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Palestine, Liban, Irak et mouvement antiguerre : « Les Etats-Unis sèment les germes d’une tragédie de longue durée... »

mardi 12 août 2008, par Gilbert Achcar

Cette interview a été réalisée par Foti Benlisoy et Aykut Kiliç pour la revue critique turque Mesele (Question). Le texte original anglais de l’interview a été publié sur les sites de ZNet et de International Viewpoint sous le titre « The U.S. is sowing the seeds of a long term tragedy... ». Traduit de l’anglais par JM pour Inprecor et, pour la partie consacrée à l’Irak, par la rédaction du site suisse www.nonalaguerre.ch. Cette partie a déjà été publiée sur le site A l’encontre, datée du 10 juin 2008.

Mesele : Le soixantième anniversaire de la fondation de l’État d’Israël, qui est aussi celui de la Nakba, la catastrophe palestinienne, tombe en cette année 2008. Comment analysez-vous l’objectif israélien et pensez-vous qu’il a changé au cours des années ? Quelle est la stratégie israélienne actuelle en ce qui concerne tant Gaza que la Cisjordanie ?

Gilbert Achcar : Ce sont là plusieurs questions en même temps. Commençons d’abord par la continuité entre 1948 et aujourd’hui : c’est bien sûr celle du projet sioniste initial de s’emparer de l’ensemble de la Palestine, c’est-à-dire de la Palestine telle qu’elle était sous le mandat britannique. En 1948 ce but n’a été que partiellement accompli car l’État d’Israël n’a été fondé que sur un peu moins de 80 % de ce territoire. Cela fut considéré alors comme un premier pas seulement, comme nous le savons aujourd’hui grâce aux biographies, documents et archives des dirigeants sionistes et tout particulièrement de Ben Gourion – la première étape d’une entreprise visant au contrôle de l’ensemble du territoire. Ces conditions ont été remplies en 1967, lorsqu’Israël a envahi et occupé le reste de la Palestine, c’est-à-dire toute la rive ouest du Jourdain. Ainsi depuis la guerre de 1967 – qui constitue le second grand tournant dans l’histoire du conflit – le problème d’Israël a été d’achever le projet initial commencé en 1948, et ce dans les territoire occupés en 1967, en y construisant des colonies israéliennes, par un colonialisme de peuplement.

Il y avait toutefois une différence majeure entre 1948 et 1967, qui reste le principal problème pour l’Israël aujourd’hui. La différence, c’est qu’en 1948, 80 % de la population des territoires dont Israël a pris le contrôle a fuit la guerre. Les Palestiniens étaient terrorisés, directement ou indirectement, et se sont sauvés comme le fait toute population civile en temps de guerre. Comme tout le monde sait, ils furent empêchés de retourner lorsque la guerre fut finie et devinrent des « réfugiés », qui constituent la majorité de la population palestinienne. Mais dans les territoires occupés par Israël en 1967 le même processus ne s’est pas reproduit, parce que la population avait tiré les leçons de 1948 et compris que, si elle quittait ses maisons, elle ne pourrait pas y retourner. Par conséquent, la plupart des Palestiniens sont resté chez eux cette fois. Ils avaient également appris de l’expérience de 1948, que s’ils restaient chez eux, ils ne seraient pas massacrés : c’est ce qu’avaient craint les réfugiés de 1948. Mais après 1948 Israël a gardé une minorité arabe palestinienne sur son territoire et comme ceux qui sont restés ont survécu, la majorité a suivi leur exemple en 1967. Depuis lors Israël tente de résoudre ce problème, le plus grand problème qu’il doit affronter : la population palestinienne de la Cisjordanie et de Gaza. Cette population est elle-même composée d’une grande proportion de réfugiés du territoire de 1948 en sus des autochtones de Cisjordanie et de Gaza Elle s’oppose au contrôle israélien exercé sur son territoire et le rejette. Ce qu’Israël s’efforce d’assurer, car il ne peut simplement expulser la population palestinienne, c’est le contrôle du territoire de la Cisjordanie au moyen d’un réseau de colonies, de postes militaires et stratégiques, de routes et de murs, etc. afin de maintenir les Palestiniens dans des enclaves séparées, sous contrôle israélien, de la même manière que Gaza dans son ensemble est une sorte d’enclave soumise au contrôle militaire extérieur absolu par Israël, une sorte d’énorme camp de concentration.

Nombreux sont ceux qui évoquent l’impasse démographique de l’État d’Israël. Maintenant Israël ne peut plus être un État à la fois juif et démocratique.

C’est en effet le problème d’Israël. Tout cela renvoie à cet oxymoron [1] d’un État qui prétend être à la fois démocratique et défini ethniquement comme « juif ». C’est une contradiction dans les termes car en définissant un État par son caractère ethnique ou religieux, on contredit déjà les valeurs démocratiques modernes. Bien sûr, pour rendre ce sophisme crédible, ce prétendu « État Juif démocratique », il faut s’assurer une majorité juive écrasante parmi les citoyens de cet État. Et c’est ce que les sionistes ont obtenu en 1948. Ils ont accepté une minorité d’Arabes Palestiniens parmi eux – 15 % à 20 % en 1948 – en tant qu’alibi qui leur permettait de dire : notre État est démocratique ; il est Juif en vertu du fait que plus des 80 % de notre population sont juifs. Toutefois, lorsqu’ils se sont emparés de la Cisjordanie et de Gaza et que la majorité de la population palestinienne arabe y est demeuré, il ne leur fut pas possible d’annexer ces territoires comme ils l’ont fait avec ceux conquis en 1948. Israël s’est limité à annexer Jérusalem en 1967 et le Golan en 1981. Mais il n’a pas annexé le reste de la Cisjordanie, ni Gaza. Pourquoi ? Du point de vue de l’idéologie sioniste, la Cisjordanie est beaucoup plus importante pour Israël que le Golan. Mais la population arabe du Golan est faible et aujourd’hui les colons israéliens sont presque aussi nombreux que les autochtones arabes – qui, par ailleurs, appartiennent dans leur grande majorité à la secte druze qu’Israël a toujours considéré comme étant intégrable (les Druzes servent dans l’armée israélienne, contrairement aux autres « Arabes israéliens »). Quand à Jérusalem, la ville a été immédiatement annexée en 1967 en raison de sa très grande valeur symbolique. Mais ils ne pouvaient pas annexer le reste des territoires occupés parce que s’il le faisaient, ils devraient soit se retrouver avec une importante population privée de droits sur le territoire israélien, soit accorder à cette population les droits de citoyenneté, compromettant ainsi le caractère Juif de l’État. En d’autres termes, s’il avait annexé la Cisjordanie et Gaza, l’État d’Israël aurait cessé soit d’être Juif, soit d’être démocratique dans le sens de l’égalité des droits, d’une personne/une voix, etc.

