Accueil > Société > Culture > SUR L’ÉVOLUTION, DARWIN, LE DESSEIN INTELLIGENT ET LA SCIENCE

ENTREVUE AVEC CHRISTIAN DE DUVE, PRIX NOBEL DE MÉDECINE

SUR L’ÉVOLUTION, DARWIN, LE DESSEIN INTELLIGENT ET LA SCIENCE

par Dominique Meeus, David Pestieau

dimanche 15 octobre 2006

À l’heure actuelle au Québec, certaines écoles enseignent le créationnisme et la théorie du dessein intelligent. Il est important de réfléchir à cette question et de voir que l’obscurantisme essaie, ici aussi, de se faire une niche. (La Gauche)

Christian de Duve, prix Nobel de médecine, sur l’évolution, Darwin, le dessein intelligent et la science Partie des États-Unis, une nouvelle théorie, appelée « dessein intelligent », remet en cause, sinon le fait de l’évolution, du moins la théorie de Darwin. Le petit groupe de scientifiques qui défend cette théorie prétend qu’il y a autre chose que le hasard et la sélection naturelle à la base de l’évolution animale et humaine. L’intervention d’un être supérieur serait indispensable si l’on veut expliquer certains phénomènes. Les Églises protestantes aux États-Unis, le président Bush et aujourd’hui le nouveau pape Benoît XVI semblent donner du crédit à cette nouvelle théorie. L’immense majorité des scientifiques la rejette. Pour en savoir plus, nous sommes partis à la rencontre d’un géant belge de la science, Christian de Duve, prix Nobel de physiologie et de médecine en 1974 et auteur d’« À l’écoute du vivant » et, récemment, de « Singularités ».

Christian de Duve est le seul prix Nobel belge encore en vie. Il a aujourd’hui 88 ans. Né en Angleterre en 1917, il fait ses études à Louvain et se passionne pour la recherche. En particulier sur l’action de l’insuline, une substance dont le manque est à la base du diabète. Mais au détour de ses recherches, le hasard lui fait découvrir une composante essentielle de la cellule vivante, le lysosome, en quelque sorte l’estomac de la cellule. Cette découverte lui vaudra le prix Nobel de médecine en 1974. Christian de Duve a dirigé longtemps deux laboratoires, l’un à l’UCL (Université catholique de Louvain, Belgique), l’autre à New York (Rockefeller University). Il a créé en 1974 l’Institut de Pathologie Cellulaire qui porte son nom, sur le site de l’UCL à Woluwé-St. Lambert (Bruxelles). Depuis une vingtaine d’années, il a quitté la recherche en biochimie pour s’intéresser à l’origine de la vie. Quand nous entrons dans son bureau sur le campus de Woluwé, nous rencontrons un professeur qui, malgré son grand âge, va nous captiver pendant l’heure que durera notre entretien.

Professeur de Duve, merci beaucoup de nous accorder cet entretien. Selon un sondage récent, 21% des Belges remettraient en cause la théorie de l’évolution de Darwin. Pourriez-vous nous rappeler les preuves de la théorie de l’évolution ?

Christian de Duve. Aujourd’hui, l’évolution n’est plus une théorie, c’est un fait ! C’était une théorie quand elle a été proposée il y a deux siècles. Une théorie qu’on a appelée l’hypothèse transformiste, selon laquelle les êtres vivants se sont transformés progressivement jusqu’à donner naissance aux humains. Cette hypothèse était basée sur les fossiles. Depuis lors, on a beaucoup plus de données sur les fossiles, sur leur âge, grâce aux progrès de la géologie. Il est clair qu’il y a une relation entre la complexité des êtres vivants qui ont laissé des fossiles et l’âge des terrains où ceux-ci ont été trouvés. Plus un fossile est complexe, plus il est jeune.

Mais ce qui prouve véritablement cette théorie et l’étend à tout ce qui n’a pas laissé de restes fossiles, ce sont les similitudes qui existent entre les gènes qui exercent la même fonction dans des êtres vivants différents. On retrouve les mêmes gènes chez l’homme, chez le ver de terre, chez la méduse, chez la mouche, dans les arbres, les microbes, parce que les fonctions chimiques sont les mêmes. Aujourd’hui, on connaît des centaines de gènes qui exercent la même fonction chez des êtres vivants différents. Et qui manifestement viennent d’un ancêtre commun. Les gènes sont des enfilades chimiques constituées avec un très grand nombre ­ souvent des milliers - d’unités moléculaires dont il existe quatre variétés distinctes, représentées par leurs initiales : A, G, C, T. On peut les comparer à des mots très longs écrits avec un alphabet de quatre lettres. On appelle séquence l’ordre dans lequel les lettres se suivent, en quelque sorte l’orthographe du mot génétique. Aujourd’hui on a séquencé des milliers de gènes. La comparaison de ces séquences a révélé que les gènes qui exercent la même fonction dans des êtres vivants différents descendent d’un même gène ancestral par des substitutions d’une lettre par une autre et d’autres changements d’orthographe (mutations).

