes ces dernières années. Y compris dans les moments de crise, le secteur des entreprises a continué à investir. L’Argentine a besoin d’investir, de remodeler et de réformer sa production. C’est un défi qui concerne beaucoup plus les Argentins que nous » [9].

En réalité, le Mercosur n’arrive même pas à avancer sur les thèmes non économiques, comme la création de son futur parlement, dont la mise en marche est programmée pour 2006, mais pour la concrétisation de laquelle il n’y a pas d’accord sur la représentativité qu’aura chaque pays.

Un bon exemple des difficultés rencontrées fut le IIIème Sommet sud-américain, qui s’est tenu du 7 au 9 décembre 2004 à Cuzco (Pérou), dont l’objectif fut la création de la Communauté sud-américaine de nations (CSN). Font partie de la CSN les quatre pays du Mercosur, les cinq de la CAN et le Chili, et seront invités à se joindre au projet la Guyane et le Surinam. C’est le projet intégrationniste le plus ambitieux jamais mis en marche, et il compte avec l’appui fervent des présidents du Brésil et du Venezuela, Lula et Hugo Chávez. Potentiellement, la CSN est le plus grand bloc du monde : 17 millions de km², presque 400 millions d’habitants et un produit brut de 800 milliards de dollars ; il est le plus gros producteur d’aliments du monde, la plus grande réserve de biodiversité de la planète, possède le tiers de l’eau douce de la Terre, et des ressources pétrolières et gazières pour plus d’un siècle [10].

Mais la réunion fut un échec, quoique relatif. On n’est arrivé à aucun accord substantiel, et ont manqué au rendez-vous les présidents de trois des pays du Mercosur, l’absence la plus importante étant celle de l’argentin Nestor Kirchner, qui avança des raisons de santé. Qu’y a-t-il derrière le petit jeu de l’Argentine qui laissa en position délicate Lula et la diplomatie brésilienne ? Principalement deux problèmes : un de fond, lié aux profonds déséquilibres entre les deux pays. Le Brésil a une industrie en pleine expansion, tandis que l’Argentine commence juste à se sortir, avec grande difficulté, de la destruction de son industrie provoquée dans les années 90 par le modèle néolibéral sauvage mis en place par Carlos Menem [1989-1999]. De plus, le Brésil et l’Argentine sont en compétition sur presque tous les terrains : ils exportent les mêmes produits vers les mêmes pays, principalement des commodities [produits agricoles, ndt] vers la Chine et les pays du Nord, et sont en concurrence pour attirer les investisseurs. En second lieu, il y a le ressentiment argentin pour l’absence totale d’appui du Brésil dans sa forte lutte avec le Fonds monétaire international (FMI) pour sortir de sa situation de défaut de paiement [défaut de paiement sur sa dette à l’égard des créanciers privés, ndlr]. C’est un fait que Kirchner a sollicité l’appui de Lula dans sa confrontation avec les organismes financiers internationaux, et cet appui n’est jamais venu.

Aux absences de Kirchner et des présidents d’Uruguay (Jorge Battle) et du Paraguay (Nicanor Duarte) se sont ajoutées celles des présidents d’Equateur (Lucio Gutierrez) et du Mexicain Vicente Fox. Le problème, c’est que l’intégration régionale qui est actuellement menée par le Brésil ne paraît pas pouvoir avancer sans la coopération et l’appui de son partenaire le plus important, l’Argentine, nation dont le poids économique et politique continue d’être décisif.

Les douze pays ont signé la déclaration de Cuzco, qui est l’acte fondateur de la CSN, qui se définit comme un « espace sud-américain intégré dans les domaines politique, social, économique, environnemental et des infrastructures, qui renforce l’identité propre de l’Amérique du Sud ». Parmi les mécanismes pour atteindre ces objectifs figurent l’approfondissement des relations Mercosur-CAN, l’intégration en matière énergétique et des communications et la coordination politique et diplomatique, mais la CSN ne sera pour le moment pas dotée d’institutions jusqu’à une prochaine réunion qui devrait se tenir cette année au Brésil.

Dans les déclarations, la CSN se différencie clairement des expériences antérieures comme le Mercosur et la CAN. La priorité n’est pas assignée au libre-échange mais à la « démocratie, la solidarité, les droits de l’homme, la liberté, la justice sociale, le respect de l’intégralité territoriale, la diversité, la non discrimination et l’affirmation de son autonomie, l’égalité souveraine des Etats et la solution pacifique des conflits » [11]. Si la réalité correspondait à ce que proclame l’acte fondateur de la CSN, nous serions en présence d’un véritable « projet d’intégration des peuples » [12]. Mais à la lumière de l’histoire récente, il est possible que ce ne soit qu’une déclaration de bonnes intentions, mais « politiquement correcte ».