C’est en effet le grand dilemme du sionisme, qu’ils ont essayé de résoudre avec le plan Allon, conçu en 1967, juste après la guerre. Ce plan prévoyait la construction des colonies et de bases militaires, de manière à s’assurer le contrôle stratégique des territoires, sans annexer les zones où la population palestinienne est concentrée – villages, villes, etc. – mais avec le projet de les remettre sous le contrôle d’une autorité arabe collaborationniste. Au début, le plan prévoyait de rendre ces zones à la monarchie jordanienne. Dans les années 1990, Israël a décidé de conclure le marché avec l’OLP, car la fraction dominante de l’OLP était devenue prête à accepter ses conditions et cela a conduit aux accords d’Oslo. Pour Israël, les accords d’Oslo n’étaient qu’un pas de plus en direction de la réalisation du plan Allon. Arafat croyait que l’OLP parviendrait à obtenir une sorte d’État indépendant. Mais il s’est vite rendu compte qu’il avait été victime de ses propres illusions. Et le processus entier, le soi-disant « processus de paix », c’est effondré, comme on peut le voir maintenant. Il est en déliquescence et tous les efforts de Washington mènent à des impasses. Je ne parle pas ici des rapports avec le Hamas, mais de la soi-disant Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas. Il semble impossible de conclure un accord même avec lui, bien qu’Abbas soit le plus servile envers Washington de tous les dirigeants que les Palestiniens ont jamais eu. Malgré cela, les Israéliens ne lui accordent aucune concession significative. C’est une impasse totale et un échec majeur pour les États-Unis, pour l’administration Bush, un de ses nombreux échecs au Moyen-Orient. A la fin de cette année, l’équipe Bush va abandonner la scène avec le pire des bilans de la politique étrangère états-unienne dans l’histoire, en particulier en ce qui concerne le Moyen-Orient.

Edward Said disait, en parlant de l’élite de l’OLP, qu’« aucun autre groupe de libération dans l’histoire ne s’est vendu à ses ennemis comme celui-ci ». Pensez-vous que ce jugement est correct ?

C’est un jugement qui nécessiterait d’être confronté avec un examen détaillé de tous les mouvements de libération. Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait aucun cas comparable de capitulation dans la longue histoire des luttes anticoloniales. Mais on peut être certain que si ce n’est pas la direction la plus soumise, c’est bien l’une des plus soumises de l’histoire des luttes nationales. Elle a accepté tant de concessions, tant de reculades sur ses propres demandes fondamentales et n’a pourtant rien obtenu de substantiel en retour.

La direction de l’OLP aurait-elle quelques spécificité qui l’auraient conduit à ces reculs ?

Elle avait des aspects particuliers dès le début. Cela constitue la principale différence entre l’OLP et la plupart des mouvements de libération nationale anticoloniaux dans l’histoire. Une particularité importante de l’OLP est que, dès le début, elle a été étroitement liée à des États réactionnaires, dont beaucoup étaient et restent étroitement liés à l’impérialisme. Ainsi nous avions cette situation particulière d’un mouvement national luttant contre l’État sioniste fortement soutenu par l’impérialisme états-unien, ce mouvement étant lui-même dépendant pour ses ressources d’États étroitement liés au même impérialisme, tels que le royaume saoudien. Lorsque les groupes armés palestiniens prirent la direction de l’OLP après la guerre de 1967, ils ont été inondés de pétrodollars, des sommes impressionnantes. Ainsi, ce qui est certain, c’est que l’OLP est devenu le mouvement de libération nationale le plus riche dans l’histoire des luttes anticoloniales. Son budget pouvait être comparé à celui de certains États du Tiers-monde. Cela a développé une bureaucratie énorme et très corrompue. Avec le temps, ses meilleurs éléments, les militants les plus dévoués, ont été tués, en particulier en 1970 au cours de Septembre Noir. Il y eut donc une sélection en quelque sorte au bout de laquelle ceux qui sont restés aux commandes étaient les dirigeants palestiniens les plus corrompus. Une ligne droite relie cette évolution à Oslo et à l’Autorité palestinienne d’aujourd’hui avec Mahmoud Abbas, Mohammed Dahlan et tous ces chefs corrompus qui misent tout sur Washington. Ils espèrent que les États-Unis leur octroieront quelque chose. Et leur problème, c’est que, bien qu’ils soient totalement soumis à Washington, ils n’obtiennent rien.

Que diriez-vous de la gauche palestinienne ? Qu’est-ce qui explique sa faiblesse ?

La gauche palestinienne n’a jamais vraiment réussi à se construire en tant qu’alternative réelle face à la direction droitière de l’OLP. Elle n’a jamais réellement défié les institutions de l’OLP, n’a jamais remis en cause la structure de ces institutions. Elle a accepté les règles du jeu dictées par la direction du Fatah, la direction droitière de l’OLP. Bien qu’il y ait eu de nombreux conflits entre la gauche et la direction du Fatah, y compris des moments où l’OLP était au bord de la scission, la gauche cherchait invariablement la réconciliation au nom de l’unité nationale. C’est ainsi qu’elle a perdu la crédibilité en tant que direction alternative de l’OLP et c’est pour cette raison que le Hamas a fait son irruption sur la scène. Au cours des premiers mois qui ont suivi décembre 1987, lorsque la première Intifada a commencé, la gauche palestinienne dominait de manière évidente la direction de l’Intifada aux côtés des membres radicaux du Fatah dans les territoires occupés – où il n’y avait pas de place pour un équivalent de la bureaucratie corrompue de l’exil. Néanmoins, à partir de l’été 1988, ils se sont débrouillés pour capituler devant la direction droitière de l’exil, qui a contrôlé la réunion du Conseil national palestinien en octobre 1988 proclamant un prétendu État indépendant et préparant les négociations directes avec Washington. Ce furent ces années-là – 1987-1988 – que le Hamas fut fondé et s’engouffra dans la brèche. Très rapidement le Hamas, avec sa perspective islamique radicale, est devenu aux yeux des Palestiniens la seule alternative véritable à la direction de l’OLP. Le Hamas s’est construit en tant qu’alternative alors que la gauche a piteusement échoué à se présenter comme telle. Le Hamas est ainsi devenu beaucoup plus fort que la gauche, bien que ce n’était nullement le cas au début ; les intégristes n’étaient pas plus forts que la gauche, même à Gaza.

