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Interview

"Israël prend toute une population en otage"

ACHCAR Gilbert

dimanche 30 juillet 2006

18 juillet 2006
Dans cette interview, Gilbert Achcar revient sur les causes et le cadre de l’attaque israélienne contre le Liban.

 Les medias américains font porter la responsabilité de l’attaque d’Israël sur le Hezbollah, parce qu’il a « commencé » la violence, est ce que vous avez le même point de vue ?

G .A : Quoi qu’on pense du Hezbollah ou de l’opération montée par le Hezbollah- et j’ai mes propres réserves sur le bien fondé de cette opération par rapport aux conséquences prévisibles- cela ne peut en aucun cas justifier ce qu’Israël est en train de faire.

Les sept soldats abattus et l’enlèvement de deux autres étaient un acte de guerre, le Liban et Israël sont deux pays qui sont toujours en guerre.

Israël viole régulièrement la souveraineté du Liban : il a agressé le pays un nombre incalculable de fois, surtout après 1967 (la première attaque dévastatrice d’Israël sur l’aéroport de Beyrouth a eu lieu en 1968), il a envahi une petite portion du territoire libanais en 1967 (les fermes de Shebaa) une grande partie du Sud Liban en 1978, la moitié du Liban en 1982 ; il a occupé une grande partie du pays jusqu’en 1985, sa partie sud jusqu’en 2000, et il détient toujours la partie occupée en 1967. Depuis 2000, la guerre de basse intensité entre le Hezbollah et Israël n’a jamais cessé : accrochages à la frontière, actions de commando au Liban, incluant l’assassinat de dirigeants du Hezbollah,etc.

Mais ce qu’Israël est en train de faire maintenant, ce sont des représailles massives contre toute une population. Il prend une population toute entière et un pays en otage et essaye d’imposer ces conditions.

Cette brutalité est extrêmement lâche, car quelques soient les moyens militaires que le Hezbollah possède - ou ceux de l’Etat libanais tout entier en fait -, ce n’est rien à côté de la puissance militaire de l’Etat d’Israël. Cela n’a rien à voir avec un combat à armes égales, bien que le Hezbollah riposte avec quelques missiles. Une des plus grandes puissances militaires du monde commet une agression brutale contre un des Etats les plus faibles du Moyen Orient, et assassine des centaines de personnes.

Ils ont déjà tué plus de 200 personnes en moins d’une semaine, et le nombre augmente chaque jour. L’écrasante majorité, plus de 90%, des victimes d’Israël sont des civils non impliqués dans les combats. Ce ne sont ni des combattants, ni même des militants, ce ne sont que des civils ordinaires, des familles et un nombre considérable d’enfants déchiquetés de manière horrible par les bombes israéliennes.

Israël est en train de détruire l’infrastructure du pays. Il détruit aussi les moyens de subsistance de centaines de milliers de personnes. Le Liban est un pays où la saison d’été est très importante pour des milliers des gens. Une grande partie de la population a des emplois saisonniers dans le secteur du tourisme et dépend de ses emplois pour leur survie pendant toute l’année. Et maintenant ces gens sont licenciés par dizaines de milliers, parce que tout le monde comprend qu’il n’y aura pas de "saison d’été" au Liban.

Si vous prenez tout cela en considération et le comparez à une quelconque opération du Hezbollah sur la frontière, il est absolument clair qu’il s’agit seulement d’un prétexte dont Israël s’est emparé, soutenu par les Etats-Unis et d’autres pays, pour essayer d’imposer ce qu’ils ont essayé de faire de force depuis 2004. Cette année-là, ils ont fait adopter par le Conseil de Sécurité de l’ONU une résolution appelant non seulement au retrait des troupes syriennes du Liban, mais aussi au désarmement de groupes armés dans le pays, c’est-à-dire surtout du Hezbollah, et de façon secondaire, des Palestiniens dans leurs camps de réfugiés.