Le casse-tête régional apparaît parfois trop compliqué et les différents acteurs régionaux contribuent très peu à le rendre plus clair. En ce moment, dans la région existent trois initiatives d’intégration relativement complémentaires : le Mercosur, la CAN et la CSN. Auxquelles il faut ajouter l’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques) lancée en 2001 par Chávez.

L’ALBA n’a jamais été autre chose qu’une déclaration d’intentions, qui a été mieux reçue par les mouvements sociaux que par les gouvernements sud-américains. Cependant, fin décembre, le président Chávez et son homologue cubain Fidel Castro ont signé à La Havane la proposition de l’ALBA, même si aucun autre gouvernement n’a approuvé l’initiative. Selon l’économiste Manuel Hidalgo, d’Attac, une convergence serait possible entre « les deux tendances qui se sont affrontées à la politique impériale dans la région : d’un côté, la tendance bolivarienne, lancée par le Vénézuela et appuyée par de nombreux mouvements sociaux et politiques de la région, et de l’autre côté la tendance « néodéveloppementiste » (« neodesarrollista »), représentée par les gouvernements brésilien et argentin » [13]. Même si cette convergence -qui aurait pu se concrétiser lors de la réunion de Cuzco qui a créé la CSN - ne s’est pas encore réalisée, quelques pas ont été faits ces derniers mois, qui pourraient aller dans ce sens.

Des chemins parallèles : les initiatives bilatérales

Devant les énormes difficultés que présente l’intégration régionale, les pays les plus intéressés par celle-ci sont en train de réaliser des avancées concrètes pour promouvoir des accords bilatéraux. Les principaux protagonistes sont pour l’instant le Venezuela, le Brésil et l’Argentine. Le premier a pour lui la manne du pétrole, richesse qu’il utilise habilement, tant au niveau interne qu’international. Le Venezuela offre du pétrole bon marché et à de bonnes conditions de financement, une tentation à laquelle il est difficile de résister pour des pays pauvres. L’Argentine et le Brésil jouent chacun leur propre jeu, cherchant à résoudre des difficultés ou des nécessités internes : la première cherche une solution à ses déficits énergétiques causés par le manque d’investissements, et le second essaie d’élargir les marchés pour ses industriels et son agrobusiness conquérants. La cinquième visite de Chávez en Argentine, au début de cette année, a débouché sur des accords stratégiques entre Caracas et Buenos Aires, qui impliquent, entre autres, que le Venezuela commence à remplacer certains fournisseurs états-uniens par des Argentins [14]. Les accords signés comprennent les secteurs énergétique, commercial, des communications et agricole. Un accord a été trouvé entre l’argentine Enarsa et la vénézuélienne Pdvsa (entreprises pétrolières nationales publiques) pour développer des projets d’exploration, d’extraction, de raffinage, de commercialisation et de transport dans la perspective de se joindre à la brésilienne Petrobras pour former un géant pétrolier régional qui porterait le nom de Petrosur. L’Argentine construira quatre tankers pour le Venezuela, pour un coût total de 240 millions de dollars, et celui-ci fournira des hydrocarbures liquides pour la production d’énergie thermique, dont la production est insuffisante durant le rude hiver rioplatense [15].

D’un autre côté, le Venezuela étudie le rachat des actifs de l’anglo-hollandaise Shell en Argentine, conjointement avec Enarsa et Petrobras, ce qui serait un pas énorme en matière d’intégration énergétique régionale. Shell est en train de retirer ses investissements d’Amérique latine et Pdvsa est dans une phase d’expansion, ce qui lui permettrait d’acquérir la raffinerie, les stations de combustible et les canaux de commercialisation en Argentine. Les exportateurs argentins peuvent réaliser des bénéfices, à moyen et long terme, dans les secteurs de l’automobile, du papier et carton, des plastiques et des biens manufacturés, mais les exportations de céréales peuvent également augmenter notablement. Le Venezuela souhaite importer du bétail de race pour améliorer sa faible production laitière et de viande. Les échanges entre les deux pays sont encore peu importants (l’Argentine a exporté, en 2004, pour 430 millions de dollars vers le Venezuela, et n’a importé que pour 52 millions), mais la tendance indique que l’on va vers une augmentation constante.