Au sein de la gauche il y a un débat pour savoir si la solution du problème Israël-Palestine passe par « deux États » ou par « un seul État ». Quel est votre point de vue en ce qui concerne cette alternative ?

Pour être franc, je considère que cette discussion est largement une perte de temps. Dans les deux cas il s’agit d’utopies, mais certains conduisent pourtant cette discussion comme si son enjeu était d’actualité. Les deux camps s’accusent mutuellement d’utopisme – et les deux ont raison, car ces « solutions » sont toutes deux utopiques. Il est évident qu’un État palestinien « indépendant » qui se limiterait à la Cisjordanie et à Gaza est totalement utopique. Mais je dirais que le projet d’un seul État avec dix millions de Palestiniens et six millions de Juifs est encore plus utopique, car sa réalisation exigerait la destruction de l’État sioniste si on veut prendre la chose au sérieux. Sinon il ne pourrait pas fonctionner. C’est pourquoi je considère qu’il s’agit d’utopies et qu’on dépense trop d’énergie dans cette discussion, qui devient ainsi une perte de temps.

A mon avis il faut prendre en compte deux niveaux lorsque l’on parle d’une solution palestinienne. Il y a, d’une part, les intérêts immédiats et urgents des Palestiniens. Pourquoi les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza se battent-ils ? Ils luttent pour se débarrasser de l’occupation, naturellement – et non pour le droit de vote en Israël. Ils veulent la souveraineté sur leurs territoires. Leur combat devrait évidemment être soutenu. Même si vous êtes en faveur de la solution impliquant un seul État, vous ne pouvez pas dire : « Je m’oppose au combat palestinien contre l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, parce que ce combat ne correspond pas à mon projet maximaliste de solution juste. » Ce serait complètement absurde du point de vue politique. Par conséquent, si nous voulons parler en termes concrets, nous devons soutenir la lutte des Palestiniens pour leur libération immédiate du joug de l’occupation.

Par ailleurs, si on veut discuter d’une solution à long terme, c’est-à-dire si l’on aspire à élaborer un programme pour le long terme avec une dimension utopique, pourquoi se limiter alors à la seule Palestine, que ce soit avec un ou avec deux États ? Pourquoi, par exemple, exclure la Jordanie de l’équation ? Il y a plus de Palestiniens qui vivent en Jordanie qu’en Cisjordanie. Les Palestiniens sont en fait majoritaires en Jordanie même, c’est à dire sur la rive orientale du Jourdain. Pourquoi donc la Jordanie devrait-elle être oubliée ? Entre 1949 et 1967, la Cisjordanie et l’actuelle Jordanie formaient un seul État, dont l’écrasante majorité de la population était palestinienne. Dominé par la monarchie, c’était, bien sûr, un État despotique. La direction palestinienne, lorsque les guérilleros palestiniens constituaient un État dans l’État en Jordanie, n’a jamais lutté pour le renversement de la monarchie. Seule la gauche, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, appelait au renversement de la monarchie jordanienne. Le Fatah s’est opposé à la gauche sur ce terrain et c’est l’un des facteurs qui ont permis à la monarchie d’écraser le mouvement palestinien en Jordanie en 1970 (« Septembre noir »). Les forces armées palestiniennes furent ensuite chassées complètement de Jordanie en 1971. Bien entendu, la population palestinienne, en majorité les réfugiés de 1948, y est restée, mais le mouvement a été écrasé et forcé à la clandestinité. Cela a toujours été la perspective de la droite : nous ne touchons pas aux régimes arabes ; nous luttons seulement contre Israël, c’est la « contradiction principale » et nous devons apaiser les « contradictions secondaires ». C’était tragiquement absurde : la prétendue « contradiction secondaire » – c’est-à-dire la monarchie jordanienne – a tué plus de Palestiniens qu’Israël jusqu’en 1971. Elle s’est avérée être l’autre face d’une même médaille avec Israël.

A elle seule, la population de Cisjordanie ne peut en aucun cas constituer un État indépendant – tout au plus un « Bantoustan ». Mais si nous pensons au territoire jordanien comme un complément naturel de la Cisjordanie, la situation change. Pour cela, il faut un gouvernement démocratique en Jordanie. Finalement, je voudrais ajouter qu’aucune solution à long terme, juste et durable, ne peut être conçue autrement qu’à un niveau régional et dans des conditions socialistes – une Fédération socialiste du Moyen-Orient et au-delà. Bien sur, c’est une utopie, mais c’est une utopie qui inspire.

Comme je dis constamment, si l’on veut être utopique, alors autant envisager une utopie qui inspire, et non une utopie mesquine. Il faut voir grand. Voir grand, c’est dépasser les frontières, dépasser les nationalismes, c’est le socialisme. Voila une utopie intéressante, tandis que celle d’un État unique, la solution « une personne - une voix » limitée aux Palestiniens et aux Israéliens, me paraît être une utopie qui n’inspire point. Je ne suis pas du tout convaincu que les Palestiniens aimeraient être citoyens d’un même État avec les Israéliens, même s’ils étaient politiquement majoritaires dans des conditions sociales d’une profonde inégalité – comme celles qui existent actuellement en Afrique du Sud, où les Blancs constituent toujours et de loin la section principale de la classe dominante, deviennent de plus en plus riches, beaucoup d’entre eux vivant dans des communautés encloses. Et je suis absolument certain que les Israéliens n’accepteront jamais d’être une minorité politique. Donc c’est une solution sans avenir.