Le double standard dans la présentation de la situation par les médias occidentaux et l’hypocrisie des déclarations d’Israël sont si évidents qu’ils constituent par eux-mêmes une agression morale. Par exemple, la capture d’un soldat par les Palestiniens devient la justification d’Israël pour un assaut destructeur et meurtrier sur Gaza, alors qu’Israël détient près de 10.000 prisonniers palestiniens dans ses geôles, dont la plupart sont des civils enlevés par Israël dans le territoire qu’il occupe depuis 1967 en totale violation de la loi internationale.

Nous connaissons bien ce double standard. Noam Chomsky a fait une des ces spécialités depuis bien des années de dénoncer le double standard permanent et l’hypocrisie dans les pays impérialistes et dans leur médias. Nous voyons maintenant un exemple flagrant de ce même double standard. Le fait est que si cette hypocrisie peut passer inaperçue pour le public moyen des pays occidentaux, vous pouvez être sûr que dans l’immense majorité des pays du tiers monde, et bien sûr, dans les pays musulmans, et encore plus, dans les pays arabes, le double standard est outrageusement évident. C’est pourquoi les gens ne prêtent aucun crédit aux déclarations des dirigeants occidentaux, aux discours du gouvernement Bush sur la démocratie et autres mensonges. Au lieu de cela, ce que nous voyons en ce moment, c’est que la haine envers non seulement Israël, mais les Etats-Unis, et tous les autres pays occidentaux, soutenant Israël et s’alliant aux Etats-Unis, atteint des proportions qui sont bien au delà de ce qui existait avant le 11 septembre 2001. En d’autres mots, les Etats-Unis et l’Etat d’Israël préparent pour le reste du monde, et compris pour leurs propres populations, des événements cauchemardesques, dont le 11 septembre n’aura été qu’un avant goût.

Les occidentaux, surtout aux Etats-Unis, doivent prendre conscience de l’hypocrisie de leurs gouvernements, et de ce total manque de justice et même de compassion humanitaire dans leur rapport avec les populations arabes du Moyen Orient. Ils doivent prendre conscience du fait que, pour de très bonnes raisons, les peuples arabes et musulmans commencent à percevoir qu’ils sont considérés comme des sous-hommes et que leurs vies n’ont pas de valeur aux yeux d’Israël, des Etats-Unis et de leurs alliés.

Donc, ils deviennent réceptifs au type de discours qui vient de gens comme Oussama Ben Laden, c’est-à-dire, si la vie de nos civils n’a pas de valeur pour eux, alors la vie de leur civils ne doit pas avoir de valeur pour nous. Donc nous atteignons une situation complètement infernale à cause des politiques criminellement réactionnaires de l’administration nord américaine et du gouvernement israélien.

 Quels sont les objectifs d’Israël dans cette attaque ?

Stratégiquement parlant, Israël et les Etats-Unis considèrent que leur principal ennemi au Moyen Orient n’est pas Ben Laden, ni Al Qaida - ce sont simplement des inconvénients mineurs à leurs yeux - et même des inconvénients parfois utiles - mais l’Iran.

Il y a ce qu’ils appellent l’axe ou le croissant chiite, qui a sa source en Iran et passe par les forces chiites pro-iraniennes en Irak, par le gouvernement syrien qui est allié à l’Iran et va jusqu’au Hezbollah au Liban. Ils considèrent le Hezbollah comme est un ennemi très important, parce qu’avec leur conception du monde, ils voient tout à travers leur obsession de ce qu’ils considèrent comme l’ennemi principal. A l’époque de la guerre froide, ils voyaient le monde entier en termes de confrontation avec l’ex Union soviétique. Maintenant, ils voient tout ce qui se passe au Moyen Orient en termes de confrontation avec l’Iran. A côté de cela, Israël a ses propres raisons spécifiques à vouloir se débarrasser du Hezbollah, parce que c’est cette organisation qui les a forcés à se retirer du Liban en 2000. C’est une organisation qui défie Israël de façon permanente de par son existence même, de par sa présence même. Depuis qu’Israël a quitté le Liban, il y a une détermination à se venger du Hezbollah et nous voyons maintenant Israël en train de réaliser cette vengeance en utilisant le prétexte d’accrochages à la frontière.