Quelques jours plus tard, le Venezuela et le Brésil ont signé, le 14 février, un « accord stratégique » à Caracas. La signature de 20 accords bilatéraux en matière d’hydrocarbures, d’infrastructures et de coopération militaire qui incluent la vente d’avions de combat de l’entreprise brésilienne Embraer, est un pas en avant significatif dans les relations entre les deux pays. Le commerce bilatéral est passé de 880 millions de dollars en 2003 à 1,6 milliard en 2004, et l’on prévoit qu’il atteindra cette année les 3 milliards. Mais le principal domaine de coopération est celui des hydrocarbures, dans lequel coopèrent les entreprises vénézuélienne Pdvsa et brésilienne Petrobras qui vont s’associer pour l’exploitation de pétrole et de gaz dans les pôles de développement gaziers du Golfe du Venezuela et la frange de l’Orénoque [fleuve], en collaboration avec les grandes entreprises privées brésiliennes. De plus, une raffinerie sera construite au Brésil pour traiter le brut des deux pays, et l’on prévoit de construire conjointement des navires et des plates-formes pétrolières [16].

Lula a avancé qu’il est disposé à signer « des accords stratégiques » avec d’autres pays de la région, ce qui révèle un net dynamisme de la part du Brésil pour attirer dans son orbite les autres pays. Cependant, ce type d’accords semble bénéficier aux entreprises brésiliennes, qui possèdent une balance commerciale très favorable avec le Venezuela et ont besoin d’élargir leurs marchés pour poursuivre leur expansion. Pour certains analystes, l’ « accord stratégique » entre le Brésil et le Venezuela suppose un virage « surprise et surprenant » de Lula, qui pourrait être lié au récent échec de Washington au moment de concrétiser le traité de libre-échange avec la Colombie, le Pérou et l’Equateur lors de la cinquième ronde de négociations qui s’est tenue à Cartagena de Indias [17] (Colombie).

Mais, à côté de la coopération, apparaissent les rivalités pour l’hégémonie régionale. Comme le montrent les récentes négociations avec la Chine, chaque pays choisit de développer la politique qui lui bénéficie le plus, même s’il heurte inévitablement les intérêts de ses voisins. La tournée du président chinois Hu Jintao a mis à nu les différences entre le Brésil et l’Argentine, à partir du moment où le gouvernement de Lula a reconnu la Chine comme « économie de marché » (condition indispensable pour être membre à part entière de l’OMC), le gouvernement de Kirchner s’est retrouvé sans autre option que d’emboîter le pas au Brésil [18]. Les accords signés avec la Chine ont reçu les critiques de certains industriels et de mouvements sociaux dans les deux pays : les premiers par peur que la concurrence chinoise ne ruine l’industrie locale, alors que les seconds (en particulier le Mouvement des paysans sans terre), redoutent une politique économique tournée vers l’exportation de commodities, ce qui au final renforcerait le modèle néolibéral.

C’est que dans la région il semble exister des rivalités croisées d’intérêts nationaux voire de leaderships personnels qui amènent, par exemple, à des alliances entre Kirchner et Chávez, auxquelles le Brésil ne se joint pas, pour ensuite mettre en place des accords comme ceux récemment signés entre Lula et Chávez. On peut les attribuer aux intérêts nationaux, mais qu’entend-on exactement par « intérêts nationaux » ? Comme nous le verrons à travers certains exemples, derrière les conflits entre pays, et à l’occasion également derrière certaines postures favorables à l’intégration gravitent les intérêts des grandes entreprises.

Libre-échange et inégalités

Un des problèmes sur lesquels bute l’intégration régionale dérive de la subordination de presque tous les gouvernements aux grandes entreprises -nationales ou multinationales- qui prennent les gouvernements en otage, et ceux-ci à leur tour sont peu enclins à se libérer de ces influences. La question serait : peut-on construire l’intégration régionale sur la base du libre-échange ?

Examinons un exemple récent, qui illustre ces problèmes.