La semaine dernière il y a eu un important affrontement entre les forces loyales envers le Hezbollah et le gouvernement libanais pro-occidental. Après que le Hezbollah ait repoussé l’agression israélienne en 2006, il était devenu le héros national. Maintenant la situation semble avoir changé et à nouveau des divisions profondes apparaissent. Comment l’expliquez-vous ?

Vous avez raison de souligner le fait qu’il y eu un changement. Il est vrai qu’en 2006 le Hezbollah a réalisé une importante victoire et que, dans la région arabe comme dans l’ensemble du monde musulman et au-delà, il a été vu comme une force de résistance héroïque, faisant face à l’un des principaux alliés de l’impérialisme états-unien et repoussant l’agression sioniste. En effet, donc, ils avaient acquis le statut de héros. Et il est vrai que cette image a été affectée par les récents affrontements. Pourquoi ? Parce que, tout d’abord, les ennemis du Hezbollah, qui sont bien sûr aussi des ennemis de l’Iran à l’échelle régionale – c’est-à-dire le royaume saoudien, la Jordanie et l’Égypte – n’avaient qu’un argument pour contrer le Hezbollah et tenter de réduire l’influence iranienne. C’était et cela reste la carte confessionnelle : dénoncer l’Iran en tant que pouvoir chi’ite perse et le Hezbollah en tant qu’agent arabe chi’ite de l’Iran, réalisant un complot chi’ite contre les Arabes sunnites. C’est ainsi qu’il s’efforcent de présenter les choses. En 2006, cela a misérablement échoué parce que les populations dans la région – Turquie incluse, j’en suis sûr – sont fortement hostiles à Israël et à l’impérialisme états-unien et ont donc sympathisé avec le Hezbollah. Ainsi, l’éclatante majorité n’a pas gobé l’argument chi’ites contre sunnites.

Depuis lors, le Hezbollah s’est empêtré dans la politique libanaise sur une base confessionnelle, avec des alliés qui adhérent totalement au cadre confessionnel. Par exemple, le mouvement chi’ite Amal, qui est une organisation purement confessionnelle et n’a rien à voir avec une organisation anti-impérialiste. Au cours des années 1980, Amal était plus anti-palestinien que toute autre chose. Le Hezbollah s’est ainsi empêtré dans la politique confessionnelle libanaise au point de mener récemment un assaut militaire avec ses alliés confessionnels sur les zones peuplées de sunnites à Beyrouth et ailleurs. Son image en a été beaucoup affectée – plus au Liban qu’ailleurs, parce que la population libanaise est naturellement plus concernée par la politique intérieure libanaise que ne le sont, par exemple, les populations turque ou égyptienne. Je crois que le Hezbollah a réagi de manière excessive lors du récent conflit. Il avait bien sûr raison de rejeter les décisions du gouvernement Siniora, mais il pouvait les défaire aisément – comme il l’a fait dans les cas précédents, lorsque ces décisions ne lui convenaient pas – sans se lancer dans une offensive militaire à Beyrouth et dans d’autres régions du Liban, avec des alliés comme Amal. Ce faisant, il a créé un très fort ressentiment sectaire. Ainsi, bien que militairement ils l’ont facilement emporté lors du dernier conflit, je pense que politiquement ils en sont sortis perdants. Car maintenant la polarisation confessionnelle est redevenue très intense au Liban entre les sunnites et les chi’ites. C’est très dangereux. A présent, comme en témoignent les discussions qui ont eu lieu au Qatar entre les partis libanais, la question de l’armement du Hezbollah est redevenue discutable. Or, avant les événements récents, la majorité parlementaire conduite par Hariri n’osait pas soulever cette question, surtout après que le Hezbollah ait fait la preuve en 2006 que cet armement était indispensable pour repousser et dissuader l’agression israélienne. Maintenant, après que le Hezbollah ait utilisé ses armes dans un combat intérieur pour la première fois depuis de nombreuses années, ses forces armées sont soudainement dénoncées par ses adversaires comme étant une milice sectaire.

A mon avis le Hezbollah a commis une grave erreur, dont les conséquences sont importantes au moment où le Liban entre dans ce qui semble être un nouveau cycle de violence. Il se pourrait bien que, dans quelques années, ce qui vient de se produire maintenant apparaisse comme le premier round d’une nouvelle guerre civile libanaise, à moins que les conditions régionales et internationales empêchent ce scénario pessimiste. Pour la lutte anti-impérialiste dans la région, ce serait un coup très dur, venant après les massacres terribles entre chi’ites et sunnites, qui continuent en Irak. Si de tels massacres s’étendaient au Liban et peut-être demain à la Syrie, ce serait un désastre pour toute la région. Les seuls qui pourraient bénéficier d’une telle situation seraient Israël et les États-Unis, qui n’hésiteraient pas tous deux à exploiter une telle situation.

Est-ce que le Parti communiste du Liban ou d’autres forces laïques ont mis en avant des revendications visant à changer complètement le système de façon à ce qu’il ne soit plus fondé sur les identités et des partis confessionnels ?

Le Parti communiste est actuellement la seule force de gauche significative au Liban. Les autres sont de tous petits groupes. Parmi les partis libanais d’une certaine importance, le PC est l’un des rares partis véritablement laïques, avançant un programme laïque. C’est un véritable parti multiconfessionnel, regroupant côte-à-côte des musulmans, tant sunnites que chi’ites, des chrétiens, des druzes etc. Le secrétaire général du parti est d’origine sunnite alors que la majorité des membres sont d’origine chi’ite – c’est réellement un parti multiconfessionnel. Il se prononce pour la laïcisation de la politique libanaise et avance, en tant que parti de gauche, des revendications sociales et économiques. Le PCL n’a rejoint directement aucun des deux camps principaux au Liban. Lors du conflit récent, il a décidé de ne pas participer aux affrontements. Bien sûr, les communistes s’opposent au gouvernement et au projet impérialiste au Liban, tout comme ils s’opposent aux agressions israéliennes : ils ont participé au combat contre les forces israéliennes en 2006. Mais ils ne peuvent pas partager les buts de l’opposition en politique intérieure, qu’ils dénoncent comme étant à la fois confessionnels et bourgeois. Ils critiquent les deux camps, mettant plus d’emphase sur la dénonciation des forces pro-occidentales menées par Hariri. Au cours des trois dernières années, ils ont maintenu une position indépendante de manière conséquente. C’est une importante amélioration de leur ligne politique, car au cours des années 1970 et 1980 ainsi que dans la période précédente le parti communiste était fortement impliqué dans des alliances sous hégémonie bourgeoise : avec Arafat durant un certain temps, avec le chef féodal druze, Joumblatt, la plupart du temps, ainsi qu’avec le régime syrien. A partir du début des années 1990, le PCL est entré dans une crise profonde et s’est fragmenté. Le parti actuel – bien plus faible, il est vrai – en est le résultat. Mais il a radicalement amélioré sa politique.