 Le gouvernement US décrit le Hezbollah comme une bande de terroristes. Quel est le rôle réel qu’il joue au Liban ?

Depuis des années, la politique libanaise a eu une dynamique communautaire donc vous avez une identification des communautés avec telle ou telle organisation politique. Le Hezbollah est parvenu à devenir la force principale dans la communauté chiite, qui est la minorité la plus importante au Liban, où aucune communauté religieuse ne constitue une majorité.

Le Hezbollah en est venu à jouer ce rôle pour une série de raisons. La principale raison est le rôle que le Hezbollah a joué dans la libération du sud Liban de l’occupation israélienne, région où est concentrée la communauté chiite. Mais il y a d’autres facteurs. De manière générale, la montée de l’influence du Hezbollah entre dans un cadre que nous avons vu au niveau régional ces 30 dernières années, avec l’échec de la gauche et la déroute des directions nationalistes qui ont créé un vide dans la direction du mouvement de masse et qui a été rempli par des organisations à caractère fondamentaliste islamiste. Cela a été en grande partie stimulé par la Révolution Iranienne de 1979. L’onde de choc de la révolution a été énorme dans la région, surtout bien sûr parmi les chiites, puisque l’Iran est un pays chiite.

La naissance du Hezbollah a été le résultat de la conjonction de cette onde de choc avec les conditions créées par l’invasion du Liban par Israël en 1982. Il est né après cette invasion, et sa montée a été liée à son succès dans la lutte contre l’occupation.

Un autre facteur, c’est la façon dont le Hezbollah est arrivé à construire sa base sociale. Le Hezbollah a été très soutenu par l’Iran depuis sa fondation. Téhéran entraîne et subventionne le Hezbollah et l’organisation a fait un usage intelligent des fonds qu’il reçoit. Il organise plusieurs sortes de services sociaux et un réseau social, qui aide un nombre important de familles chiites.

Il est aussi arrivé à traduire le succès obtenu par la résistance en termes politiques, quand il est entré dans la course électorale. Le Hezbollah a une fraction importante au parlement libanais et il y a des ministres du Hezbollah dans le gouvernement libanais. Donc ce n’est pas une organisation "terroriste", comme le désignent les gouvernements terroristes de Washington et d’Israël. C’est un parti de masse complètement impliqué dans la vie politique légale au Liban.

Personne au Liban, à l’exception d’une toute petite minorité ultra réactionnaire, ne considère ce que fait le Hezbollah dans sa confrontation avec Israël comme du terrorisme. Le gouvernement libanais lui-même considère cela comme de la résistance nationale.

 En quoi l’attaque d’Israël sur le Liban est-elle liée à l’intensification de la guerre contre les Palestiniens depuis que le Hamas a obtenu la majorité au parlement palestinien ?

Il y a plusieurs liens. Certainement il y a des liens qui se rapportent à la théorie de la conspiration de Washington.

Le Hamas et le Hezbollah sont tous deux des organisations appartenant à la même alliance régionale. Une partie de la direction de Hamas vit en exil en Syrie et a de très bonnes relations avec l’Iran. Téhéran soutient le Hamas : quand le nouveau parlement palestinien a été élu, il y a eu un boycott organisé par les puissances occidentales et Israël. L’Iran a été le premier pays à s’engager à soutenir les Palestiniens pour compenser ce boycott.

 L’autre lien est le traumatisme dans toute la région, causé par l’attaque d’Israël sur Gaza.

