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Le keynésianisme n’est pas un radicalisme

dimanche 20 novembre 2005, par Michel Husson

La critique keynésienne du capitalisme se limite à la finance. Son poids excessif aurait pour effet de bloquer les salaires, donc la croissance et l’emploi. Cette analyse trouve sa source chez Keynes mais encore plus chez Kalecki qui avait développé dès 1943 l’idée que rentiers et patrons pourraient s’allier pour éliminer les aspects défavorables, de leur point de vue, du plein emploi (1).

Le taux d’intérêt, le budget et la fiscalité sont alors les outils essentiels d’une politique alternative. La baisse du taux d’intérêt rétablit l’attractivité du taux de profit ; l’augmentation des dépenses publiques et le creusement du déficit relancent la demande ; la taxation des revenus financiers décourage la spéculation. On voit que le keynésianisme est cohérent, en ce sens que ses recettes sont adaptées au diagnostic porté. Le problème est que celui-ci ne va pas à la racine des choses.

Il suffit pourtant de lire la presse économique, ou toute une série de livres récents - par exemple celui d’Artus (2) - pour vérifier que le capitalisme réalise d’énormes bénéfices, mais investit peu. Ce capitalisme « sans projet », comme dit Artus, n’a alors d’autre usage de ses profits que de les distribuer sous forme de dividendes. Faut-il voir dans cette situation le résultat de la prédation financière qu’il suffirait d’éliminer pour que le capitalisme retrouve des « projets » ? Ce serait un total contresens. La finance n’est pas un obstacle au fonctionnement « normal » du capitalisme, puisqu’elle permet aux capitaux de circuler librement. Elle contribue ainsi à la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle mondiale et à la constitution d’un marché mondial sur lequel se forment des normes de compétitivité très élevées qui évincent les demandes non rentables. Nous ne sommes donc pas en face d’un capitalisme gangrené par la finance mais d’un capitalisme pur, libéré de ses entraves.

Si cette analyse est juste, alors les solutions keynésiennes sont à côté de la plaque, parce qu’elles ignorent la crise systémique d’un capitalisme qui revendique ouvertement son incapacité à répondre aux besoins les plus urgents de la population mondiale. D’ailleurs les taux d’intérêt ont beaucoup baissé, sans que l’économie européenne redémarre. Les déficits budgétaires se sont creusés mais pour de mauvaises raisons, à cause des baisses d’impôts qui bénéficient aux riches et leur procurent de surcroît une véritable rente d’Etat. Enfin, l’hymne à la croissance comme seule réponse au chômage oublie toute considération sur sa soutenabilité écologique et sur l’intensification du travail qu’elle implique.

Il faut s’attaquer à la racine des choses, bref être radical, en prenant pour cible les fondements mêmes du capitalisme : l’exploitation et la propriété privée. Ce radicalisme ne s’oppose pas au keynésianisme mais l’englobe dans un projet mieux calibré. Le déficit budgétaire préconisé par les keynésiens doit s’accompagner d’un prélèvement exceptionnel sur les fortunes visant à éponger la dette publique. La baisse des taux d’intérêt doit être mise au service du choix de la réduction du temps de travail comme forme privilégiée de redistribution des gains de productivité. Le contrôle des flux financiers doit compléter la défense et la promotion des services publics autour de la notion d’appropriation sociale. Bref, il faut cesser de confondre les fins et les moyens, et de croire que le bon usage des leviers de la politique économique pouvait dispenser de l’instauration d’une véritable démocratie sociale.

Ce débat est essentiel car il permet de dissiper une illusion : on ne peut aller vers une société faisant de la satisfaction des besoins sociaux sa priorité sans remettre en cause l’essence du capitalisme. Sur le papier, le projet keynésien tient la route, et il est faux de dire qu’il n’existe aucune marge de manoeuvre économique. Mais il faut pouvoir les mobiliser. Or, l’aversion pour toute rupture significative condamne à un réformisme sans réforme qui ne réussit au mieux qu’à préparer le terrain aux « réformes » libérales.


(1) Michael Kalecki, « Political Aspects of Full Employment », Political Quarterly, 1943 ; reproduit dans Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy, Cambridge University Press, 1971.

(2) Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Le capitalisme est en train de s’autodétruire, La Découverte, 2005.

(3) voir Le grand bluff capitaliste, La Dispute, 2001 http://hussonet.free.fr/bluff.pdf

Politis n°877, jeudi 24 novembre 2005 (tiré du site de Michel Husson)