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L’aventure « NPA » : un chaos créateur

mercredi 14 janvier 2009, par Philippe Corcuff

Et comment « le mort saisit le vif » dans la gauche de la gauche

DOSSIER NPA. La revue « Mouvements » poursuit la mise en débat du Nouveau Parti Anticapitaliste, avec Philippe Corcuff, sociologue et membre de la LCR et du NPA.

12 décembre 2008

Militant de la LCR depuis 1999, je n’ai pas le parcours militant, ni la culture intellectuelle, d’un militant « trotskyste ». J’ai longtemps été militant du PS (le courant CERES), puis des Verts, avant de créer fin 1997, avec quelques amis, la SELS (Sensibilité Ecologiste Libertaire et radicalement Sociale-démocrate), qui s’est rapprochée de la LCR [1]. Je ne suis pas à proprement parler « marxiste », car engagé dans un élargissement de mes références théoriques (marqué initialement par la sociologie critique de Pierre Bourdieu, puis par la sociologie pragmatique initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, je suis à la recherche d’une nouvelle posture critique en sciences sociales dans le dialogue avec la philosophie politique). Ce qui a pu me conduire à polémiquer avec certaines inerties doctrinales au sein de la LCR [2]. Mais je suis pleinement engagé dans la construction du « nouveau parti anticapitaliste ».

On ne dira jamais assez combien la décision d’autodissoudre la LCR et de créer une organisation insolite fût courageuse et audacieuse de la part de la direction de la LCR, tout particulièrement au regard des frilosités, des babillages routiniers et des inerties des multiples « petits chefs » de « la gauche de la gauche » (dite encore « gauche anti-libérale »). Car depuis l’expérience de la Convention pour une Alternative Progressiste autour de Charles Fiterman en 1994 (bientôt quinze ans !), ce qui se passe à gauche d’un Parti « Socialiste » largement social-libéralisé montre à la fois des potentialités d’existence politique pour une gauche radicale neuve et une incapacité chronique à amorcer l’organisation d’une alternative rénovée. « Le mort saisit le vif », selon l’expression de Marx : le passé ronge le présent et les possibilités d’inventer un autre avenir. Et pourtant les enjeux sont considérables, tant du côté de la critique sociale que sur le plan de l’émancipation.

Enjeux pour le XXIe siècle : une nouvelle politique d’émancipation et une nouvelle critique sociale ?

L’espérance émancipatrice est bien obligée de constater que, depuis presque deux siècles, d’expériences locales noyées dans les logiques dominantes en impasses autoritaires, voire totalitaires, d’institutionnalisations affadissantes en rêveries gauchistes sans effets, le projet d’une société non-capitaliste durable sur des bases démocratiques et pluralistes a échoué.

Une nouvelle politique d’émancipation ?

Cela contribue à donner des couleurs mélancoliques à nos combats. Cela nous oblige à explorer pratiquement et théoriquement l’hypothèse d’une nouvelle politique d’émancipation ajustée au XXIe siècle, puisant de manière critique dans les traditions progressistes passées et adossée à des outils de critique sociale réélaborés, dont la galaxie altermondialiste pourrait être le creuset [Pour quelques développements en ce sens, voir Philippe Corcuff, « Enjeux altermondialistes et individu contemporain » ; « Mélancolies de Mai 68 », revue Projet, n°304, mai 2008, repris sur Mediapart ; « Galaxie altermondialiste et émancipation au XXIe siècle : l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire », Mediapart.]]

Cette hypothèse s’appuie sur l’épuisement relatif des deux grands mouvements émancipateurs modernes : 1) le mouvement républicain-démocratique qui a émergé au XVIIIe siècle, en posant la question républicaine-démocratique, et 2) le mouvement socialiste (dans ses variantes sociales-démocrates, communistes, anarchistes, etc.) qui a pris forme au XIXe siècle en posant, dans le sillage critique du premier, la question sociale. Car la mouvance progressiste actuelle aurait à répondre à des questions pour partie renouvelées. Ainsi des tonalités post-républicaines et post-socialistes perceraient dans cette hypothèse, qui continuerait toutefois à se nourrir de ressources républicaines-démocratiques et socialistes.