Depuis 2005 – à partir des mobilisations de mars 2005 pour et contre la Syrie au Liban, qui ont suivi l’assassinat de l’ex-Premier ministre Hariri – le PCL a suivi une ligne véritablement indépendante. Le 8 mars 2005, le Hezbollah et ses alliés ont organisé une énorme manifestation en hommage à la Syrie et à son président Bashar al-Assad. Les forces pro-occidentales ont alors appelé à une contre-manifestation le 14 mars, contre la Syrie. C’est depuis lors que l’actuelle majorité gouvernementale est aussi désignée par la date du « 14 mars », alors que l’opposition l’est par celle du « 8 mars ». La Parti communiste a refusé de se joindre à l’une quelconque des deux manifestations et a appelé à une troisième, naturellement beaucoup plus petite que les deux manifestations géantes des 8 et 14 mars, qui ont mobilisé chacune des centaines de milliers de personnes. La manifestation du PCL n’a rassemblé que quelques milliers de personnes, mais avec leurs drapeaux rouges, ils ont fait apparaître une troisième voie pour le Liban, rejetant les deux camps confessionnels. C’est pour cette raison que je pense que leur attitude politique s’est beaucoup améliorée, même si je continue à avoir plusieurs réserves – en particulier en ce qui concerne leur soutien à l’armée libanaise et à son chef, qui attend d’être élu président avec l’appui de toutes les forces.

Il semble que la seule voie permettent de dépasser les divisions sectaires passe par la mobilisation de la gauche politique et des organisations syndicales, qui dessinent une alternative non confessionnelle et résistent aux politiques néolibérales appliquées dans le pays. Est-ce que le Hezbollah penche vers l’organisation de la résistance contre ces politiques néolibérales ?

C’est une illusion complète. Le Hezbollah n’a rien fondamentalement contre le néolibéralisme et, encore moins, contre le capitalisme. Comme vous le savez, son modèle suprême est le régime iranien – qui n’est certainement pas un rempart contre le néolibéralisme. Bien sûr, comme tous les intégristes islamiques, ils pensent que l’État et/ou les institutions religieuses devraient venir en aide aux pauvres. Il s’agit là de charité. La plupart des religions préconisent et organisent la charité. Cela présuppose l’existence d’inégalités sociales avec des riches qui donnent aux pauvres leurs miettes. La gauche, par contre, est égalitaire et non « charitable ». En tout état de cause, le Hezbollah ne s’intéresse pas vraiment aux politiques sociales et économiques de l’État. Au cours de toutes les années pendant lesquelles Rafik Hariri dominait le gouvernement tandis que les troupes syriennes contrôlaient le pays, les politiques libérales les plus cruelles ont été appliquées, sans que le Hezbollah ne s’y oppose jamais sérieusement. Cela ne fait pas partie de son programme, ni de ses priorités.

Les derniers affrontements ont débuté le jour où certains syndicats avaient appelé à une grève générale. Mais il s’agit de syndicats pourris, qui étaient tombés sous la coupe des Syriens avant qu’ils ne quittent le Liban. La précédente fois qu’ils avaient appelé à la grève, ce fut un échec complet, car l’opposition, c’est-à-dire en premier lieu le Hezbollah, ne l’avait pas réellement soutenu, même si elle avait approuvé la grève du bout des lèvres en tant que geste oppositionnel. Cette fois-ci le Hezbollah a utilisé l’occasion de la grève pour mobiliser contre les décisions politiques du gouvernement qui le concernaient et non pour s’opposer à ses politiques économiques et sociales. C’est pourquoi, bien que le conflit ait commencé le jour de la grève, les revendications économiques et sociales sont tombées dans l’oubli. Le Hezbollah ne lutte pas contre le néolibéralisme, bien qu’il puisse parfois chercher à satisfaire sa base électorale plébéienne. La seule force significative qui s’oppose au néolibéralisme au Liban, c’est la gauche, principalement le PCL.

Si nous abordons maintenant l’Irak, quelle est la signification du récent conflit entre les forces loyales au gouvernement Maliki et l’armée du Mehdi de Moqtada al-Sadr ?

Le conflit résulte de la convergence de deux intérêts.

La raison la plus immédiate derrière ces affrontements est que l’influence de l’armée du Mehdi et du mouvement sadriste en Irak a beaucoup augmenté parmi les chiites durant la dernière période, et en particulier depuis 2006. Ils sont devenus le courant le plus populaire parmi les chiites irakiens. Les deux autres principaux partis chiites – le parti de Maliki (le parti Dawa) et le Conseil Suprême Islamique Irakien (SIIC) qui collaborent avec l’occupation états-unienne – étaient donc très inquiets pour le résultat des prochaines élections provinciales prévues pour cet automne. Comme vous le savez, les sadristes avaient initialement formé une coalition avec ces partis, avec lesquels ils avaient mené les précédentes campagnes électorales. Ils ont ensuite rompu avec la coalition, accusant les autres forces de collaborer avec l’occupation. Le parti Dawa et le SIIC ont compris que si rien ne changeait, les sadristes allaient leur faire subir une défaite électorale, et c’est d’abord et surtout pour tenter de marginaliser ou d’affaiblir ces derniers qu’ils ont lancé l’offensive contre Bassorah, puis contre Sadr City à Bagdad.