Quelques jours avant le sommet du Mercosur de Puerto Iguazú, un sérieux conflit entre le Brésil et l’Argentine a perturbé une réunion d’une grande importance pour définir le futur de l’alliance régionale. Le gouvernement argentin décida de limiter les importations d’appareils électroménagers brésiliens qui envahissaient son marché et en écartaient les fabricants nationaux. La multinationale argentine Techint exerça des pressions en ce sens, arguant des subventions reçues par l’industrie brésilienne. Certes, l’état brésilien attribue des crédits aux exportateurs à des taux préférentiels, mais, en plus, des produits assemblés avec des pièces provenant de la zone franche de Manaus sont vendus avec le label « produits du Mercosur », ce qui donne aux fabricants brésiliens un grand avantage. En plus de cela, il existe d’autres déséquilibres liés aux faibles investissements réalisés par les industriels argentins pendant la dernière période de récession et de crise, aux différences de taille des marchés intérieurs (180 millions d’habitants au Brésil contre 38 millions en Argentine), à la grande solidité du système bancaire brésilien et au faible taux de dépôts en devises face à la dollarisation massive qu’a subie l’Argentine dans les années 90.

Devant cet ensemble de déséquilibres, Techint -qui fut un défenseur enthousiaste du gouvernement de Carlos Menem - a défendu devant l’Union industrielle argentine, fin 2003, la nécessité de redéfinir le Mercosur, transformant l’union douanière en zone de libre-échange, afin de récupérer le terrain perdu durant une décennie [19]. Les controverses permanentes entre le Brésil et l’Argentine, dans lesquelles l’Uruguay joue habituellement le rôle d’arbitre, avec des arguments similaires, jalonnent le chemin de l’intégration. Dans le cas des appareils électroménagers, Lula et Kirchner ont décidé de calmer le jeu et d’ouvrir un espace de négociation. Mais cette attitude conciliatrice a valu au gouvernement du Brésil un éditorial cinglant de l’influent O Estado de São Paulo, qui l’accusa de « complaisance face aux agressions au libre-échange de l’Argentine » [20]. Il apparaît évident que la politique extérieure de Brasilia et de Buenos Aires a été guidée par les intérêts des grandes entreprises.

Il ne sera pas facile de sortir de ce labyrinthe. C’est pourquoi il est bon de clarifier ce qui est en jeu. L’intégration n’a aucune raison d’être favorable aux peuples du continent. Un projet d’intégration qui se fixe comme objectif d’ouvrir encore davantage les économies, « [intégration] pensée comme une zone de libre-échange, conçueprincipalementcommela construction d’un espace économique de libre circulation de marchandises et de capitaux », comme le signale le sociologue vénézuélien Edgardo Lander, est destiné à accentuer les inégalités actuelles et à garantir le succès des plus forts sur la base de l’exploitation et de l’exclusion des plus faibles [21].

Le libre-échange est, intrinsèquement, générateur de différences et d’inégalités sociales et spatiales, à l’intérieur de chaque pays, dans chaque région, et partout sur la planète, à partir du moment où il est guidé par la logique du profit et conduit par les grandes entreprises. Non seulement il provoque des polarisations entre secteurs sociaux, en augmentant le fossé entre riches et pauvres, mais il génère également des pôles de développement et des poches de marginalisation et de pauvreté, apporte la prospérité à quelques zones et pays et en maintient d’autres dans l’exclusion ou provoque leur désindustrialisation. Durant les années 90, la croissance du Brésil s’est faite, dans une certaine mesure, sur le recul de l’industrie argentine.

En dernier lieu, une nouvelle donne continentale, qui peut s’avérer problématique, semble se dessiner dans la mesure où les promoteurs et les bénéficiaires du « développement » changent à nouveau, mais pas le modèle de fond. Les conditions actuelles semblent réunies pour un retrait, partiel mais certain, des grandes entreprises multinationales européennes et états-uniennes. Cette place peut être occupée par une intégration plus ou moins égalitaire et équitable en faveur des peuples, ce que Lander appelle « une intégration défensive qui aurait comme objectif de conquérir des espaces d’autonomie et de souveraineté pour définir des politiques publiques et des options économiques propres ». Ou bien, au contraire, les relations régionales peuvent être redéfinies en faveur d’un nouveau maître. Le candidat, dans ce dernier cas, est l’industrie brésilienne.