Une telle hypothèse nous empêcherait d’apporter exclusivement des réponses républicaines, à l’ancienne, à nos interrogations. Et nous ne pourrions envisager l’avenir émancipateur, sans prendre au sérieux les tragédies autoritaires et totalitaires qui ont pris le nom de « communisme » au XXe siècle. Un penseur à la mode comme Alain Badiou fait, de ce point de vue, régresser les gauches critiques, dans son refus d’associer radicalité anticapitaliste et vigilance antitotalitaire, tout à la nostalgie de la Chine maoïste (et de ses camps de rééducation ?). Au vu de l’ampleur des enjeux, on ne pourrait pas se contenter, non plus, de la dénonciation simpliste et fantasmatique d’un Grand Complot Unifié des Médias et du Néolibéralisme, contrairement à ceux qui préfèrent la chaleur répétitive des slogans à l’ouverture de nouveaux sentiers escarpés pour la réflexion. Après tous les échecs et les impasses du passé, la nouvelle gauche radicale en germe a le devoir, pour penser par elle-même, de penser aussi contre elle-même.

Un anticapitalisme élargi

Il nous faudra beaucoup de travail pour affiner nos outils de critique du monde tel qu’il va. Quelques pistes partielles et provisoires peuvent déjà être signalées. L’anticapitalisme, roc de nos refus, devrait pouvoir être élargi. L’analyse, toujours nécessaire, de la contradiction capital/travail (contribuant à structurer la question sociale, les inégalités de classes et la lutte des classes), devrait être enrichie par celle de la contradiction capital/nature (et de la question écologiste devenue incontournable), de la contradiction capital/démocratie (et de la question démocratique de plus en plus fragilisée dans le néocapitalisme globalisé) ou de la contradiction capital/individualité (et de la question des individualités, dont les aspirations sont tout à la fois excitées et frustrées par la logique marchande).

Par ailleurs, selon l’inspiration de la sociologie critique de Pierre Bourdieu, la problématisation de la question sociale comme de la question démocratique aurait à prendre en compte d’autres formes de domination interagissant avec le capitalisme comme la domination politique, la domination masculine, les dominations culturelles, l’homophobie ou les discriminations postcoloniales affectant systématiquement les populations issues de l’immigration.

Le problème de « l’État »

Par exemple, cela nous conduirait à commencer à poser autrement le problème de « l’État » souvent perçu de manière trop unifiée. On ne doit certes pas oublier la critique marxiste de la dimension de classe de l’État contemporain, mais si ce dernier constitue bien un lieu de cristallisation des rapports de classes, il condense aussi d’autres modes d’oppression (des femmes, des homosexuels, postcoloniale, etc.). D’autre part, l’État est profondément travaillé par une domination proprement politique (imbriquant le pouvoir des représentants professionnalisés sur les représentés et une hiérarchisation rigide du savoir au profit de formes bureaucratiques d’expertise, « la noblesse d’État » dont parlait Bourdieu), dont la critique anarchiste a bien saisi l’autonomie par rapport à la logique capitaliste. La critique marxiste, à la différence des libertaires, a trop souvent cru pouvoir résoudre la première (la domination politique) en s’attaquant seulement à la seconde (la logique capitaliste).

Par ailleurs, les institutions étatiques ne sont-elles pas plus diversifiées que leurs critiques libertaires et marxistes ne le laissent entendre, car à côté de la domination politique, de la domination de classe et des autres dominations qui les traversent, elles révèlent aussi (inégalement selon les institutions concernées) des formes de protection, associées aux luttes sociales et politiques (droit du travail, sécurité sociale, systèmes de retraites, services publics, etc.), qu’ont bien mis en évidence les travaux contemporains de Robert Castel dans le sillage de la sociologie d’Émile Durkheim. Pas de pouvoirs sans résistances, rappelait Michel Foucault, et donc sans inscription de ces résistances dans les institutions existantes. Toutefois l’espace de nos questionnements est ici loin d’être clos, ne demande même qu’à s’ouvrir.

Repenser une émancipation individuelle et collective

Il nous faudra beaucoup d’imagination pour redéfinir les contours actuels d’une émancipation individuelle et collective. Là aussi des pistes éparses peuvent être indiquées à titre d’exemples. On devrait tout d’abord ne pas oublier le caractère indissociablement individuel et collectif de l’émancipation, en récusant la tentation fortement « collectiviste » des gauches, encore aujourd’hui. Marx et Engels, en avance sur des générations de marxistes, ne faisait-il pas, dans Le Manifeste communiste de 1848, du développement de l’individualité de chacun une des finalités principales d’une nouvelle association collective, « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » [3] ?