D’autre part, bien sûr, l’occupant états-unien considère fondamentalement les sadristes comme des ennemis, et serait très heureux de les voir affaiblis. Les forces d’occupation états-uniennes se sont heurtées plus d’une fois aux sadristes. Dans les accrochages les plus récents, les officiers états-uniens ont tenté de faire les hypocrites, commençant par prétendre qu’ils n’étaient pas impliqués et que les sadristes ne posaient pas de problème aux forces états-uniennes depuis qu’ils avaient gelé leurs activités militaires. Or il est évident que les Etats-Unis étaient très impliqués dans les combats contre les sadristes. Comme je l’ai dit, il y a eu convergence entre deux intérêts : celui de l’occupation états-unienne et celui de l’alliance Dawa-SIIC, soucieuse d’affaiblir les sadristes, son principal concurrent parmi les chiites irakiens.

Quels sont les résultats du « surge » (accroissement du nombre de troupes) états-unien ? Il y a en tout cas eu un déclin relatif de la violence confessionnelle en Irak. Est-ce que cela signifie que l’occupation états-unienne s’améliore ?

Le « surge » a effectivement obtenu quelques résultats, et, du point de vue de Washington, c’est un succès, puisque dans l’ensemble le niveau de violence confessionnelle a clairement diminué – ce qui est une bonne chose. Mais il vaut la peine de s’interroger sur les raisons de cela. La diminution de la violence fait suite à l’augmentation des troupes états-uniennes déployées à Bagdad et au fait que les sadristes ont décidé d’opérer une retraite et de ne pas se battre lorsque le « surge » a commencé. Mais l’élément clé de ce « surge » consiste en un changement de stratégie de la part de l’occupation.

Les Etats-Unis ont commencé à faire ce que toutes les puissances coloniales ont fait par le passé dans cette partie du monde et notamment ce que les Britanniques ont fait en Irak après la Première Guerre mondiale lorsqu’ils ont pris le contrôle du pays : ils ont joué la carte tribale. Les Etats-Unis ont ainsi cherché à acheter – littéralement à acheter ou à soudoyer – des tribus sunnites, dans les régions à prédominance sunnite. Ils ont soudoyé des tribus et leur ont fourni des armes en les aidant à former ce qu’on a appelé les « assemblées du réveil », qui sont des forces tribales subventionnées par Washington. Les membres de ces milices tribales reçoivent des salaires qui débutent à 300 dollars états-uniens, ce qui représente une somme élevée comparée aux salaires moyens en Irak, mais pas grand-chose lorsqu’on la met en rapport avec le coût de l’occupation. Vous pouvez faire le calcul. Si vous donnez, disons 400 dollars en moyenne à un maximum de 250’000 personnes, cela donne 100 millions de dollars, ce qui est négligeable comparé aux 12 milliards par mois que les Etats-Unis dépensent pour l’occupation de l’Irak. Et je n’ai pas encore vérifié, mais il se peut très bien que ce soit avec des fonds gouvernementaux irakiens que les tribus sont soudoyées.

Quoi qu’il en soit, Washington a amplement les moyens de verser pareilles sommes. Mais est-ce que cela peut constituer une solution à long terme pour les Etats-Unis ? En réalité, sur le long terme, cette stratégie sera un autre facteur important empêchant l’Irak d’atteindre une quelconque stabilité, puisqu’elle renforce la division du pays en tribus et sectes. Paradoxalement, les forces chiites du gouvernement sont en train d’attaquer les forces chiites de Moqtada al-Sadr sous prétexte de démanteler toutes les milices. Et les sadristes répliquent : « Vous voulez qu’on dépose les armes alors que maintenant les sunnites ont leurs propres milices. » C’est donc une situation terriblement chaotique. En essayant de se dégager du bourbier et du désastre qu’ils ont créés en Irak, les Etats-Unis sont tout simplement en train de préparer le terrain pour un désastre encore plus terrible. L’Irak est un problème tragique et il est difficile d’y concevoir une issue stable dans l’avenir prévisible, aussi longtemps que les Etats-Unis présideront à sa destinée.

Pensez-vous qu’une possible victoire d’Obama ou de Clinton entraînera un changement de la politique des Etats-Unis à l’égard du Moyen-Orient et en particulier de l’Irak ? Un retrait de l’Irak est-il possible ?

Je pense que le retrait des troupes états-uniennes d’Irak n’aura lieu que si Washington y est contraint. Les Etats-Unis ne se retireront pas volontairement de l’Irak, car la situation n’a rien à voir avec ce qu’elle était au Vietnam. Les Etats-Unis ont décidé de se retirer du Vietnam en 1973, lorsqu’ils se sont aperçus qu’en tenant compte de tous les paramètres, le coût de la guerre – politiquement, économiquement et à tous points de vue – était devenu beaucoup plus élevé que les bénéfices apportés par le contrôle du Sud Vietnam. En Irak, par contre, les avantages de conserver le contrôle du pays sont énormes. L’Irak est un pays pétrolier d’une très grande importance qui se situe au milieu de ce qui est de loin la région pétrolière la plus importante du monde. C’est pourquoi l’enjeu est considérablement plus important qu’il ne l’était au Vietnam. C’est pour cette raison que l’impérialisme états-unien ne peut envisager un retrait comme celui effectué au Vietnam.

Les Etats-Unis recherchent des solutions qui leur permettent de conserver le contrôle du pays tout en cherchant à le stabiliser. Car, en fin de compte, à quoi bon contrôler un pays très riche en pétrole si on ne peut pas exploiter ce pétrole ? Il leur faut donc stabiliser le pays. Je pense que la prochaine administration, quelle qu’elle soit, poursuivra d’une part la stratégie actuelle d’« irakisation » menée par l’administration Bush en utilisant les tribus sunnites – tout comme la « vietnamisation » de la guerre du Vietnam autrefois. Et deuxièmement les Etats-Unis tenteront de conclure un accord avec l’Iran aussi bien qu’avec la Syrie. Ils tenteront certainement de conclure un accord avec la Syrie et essayeront de la séparer de l’Iran. Mais il leur faudra également conclure un accord avec l’Iran pour stabiliser la région, à défaut de mieux, c’est-à-dire d’un « changement de régime » à Téhéran. Les négociations avec Téhéran et Damas comptaient d’ailleurs parmi les recommandations majeures de la commission bipartisane Iraq Study Group présidée par Baker et Hamilton et mise sur pied avant le « surge » pour évaluer la situation en Irak.