L’homme est arrivé après le singe, le cheval et la mouche. Et on retrouve des gènes exerçant la même fonction chez l’homme, le ver de terre, ou encore la méduse. Des gènes qui manifestement viennent d’un ancêtre commun.

Nous sommes quand même différents du chimpanzé, du cheval ?

Christian de Duve. Évidemment. Mais les similitudes sont tellement proches qu’elles prouvent clairement la descendance des gènes ­ et donc de leurs propriétaires ­ à partir d’une forme ancestrale unique.

Il n’y a pas que les similitudes qui soient révélatrices. Il y a aussi les différences. Celles-ci permettent de reconstruire le cours de l’évolution sur la base du fait que le nombre de mutations augmente avec le temps. Ainsi, par exemple, un gène humain donné diffère du même gène chez le chimpanzé par une seule lettre, chez le cheval, par 10, et chez la mouche par 21. Cela donne pour l’ordre d’arrivée dans l’évolution la successionmouche-cheval-chimpanzé-homme.

En somme, pour être simpliste (car c’est très compliqué), on peut retrouver les similitudes dans les séquences de gènes comme preuves de la parenté commune et les différences permettent de recréer l’arbre généalogique.

Mais l’apparition de la vie ne revêt-elle pas quelque chose de particulier ?

Christian de Duve. Bien sûr, mais pas dans le sens entendu par la théorie du vitalisme, qui a été abandonnée depuis plus de cinquante ans. Le vitalisme, c’est dire que les êtres vivants sont de la matière animée par un souffle vital, quelque chose de non matériel qui anime la vie. Tout notre langage courant est imprégné de vitalisme. On parle de souffle de vie, de « rendre l’âme »... Les scientifiques d’il y a un siècle étaient presque tous vitalistes. Comme le biologiste Pasteur qui pensait que la vie faisait intervenir un principe vital. Mais aujourd’hui, le vitalisme est abandonné car nous avons tellement de preuves que la vie s’explique en termes strictement physiques et chimiques, par des réactions chimiques, des structures chimiques. On comprend la vie et on la comprend tellement bien qu’on peut maintenant agir, manipuler. Tout le monde connaît les manipulations et l’ingénierie génétique, la biotechnologie...

Il y a depuis longtemps un courant qui remet en cause le darwinisme, le créationnisme qui croit à une lecture littérale de la Bible. Mais aujourd’hui, apparaît quelque chose de nouveau, la théorie du dessein intelligent. De quoi s’agit-il au juste ?

Christian de Duve. Le dessein intelligent ce n’est rien de neuf. C’est un mot nouveau mais ce n’est rien d’autre. La théorie du dessein intelligent a été défendue depuis déjà deux cents ans. À l’époque cela s’appelait le finalisme, qui s’apparentait au vitalisme.

Le finalisme affirme que les structures vivantes ont été créées en fonction d’un but. Le finalisme introduit dans la naissance de la vie l’intervention d’une entité supérieure, extérieure qui dirige l’évolution vers un but. Le dessein intelligent n’est rien d’autre qu’une version moderne du finalisme. Selon les tenants du dessein intelligent, certaines étapes de l’évolution, de l’origine de la vie sont inexplicables sans l’intervention d’une entité directrice qui a orienté le phénomène. Mais entre le finalisme et le dessein intelligent, il y a eu Darwin.

Ce que Darwin postule, c’est que les modifications génétiques qui se produisent dans l’évolution se produisent de manière accidentelle. Et c’est la sélection naturelle qui, à posteriori, fait le tri entre les différentes variantes. Les espèces qui survivent sont celles qui dans les conditions chimiques et physiques données de l’époque ont le plus de chances de survivre et d’avoir une progéniture. Par définition, si vous avez plusieurs variantes en compétition pour les mêmes ressources, ce sont celles qui vont se reproduire le plus vite qui vont émerger. Toute la biologie moderne est venue confirmer la théorie de Darwin sur les mécanismes de l’évolution. C’est dans une certaine mesure un fait établi, illustré, par exemple, de nos jours, par les microbes qui deviennent résistants aux antibiotiques.

Pour comprendre la différence entre les deux théories, imaginez des bactéries dans un flacon. Vous commencez à chauffer et progressivement vous voyez disparaître certaines sortes de microbes. Bientôt, il ne reste plus qu’un seul type de bactéries à une certaine température. Cette variété avait acquis les meilleurs moyens de résister à la chaleur. Pour les partisans du finalisme et du dessein intelligent, il y a une entité qui s’est dit : « cela devient chaud, il est temps de se préparer » et a modifié les gènes de ce microbe en conséquence pour qu’il fabrique des protéines plus résistantes à la chaleur. La modification génétique est faite en fonction d’un but, qui est de résister à la chaleur. D’après le darwinisme, tous ces microbes sont sujets à des modifications génétiques aveugles et parmi elles, celles qui conduisent à mieux résister à la chaleur émergent par sélection naturelle lorsque la température augmente. La sélection naturelle trie les produits du hasard pour donner la forme la plus résistante à la chaleur.