La question expérimentale, c’est-à-dire commencer à expérimenter ici et maintenant de nouvelles formes de vie, de travail, de décision et de création (démocratie participative et directe, squats autogérés, économie solidaire, agriculture alternative, coopératives ouvrières, expériences pédagogiques et universités populaires, réseaux culturels et médias critiques, etc.), devrait être également réévaluée. Car si personne n’a à l’avance les clés de l’avenir, inventer d’autres possibles demandera de multiples expériences, avec des erreurs et des rectifications successives et provisoires de ces erreurs. Ce qui supposera de rééquilibrer le vocabulaire politiquement dominant, à tonalité viriliste, de « la force », des « rapports de force » et du « combat » par celui de « la fragilité », de « l’exploration » et du « tâtonnement ». Et puis comment faire du commun en politique avec une pluralité humaine gorgée de différences ? Le vocabulaire, prégnant chez les républicains et les socialistes, de « la centralisation », de « l’unité » et de « l’unification », en écrasant la diversité, apparaît inadéquat. Le vocabulaire des « convergences », des « coordinations » et des « solidarités » semble plus prometteur.

Sur un autre plan, se saisir de la question écologiste de manière non superficielle, notamment dans la discussion avec les courants de « la décroissance », n’implique-t-il pas d’interroger la vision non critique d’un « Progrès » scientifique et technique supposé intrinsèquement positif, qui a tant marqué les représentations républicaines et socialistes ? Cela ne nous mène pas à l’abandon des Lumières du XVIIIe siècle, mais nous incite plutôt à les redessiner. Mais arrêtons-nous là, car le chantier de nos explorations est beaucoup plus large que ces quelques aperçus.

Un logiciel programmatique limité

Pour l’instant les programmes, assez proches, des gauches de gauche (défendus, par exemple, lors des élections présidentielles de 2007) sont assez peu inventifs par rapport aux enjeux renouvelés du XXIe siècle. On vit encore largement sur le logiciel du Manifeste communiste de 1848 (mais sans les originalités de Marx et Engels quant à la place de l’individualité, mises en général de côté), relooké par le programme du Conseil National de la Résistance et encore actif avec le Programme Commun de la Gauche de 1972, autour d’un double axe : services publics/mesures de justice sociale. On a rajouté à la marge une pointe de féminisme et un doigt d’écologie, mais globalement une vue élargie de la critique sociale et de l’émancipation y a peu de place. Et ce plan programmatique et intellectuel de la refondation de la radicalité ne semble guère préoccuper excessivement les divers « petits chefs » de la gauche de la gauche, tout à la répétition de leurs certitudes sous forme de slogans (« il faut l’union », « la LCR/NPA constitue une impasse gauchiste », etc.).

« Le mort saisit le vif »-1 : une gauche de la gauche tragi-comique ?
Depuis 1994 et la Convention pour une Alternative Progressiste, avec une accélération dans le sillage de la victoire du non au référendum sur le TCE, la voie d’un regroupement institutionnel d’organisations et de courants politiques a été privilégiée par la gauche de la gauche. Elle a échoué : en se brisant sur des logiques stratégiques opposées (entre ceux qui maintiennent des passerelles avec la gauche officielle sous hégémonie sociale-libérale – et ceux qui maintiennent des passerelles avec ceux qui maintiennent des passerelles électorales avec le PS, c’est-à-dire la grande majorité des dirigeants du PCF - et ceux qui défendent une claire indépendance), en mobilisant peu les citoyens (en dehors de l’effervescence de la campagne du non), en étant peu inventive sur le triple plan de la critique sociale, du programme et du projet d’émancipation.

Pragmatisme conséquent contre pragmatisme rhétorique

Le grand philosophe américain du pragmatisme, John Dewey, nous incitait légitimement à rompre en politique avec une vision en termes d’absolus. Selon lui, les orientations politiques devaient être traitées « comme des hypothèses de travail, non comme des programmes auxquels il faudrait adhérer et qu’il faudrait exécuter de façon rigide » ; d’où l’importance à ce « qu’elles soient sujettes à une observation constante et bien outillée des conséquences qu’elles produisent » et « à une révision prompte et flexible à la lumière des conséquences observées » [4].