Une autre question importante, qui est aussi en rapport avec la politique turque, est celle de la région autonome kurde en Irak Quelle est la stratégie états-unienne concernant les Kurdes ?

Cette question représente un dilemme majeur pour les Etats-Unis. Tout le monde devrait se souvenir de la trahison des Kurdes par Washington après la première guerre contre l’Irak en 1991, lorsqu’ils se sont rebellés contre Saddam Hussein et que les Etats-Unis ont simplement laissé ce dernier écraser leur rébellion. De la même manière, les Etats-Unis ont permis à Saddam Hussein d’écraser la rébellion au sud de l’Irak. Dans les deux cas, des dizaines de milliers de personnes ont été tuées. Par la suite, les Etats-Unis ont établi dans le Nord kurde une sorte de protectorat, un protectorat états-unien et britannique pour le Kurdistan irakien, et cela pour plusieurs raisons. D’une part parce que la Turquie s’était inquiétée devant le flot de réfugiés kurdes qui franchissaient la frontière irakienne vers le territoire turc, et voulait les refouler vers le Kurdistan irakien. D’autre part les Européens craignaient également qu’en dernière instance, les Kurdes irakiens arriveraient en Europe en demandeurs d’asile. Enfin, les puissances occidentales voulaient montrer qu’elles étaient hautement humanitaires, en protégeant cette population qui avait même subi des attaques chimiques de la part de Saddam Hussein.

C’est ainsi que les dirigeants du Kurdistan irakien sont devenus les plus proches alliés de Washington en Irak. Au début de l’occupation de tout l’Irak en 2003, cette alliance s’est avérée très utile pour Washington. L’alliance kurde de Talabani et Barzani est non seulement l’allié le plus important et le plus fiable des Etats-Unis en Irak, mais finalement aussi le seul. Quelqu’un comme Iyad Allawi est peut-être un allié fiable, mais il n’est pas à la tête d’une force importante comme le sont les Kurdes.

Les principales forces chiites ne sont pas des alliés fiables pour Washington, car tout le monde sait qu’elles sont étroitement liées à Téhéran, en particulier le SIIC. Il s’agit au mieux de forces ambivalentes qui collaborent avec l’occupation, mais ne sont pas complètement fiables. C’est ainsi que les dirigeants kurdes sont les seuls alliés fiables des Etats-Unis.

Le problème de Washington est cependant que les Kurdes ont leurs propres ambitions. Ils veulent établir un Etat indépendant de fait. Ils ne visent pas à créer un Etat officiellement indépendant car ils savent que cela entraînerait une guerre avec la Turquie, et qu’ils n’en ont pas les moyens. En fait ils veulent tous les attributs d’un Etat indépendant, mais sans le proclamer. Ils veulent aussi élargir la région sous leur contrôle pour inclure des endroits comme Kirkouk. Ils aspirent à un grand Kurdistan irakien. Mais ces aspirations se heurtent évidemment aux aspirations des autres Irakiens. D’où le réel dilemme qui se pose aux Etats-Unis : Washington a besoin de ces alliés kurdes, mais en même temps il ne peut se permettre de perdre les Arabes d’Irak pour garder les Kurdes d’Irak. Le problème a été reporté d’année en année. Selon les projets initiaux, la question de Kirkouk aurait dû être réglée depuis longtemps, mais le référendum qui devait être organisé a été retardé à maintes reprises. Cette question constitue une véritable bombe à retardement pour l’Irak.

Pensez-vous qu’une partition de l’Irak en régions ou états kurde, sunnite et chiite, soit possible ?

Cette prétendue solution entraînerait la guerre. Dans les conditions actuelles toute tentative de diviser le pays conduirait à une guerre, entraînant la région dans une situation qui serait encore pire pour les Etats-Unis. C’est la raison pour laquelle Washington n’est pas du tout intéressé à promouvoir une partition, même si certaines personnes aux Etats-Unis et au Congrès états-unien sont favorables à une partition ou à la formation d’une sorte de fédération assez lâche. Mais même une fédération serait très difficile à mettre en œuvre. Elle ne serait possible que s’il y avait des réserves de pétrole ou de gaz d’égale richesse dans les trois régions majeures d’Irak. Les Kurdes sont actuellement en train de chercher à garantir leurs propres réserves. Dans la région arabe sunnite il y a un important champ gazier dont l’exploration intensive constitue actuellement une priorité politique, car il est nécessaire de satisfaire les Sunnites.

Si chaque région pouvait disposer d’importantes ressources d’hydrocarbures, une sorte de fédération pourrait éventuellement voir le jour, avec les Etats-Unis qui resteraient comme arbitre entre les trois régions, kurde, arabe sunnite et arabe chiite. Pour Washington ce serait-là la meilleure solution, mais elle serait très difficile à mettre en œuvre dans la mesure où il faudrait obtenir un véritable accord, un consensus entre toutes les factions importantes. Un tel accord ne pourra en tout cas pas être atteint en armant tout le monde comme le font les Etats-Unis maintenant et en aggravant les divisions tribales et confessionnelles. Les Etats-Unis sont en train de semer les germes d’une tragédie de longue durée en Irak, un pays qui vit déjà en pleine tragédie. L’Irak vit une tragédie permanente depuis que Saddam Hussein et ses comparses sont arrivés au pouvoir en 1968, et jusqu’à l’embargo génocidaire imposé par les Etats-Unis. La tragédie que vivent les Irakiens depuis le début de l’occupation est considérée par certains comme pire encore, Et je n’en vois pas d’issue dans l’avenir prévisible.

Pensez-vous que le mouvement anti-guerre est une force sociale en déclin ? Si oui, quelles sont les raisons de ce déclin ?