Mais Darwin n’explique pas tout ?

Christian de Duve. Évidemment. Les scientifiques ont tenté d’expliquer certains phénomènes avec d’autres facteurs. C’est ici que s’introduit le dessein intelligent. Il reprend un certain nombre d’exemples pour dire que des choses restent inexplicables.

Ils avancent qu’on ne peut expliquer par exemple la complexité d’un oeil par la seule évolution due au hasard et à la sélection naturelle...

Christian de Duve. L’oeil ? Il y en a au moins sept variétés différentes : regardez les yeux d’un poulpe, d’une mouche ou d’un homme. Il y a eu des évolutions avec des adaptations différentes. On peut retrouver des représentants d’êtres vivants primitifs ayant des formes primitives de l’oeil, de ce qui aurait pu précéder l’oeil. Par exemple, sur certaines bactéries vous retrouvez des petites traces qui sont sensibles à la lumière. La réaction à la lumière apparaît donc très tôt. On peut reconstruire l’histoire de l’oeil à partir de l’évolution progressive de cette petite tache photo-sensible. Il y a eu de très nombreuses étapes, qui se sont déroulées ­ on l’oublie trop souvent ­ sur des temps excessivement longs, qui se comptent en milliers de millénaires. On peut réfuter les arguments du dessein intelligent sur base de ce qu’on connaît.

La petite minorité de scientifiques qui défendent la théorie du dessein intelligent avance que certaines étapes sont inexplicables ?

Christian de Duve. Du moment que vous affirmez que quelque chose n’est pas explicable, vous sortez du domaine de la science. Parce que la science est fondée sur une hypothèse de départ : que les choses sont explicables. Cela ne sert à rien de construire des laboratoires, de faire des recherches si on ne prend pas comme point de départ que ce qu’on recherche est explicable. Si je dis que quelque chose n’est pas explicable, j’exclus l’objet de ma recherche et je ferme le labo. Comme scientifique, on ne pourrait affirmer que quelque chose n’est pas explicable que quand on a épuisé toutes les possibilités d’explications. Si finalement on échoue, on pourrait éventuellement conclure que ce n’est pas explicable.

Mais jusqu’à présent on n’est pas dans cette situation. Je dirais même qu’au contraire, on est dans la situation inverse. Regardez ce qui a été découvert en biologie de mon vivant (cela fait évidemment beaucoup de temps). Quand j’étais étudiant à l’université, il y a 70 ans, on ne savait presque rien de la vie. Et le peu qu’on savait on l’avait appris au cours des cinquante dernières années. Ce qu’on a découvert depuis est absolument inimaginable : les protéines, des milliers d’enzymes, les milliers de réactions chimiques, le code génétique, la structure de l’ADN...

De plus en plus, l’hypothèse de base de la science que les choses sont explicables se vérifie. En biologie, ce n’est vraiment pas le moment de dire que ce n’est pas explicable. Il reste des choses inexpliquées mais il ne faut pas confondre inexpliquées et inexplicables. Si tout était expliqué, on pourrait aussi fermer les laboratoires mais on en est loin.

Peut-on dire que les tenants du dessein intelligent et les créationnistes sont sur la même longueur d’onde ? Christian de Duve. Les tenants du dessein intelligent sont des scientifiques, ils ne sont pas en général adversaires de l’évolution mais ils sont adversaires du darwinisme. Pour eux, il n’y a pas que les causes naturelles, il y a aussi une influence d’une entité non-matérielle. Les créationnistes ne sont pas sur la même longueur d’onde puisqu’ils refusent même l’évolution et accordent tout leur crédit au récit biblique accepté littéralement. Mais ils sont tout contents de trouver des scientifiques qui disent « la science n’explique pas tout », ce qui peut justifier l’intervention divine.

Vous avez pris position contre cette nouvelle forme d’obscurantisme. Vous dites que vous vous êtes senti le devoir de parler.

Christian de Duve. On ne va pas parler de religion aujourd’hui. Je me suis simplement senti le devoir de dire : là où ce que l’on propose de croire est en contradiction avec ce que la science a établi sans conteste, on doit changer le texte, c’est tout. Il est certain que la théorie du dessein intelligent est accueillie avec joie dans de nombreux milieux religieux, même, semble-t-il, par le Vatican. J’ai assisté à la réunion de l’Académie pontificale des sciences en octobre 1996 où le pape Jean-Paul II a déclaré solennellement que « l’évolution n’est plus une hypothèse ». Ce sont ses mots. Maintenant le cardinal Schönborn appuyé par le nouveau pape dit : « Ce n’est plus une hypothèse mais cela ne veut pas dire que le darwinisme explique tout ». Et le pape actuel a dit aussi : « nous ne sommes pas le résultat accidentel, sans signification, de l’évolution ».


A lire :
 À l’écoute du vivant, Odile Jacob, Paris, 2002
 Singularités ; Jalons sur les chemins de la vie, Odile Jacob, Paris, 2005

(tiré du site : www.écoledémocratique.org)