Le Brésil est le seul pays qui possède une importante structure de production industrielle, alors que le reste a été laminé par la désindustrialisation. Il possède une industrie puissante avec une technologie très avancée, dont l’un des porte-drapeaux est l’entreprise aéronautique Embraer, capable de remporter des appels d’offre dans les pays développés. Même si la présence d’entreprises multinationales est importante et que les grandes entreprises brésiliennes sont associées au capital international, la majorité des entreprises industrielles appartient à des Brésiliens, et le Brésil est « le seul pays où le capital financier détenu par des Brésiliens occupe une position interne dominante » [22]. C’est la seule véritable bourgeoisie latino-américaine ; « la seule qui ait, apparemment, les attributs d’une bourgeoisie nationale, parce que ses intérêts sont installés et ramifiés dans l’économie de ce pays ». Pourquoi Quijano dit-il « apparemment » ? Parce que le Brésil est le champion du monde des inégalités, le pays le plus socialement polarisé du monde, où les 10% les plus riches contrôlent une part 70 fois plus grande de la richesse nationale que les 10% les plus pauvres. Il est par là même le pays le moins démocratique de la région, « le seul pays latino-américain où l’ancien régime a réussi non seulement à se maintenir, mais à se moderniser, en termes de technologie et d’habitudes de consommation » [23]. En résumé, les entrepreneurs brésiliens sont arrivés là où ils sont grâce au contrôle non démocratique d’un Etat non démocratique, et grâce à l’exploitation brutale des Brésiliens pauvres.

C’est ce noyau d’entrepreneurs qui est derrière le rejet par le Brésil de la ZLEA, puisqu’il a besoin de se protéger face à un projet qui le ruinerait. Mais c’est lui aussi qui semble commander l’intégration « réellement existante ». A Caracas, pendant la signature de l’accord stratégique entre le Brésil et le Venezuela, s’est tenu un « Forum entreprenarial binational de commerce ». Lula, s’adressant aux entrepreneurs (en réalité aux entrepreneurs brésiliens, étant donné que les entrepreneurs vénézuéliens combattent Chávez), a déclaré : « Associez-vous, faites des affaires, générez des revenus et des emplois. Votre réussite individuelle sera aussi notre réussite à tous » [24].

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NOTES :

[1] Atílio Borón, « El ALCA y la culminación de un proyecto imperial », in revue OSAL, n°11, Buenos Aires, mai-août 2003. http://osal.clacso.org/
[2] Le Mercosur est une zone régionale de coopération économique du Cône Sud (marché du Cône Sud) qui rassemble le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay. (ndlr)
[3] Walden Bello, “El significado de Cancún”, in revue OSAL, n°11. Buenos Aires, mai-août 2003. http://osal.clacso.org/
[4] Rafael Gentili, « Análisis de coyuntura sobre ALCA y Mercosur », in www.outrobrasil.net
[5] La Communauté andine de nations comprend la Colombie, la Bolivie, l’Equateur, le Pérou et le Venezuela. (ndlr)
[6] Rafael Gentili, « Informe sobre el Mercosur », in Politicainternacional.net, novembre 2004.
[7] La República, Montevideo, 4 janvier 2005.
[8] « Informe sobre el Mercosur », décembre 2004, sur Politicainternacional.net
[9] Folha de São Paulo, 15 décembre 2004.
[10] « Informe sobre el Mercosur », décembre 2004, sur Polinticainternacional.net
[11] Déclaration de Cuzco, sur www.comunidadandina.org
[12] Edgardo Lander, “¿Modelos alternativos de integración ? Proyectos neoliberales y resistencias populares”, in revue OSAL, n°15, Buenos Aires, septembre-décembre 2004. http://osal.clacso.org/
[13] Gustavo González, « América del ALCA al ALBA », sur www.ipsenespanol.net
[14] APM (Agencia Periodística del Mercosur), « Acuerdos Argentina-Venezuela : un ejemplo a seguir », sur www.alainet.org
[15] Rioplatense : de la région du Rio de la Plata. (ndlr)
[16] Agencia Latinoamericana de Información y Análisis-Dos, “ Hagamos que esta sea la gran hora de Venezuela y Brasil ”, sur www.alia2.net
[17] Aram Aharonian, “Acuerdo estratégico Brasil-Venezuela” sur www.brecha.com.uy
[18] « Informe sobre el Mercosur », novembre 2004.
[19] Raúl Zibechi, “El Mercosur y la integración regional. Una interminable carrera de obstáculos”, Masiosare, 18 juillet 2004, sur www.jornada.unam.mx
[20] O Estado de São Paulo, 9 juillet 2004.
[21] Edgardo Lander, « Modèles alternatifs d’intégration ? Projets néolibéraux et résistances populaires ».
[22] Aníbal Quijano, “El laberinto de América Latina ¿Hay otras salidas ? ” in Revista Venezolana de Economia y Ciencias Sociales, Vol. 10 n°1, Caracas, janvier-avril 2004.
[23] Idem.
[24] www.alia2.net

Source : IRC Programa de las Américas (http://www.americaspolicy.org/), mars 2005.
Traduction : Pierre Doury, pour RISAL (http://risal.collectifs.net/)