Quelque soit le motif d’origine de l’opération du Hezbollah qui a capturé les soldats Israéliens - je dis cela, parce que le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah a dit que cela avait pris des mois de préparation - quand l’opération a eu lieu, elle a été perçue dans tout le Moyen Orient comme un geste de solidarité légitime et nécessaire avec la population de Gaza qui était écrasée par Israël. C’est pour cela qu’il y a eu beaucoup de sympathie pour cette action.

Comme au Liban maintenant, Israël a utilisé le prétexte de l’enlèvement de l’un de ses soldats à Gaza pour prendre toute une population en otage et commencer une frénésie de destruction et d’assassinat qui tombe dans les critères du terrorisme d’Etat de masse de la pire sorte qui puissent exister dans l’histoire.

 Comment la guerre au Liban s’insère-t-elle dans les autres guerres que les Etats-Unis et Israël mènent au Moyen Orient ?

Pour Israël et les USA, l’ennemi principal, c’est toute l’alliance avec l’Iran, comme acteur principal de cette alliance. La cible principale, c’est le régime iranien, dont ils veulent se débarrasser d’une façon ou d’une autre.

Le régime syrien est plutôt un ennemi secondaire. Je ne pense pas qu’il y ait une réelle envie de renverser ce régime. Les officiels israéliens expliquent qu’ils ne souhaitent pas voir un nouvel Irak à leur frontière, parce qu’ils savent que si le régime syrien s’écroulait, c’est ce qu’ils auraient : une situation chaotique qui pourrait menacer la sécurité d’Israël.

Bien sûr, ils aimeraient que le gouvernement syrien rompe avec l’Iran. Et ils veulent obliger Téhéran aussi à se soumettre à leur loi. Mais comme ils n’ont aucune confiance dans le régime iranien, ils voudraient pouvoir le renverser d’une façon ou d’une autre. C’est leur but principal : ce qu’ils appellent en "Washingtonien" : le changement de régime.

Avec la réplique actuelle de la mentalité de la guerre froide impérialiste, le Hezbollah est présenté comme une simple agence de l’Iran. Ce n’est un secret pour personne que le Hezbollah est lié de très près à Damas et à l’Iran. Et le Hezbollah aurait été stupide d’entreprendre son attaque de 12 juillet dernier sans une quelconque coordination avec ses soutiens.

Et alors ? A la différence de celles du mudjahidines afghans quand ils combattaient contre l’occupation soviétique de leur pays, les armes que le Hezbollah utilise ne sont ni fabriquées aux USA, ni fournies par les USA ! Il est absolument normal pour des forces confrontées avec des ennemis beaucoup plus puissants, de chercher des sources de soutien extérieur. Le Hezbollah doit trouver les moyens quelque part pour pouvoir résister.

Est-ce que Washington croit qu’il est habilité à intervenir où il veut en s’appuyant uniquement sur sa "destinée manifeste", par exemple en soutenant aujourd’hui les soi disant moudjahidin du peuple de l’Iran dans leurs attaques contre l’Iran depuis l’Irak occupé, après avoir soutenu hier les contras contre le gouvernement du Nicaragua, alors que l’Iran n’a pas le droit de soutenir ses coreligionnaires au Liban ou en Palestine ? Ce culot n’est dépassé que par les plaintes des Etats-Unis contre l’intervention iranienne en Irak, un pays sous occupation des USA !

Le fait que le Hezbollah ait des liens avec la Syrie et l’Iran ne signifie pas le moins du monde qu’il ne mène pas une lutte de résistance nationale légitime, de la même façon, le fait que les Vietnamiens étaient soutenus par tel ou tel pays communiste, ne signifiait pas non plus qu’ils ne se battaient pas pour la libération de leur pays.


ACHCAR Gilbert
* Gilbert Achcar a grandi au Liban, avant de venir en France, où il enseigne les sciences politiques à l’université de Paris VIII. Ceci est la traduction française, publiée sur le site du POS (Belgique), d’une interview donnée au "Socialist Worker" (USA) avec Alan Maass sur les causes et le cadre de l’attaque israélienne contre le Liban.