Il est clair que par rapport aux mobilisations qui ont eu lieu juste avant l’invasion de l’Irak, le mouvement a connu un déclin. Il y a des raisons de fond et des raisons conjoncturelles qui expliquent cela. Une des raisons conjoncturelles, qui concerne en premier lieu les Etats-Unis mais qui affecte également le reste du monde, est l’élection présidentielle états-unienne et la croyance de beaucoup de gens que celle-ci pourrait conduire à un changement radical dans la politique de Washington à l’égard de l’Irak. Comme d’habitude, l’effet des élections est de démobiliser le mouvement anti-guerre. Une autre raison conjoncturelle est celle qui a déjà été mentionnée, à savoir le succès relatif du « surge ». Ceci a également un effet démobilisateur sur le mouvement contre la guerre, car il réduit le sentiment d’urgence pour la lutte contre l’occupation. A ces considérations, il faut ajouter une raison de fond : c’est que la nature des forces qui affrontent l’impérialisme états-unien inspirent beaucoup moins de sympathie que par le passé. Au Vietnam les Etats-Unis affrontaient les communistes vietnamiens qui se comportaient de manière très intelligente en s’adressant à la population états-unienne et au monde entier, et qui avaient ainsi réussi à gagner la sympathie de l’opinion publique mondiale.

Actuellement, les forces qui affrontent les Etats-Unis sont surtout des intégristes islamiques, que représente Al-Qaeda au premier chef. Ils ne peuvent certainement pas rallier la sympathie de l’opinion publique, surtout en Occident où se trouve l’essentiel du mouvement anti-guerre – pour une bonne raison, car celui-ci a un sens surtout dans les pays belligérants. Ainsi, donc, la nature des forces qui affrontent l’impérialisme états-unien ne contribue pas à la construction d’un puissant mouvement contre la guerre. Je crois que c’est le principal problème auquel le mouvement anti-guerre est confronté. La principale tâche du mouvement contre la guerre, du mouvement anti-impérialiste devrait être d’expliquer à l’opinion publique que plus il y a des guerres comme celles-ci, plus il y aura du fanatisme et de l’intégrisme. Et d’expliquer que ces guerres ne feront que renforcer la dialectique de la barbarie, ce que j’appelle « le choc des barbaries », dans laquelle la barbarie majeure est celle de Washington et la mineure celle des bandes fanatiques d’intégristes islamiques. Cela constitue un désastre pour toutes les populations du monde. Il est donc absolument urgent de stopper les guerres et l’agression impérialiste en cours. Voilà le genre de message que le mouvement contre la guerre devrait transmettre, et non pas celui qui consiste à dire « Nous soutenons quiconque combat l’impérialisme états-unien quel qu’il soit et quoi qu’il fasse par ailleurs ». Ce n’est pas la manière de gagner un soutien populaire pour la cause anti-guerre.

La gauche anti-guerre anti-impérialiste se trouve devant un dilemme parce que dans beaucoup de pays de la région la résistance à l’agression impérialiste est dirigée par l’Islam politique. Comment la gauche peut-elle manifester de la solidarité avec cette résistance sans abandonner pour autant son combat pour la laïcité, pour la libération des femmes et pour les droits des travailleurs ?

Je ne pense pas qu’il soit possible d’appliquer une règle générale dans ce domaine. Cela dépend de la situation dont on parle. Par exemple en Irak il y a des groupes qui combattent l’occupation états-unienne, mais ces mêmes groupes sont simultanément engagés dans de la violence confessionnelle. Et ils ont tué beaucoup plus de civils pour des raisons confessionnelles que des soldats de la coalition. Dans ces circonstances, il serait tout à fait erroné et désorientant de dire « Nous soutenons la résistance irakienne ». On ne peut pas dire qu’on soutient de telles forces. On devrait plutôt dire « Nous soutenons la lutte contre l’occupation », ou, mieux encore, pour des objectifs didactiques : « La lutte contre l’occupation est légitime, par tous les moyens (réellement) nécessaires ». Une telle formulation est correcte : on soutient les actes de manière sélective, pas les acteurs quand on ne peut pas prendre la responsabilité pour tous leurs actes. En Irak, on ne peut pas soutenir une quelconque force spécifique parce que toutes les forces qui combattent l’occupation sont en même temps des forces confessionnelles. Il y a donc deux guerres menées en même temps : une guerre juste et une guerre très réactionnaire. Si nous prenons maintenant le cas du Liban ou de la Palestine, où il y a le Hezbollah et le Hamas, des forces intégristes islamiques, qui s’opposent à l’agression israélienne. On peut alors dire : « Nous soutenons la lutte du peuple contre l’agression impérialiste indépendamment de la nature des directions ; nous soutenons la lutte malgré nos réserves sur les directions. » En outre, je suis très opposé à un soutien acritique à quelque direction que ce soit, même les plus progressistes – et à plus forte raison lorsqu’elles ne sont pas progressistes et adhèrent à des idéologies réactionnaires. Lorsque la légitimité du combat ne souffre d’aucune ambiguïté, mais qu’il est dirigé par des forces non progressistes, on devrait déclarer très clairement : « Nous soutenons la lutte, mais nous ne partageons pas les orientations de sa direction. »

Notes

1. Oxymoron : figure de style qui consiste à associer deux mots apparemment contradictoires pour créer un effet paradoxal (silence éloquent, douce violence, réalité virtuelle).

ACHCAR Gilbert, BENLISOY Foti, KILIÇ Aykut
* Cette interview a été réalisée par Foti Benlisoy et Aykut Kiliç pour la revue critique turque Mesele (Question). Le texte original anglais de l’interview a été publié sur les sites de ZNet et de International Viewpoint sous le titre « The U.S. is sowing the seeds of a long term tragedy... ». Traduit de l’anglais par JM pour Inprecor et, pour la partie consacrée à l’Irak, par la rédaction du site suisse www.nonalaguerre.ch. Cette partie a déjà été publiée sur le site A l’encontre, datée du 10 juin 2008.

* Gilbert Achcar, professeur à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres, est un collaborateur régulier d’Inprecor et de la revue La brèche. Parmi ses ouvrages, on peut citer :
Le choc des barbaries (Complexe, 2002 ; 10/18, 2004)
L’Orient incandescent – (Page Deux, 2004)
La guerre des 33-Jours, avec Michel Warschawski (Textuel, 2007)
La poudrière du Moyen-Orient, avec Noam Chomsky (Fayard, 2007)