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Entrevue avec Jean-Marie Harribey

« Déconnecter développement et croissance économique »

dimanche 4 décembre 2005

À l’occasion de la semaine du développement durable, expertise d’un concept controversé.

Chaque année depuis trois ans, le ministère français de l’Écologie organise une semaine du développement durable. Jean-Marie Harribey, enseignant et chercheur en sciences économiques à Bordeaux (1), explique les origines de ce concept, « né d’un bon sentiment, mais frappé d’une terrible faille ». Entretien.

Quelle est l’origine du terme de « développement durable » ?

Jean-Marie Harribey. En 1987, la commission chargée par l’ONU de réfléchir aux questions de développement, et présidée par Mme Brundtland, a remis un rapport du même nom proposant le concept de « sustainable development », traduit par développement soutenable ou durable. Cette définition prévoyait un développement permettant de répondre aux besoins du présent, sans compromettre la satisfaction des besoins des générations futures. Cela permettait de tenir compte de l’aspect social, pour l’équité intragénérationnelle, et de l’aspect écologique, pour l’équité intergénérationnelle.

Pourquoi, à l’époque, redéfinir la notion de développement ?

Jean-Marie Harribey. La nécessité de redéfinir le développement était imposée par la double dégradation, à l’échelle planétaire, d’une part sociale : la pauvreté ne diminue pas ; et d’autre part écologique : les ressources naturelles s’épuisent, les pollutions se généralisent, l’effet de serre se renforce. En 1992, plusieurs conventions ont été adoptées sur la déforestation, la biodiversité, et celle sur le climat qui a abouti au protocole de Kyoto en 1997.

Est-ce une nouveauté d’intégrer l’environnement à un concept de développement ?

Jean-Marie Harribey. Le concept de développement durable part d’un bon sentiment, mais il est frappé d’une faille terrible. Le rapport Brundtland précise que ses deux objectifs (social et écologique) doivent être atteints en perpétuant la croissance économique. C’est faire le pari que celle-ci est possible à l’infini, sur une planète aux contours finis. En réalité, le concept de développement durable renvoie à plusieurs conceptions de la soutenabilité. La « soutenabilité faible » suppose qu’il sera toujours possible de substituer du capital fabriqué aux ressources épuisées. En face, la conception de la « soutenabilité forte » pose au contraire que le progrès technique ne fournira pas toujours des ressources de substitution. Ces deux conceptions sont incompatibles. La première domine et prône une gestion de l’écologie confiée au marché. C’est la raison pour laquelle, par exemple, le protocole de Kyoto a mis en place un marché de permis d’émission de gaz à effet de serre, censé réguler cette pollution.

À l’époque de son élaboration, le développement - durable se voulait-il une - rupture, un dépassement ou un arrangement avec le - capitalisme ?

Jean-Marie Harribey. Dans l’esprit des institutions internationales, des gouvernements et des grandes firmes, il ne s’agit aucunement de rupture. C’est pour cela que certains ont qualifié ce concept d’alibi, visant à dissimuler l’incapacité du capitalisme à répondre réellement aux besoins, à ne répondre qu’aux besoins solvables et à dissimuler l’impossibilité de cette croissance infinie indispensable au capitalisme.

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui, malgré des intérêts divergents, se réfugient derrière cette idée. Est-ce dû à une lacune du concept ?

Jean-Marie Harribey. Le paradoxe de ce concept est que presque tout le monde l’a fait sien. Or ses conceptions sous-jacentes sont antagonistes, car on ne peut concevoir une croissance économique éternelle. Cela ne signifie pas pour autant, comme le croient certains radicaux, qu’il faille s’avancer vers une décroissance uniforme selon les productions et selon les pays. C’est aussi absurde qu’une croissance infinie. Si l’on veut redéfinir le développement, il faut permettre aux populations les plus pauvres un temps de croissance économique afin de répondre à leurs besoins les plus pressants. Mais, comme plus de production et de consommation ne signifie pas nécessairement un mieux-être, dès lors qu’un certain nombre de besoins sont satisfaits, la déconnexion entre développement et croissance peut être tentée. Cela implique de privilégier l’élargissement de la sphère non marchande, au bénéfice des services qui font la qualité de la vie. On se heurte ici à l’incompatibilité d’un développement humain authentique avec la recherche de la rentabilité maximale, objectif du capitalisme.

Entretien réalisé par Vincent Defait

(1) Jean-Marie Harribey, coordonnateur du livre d’ATTAC, Le développement a-t-il un avenir ? Pour une société solidaire et économe, Mille et Une Nuits, 2004