Est-ce que les « petits chefs » de la gauche de gauche, qui ont souvent le mot « pragmatisme » à la bouche face au supposé « gauchisme » de la LCR, sont pragmatiques en ce sens ? Non, le pragmatisme ne relève bien souvent chez eux que d’une rhétorique identitaire, et non pas d’une exigence pratique pour eux-mêmes. Au contraire, ils continuent à s’enfoncer dans ce qui a échoué depuis presque quinze ans, sans guère d’évaluation critique : « Appel Politis », frétillements divers à l’occasion de la création du Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon, récent appel à « la création de la force politique unitaire, antilibérale et pour la transformation sociale » par les mêmes « antilibéraux », de moins en moins nombreux mais pas moins arrogants… On peut sincèrement considérer l’aspiration unitaire de « l’appel Politis » sympathique ou le départ du PS par Mélenchon courageux, mais qui ne voit qu’on nous ressert une fois de plus les mêmes vieilles recettes qui ont détraqué notre estomac politique depuis si longtemps ? Une génération politique, calée sur des routines usées, n’est-elle pas en train de toucher du doigt ses limites face aux défis du temps ? Qui est capable, au contraire, d’esprit d’aventure dans ce microcosme désolé et désolant ?

De l’entre-soi inter-organisationnel à la boîte de Pandore

Si nombre d’animateurs de la gauche de la gauche agissent ainsi, ce n’est certes pas par perversité, ni par manque d’intégrité politique (on y compte des femmes et des hommes remarquables), mais souvent à cause du poids des inerties mentales. « Le mort saisit le vif », encore…Tout d’abord, souvent issus de l’extrême-gauche soixante-huitarde et post-soixante-huitarde, leur lucidité juste face à l’illusionnisme « gauchiste » devient obsessionnelle et les amène à se raccrocher à un discours « pragmatique », plutôt que de tenter de repenser les rapports entre radicalité et pragmatisme. D’autre part, la voie des regroupements organisationnels apparaît comme la plus familière pour ces dirigeants et militants politiques. C’est leur monde, c’est un terrain qu’ils connaissent, ils savent faire : mettre ensemble des représentants de différentes organisations et courants sur des estrades publiques ou dans des nuits-marathons de négociations. Mais est-ce que cela ne les enferme pas dans un entre-soi inter-organisationnel, qu’ils ne perçoivent même pas comme tel, illusionnés qu’ils sont par leur rhétorique de porte-parole de « la masse des travailleurs et des citoyens » ? On aurait typiquement à faire à ce que les sciences sociales appellent un « ethnocentrisme » : confondre son petit monde avec le vaste monde. Le confinement dans ce monde étroit rend alors difficile la coupure nette avec ce qui est considéré comme « la seule politique sérieuse », menée par les grandes organisations historiques, privilégiant l’occupation de places dans les institutions publiques : le PS et le PCF.

Les discours unitaires se transforment alors en mystique sans âme et sans contenu : « Tous unis, tous unis », mais pourquoi faire, dans quelle stratégie, pour combien de temps sur des bases aussi fragiles ? Le « tous unis » occupe l’espace laissé vacant par la lucidité. Ses dimensions affectives lui donnent une certaine efficacité auprès de ceux qui attendent depuis si longtemps une autre gauche, et qui sont prêt à croire facilement dans tout nouveau raccourci politique qui se présenterait…Un illusionnisme « unitariste » prend la place de l’illusionnisme « gauchiste » d’antan légitimement critiqué : a-t-on pour autant progressé, camarades progressistes ?

En lançant le processus « NPA », la direction de la LCR a esquissé la possibilité d’un autre chemin, tenant compte des échecs passés. Elle a réussi à surmonter sa propre culture « trotskyste » qui la prédisposait à ne trouver de solution que dans le regroupement d’organisations et de courants organisés (notamment venant du PS et du PCF). Elle s’est d’abord adressée à des centaines de milliers d’individus, plutôt qu’à des groupes (tout en s’efforçant de convaincre des groupes de participer également au processus), accrochant ainsi davantage aux caractéristiques individualistes de nos sociétés contemporaines. Elle a ainsi ouvert une boîte de Pandore, d’où surgissent des expériences multiples et hétérogènes, qui dans leur métissage pourraient dessiner une gauche radicale inédite. Elle a privilégié l’aventure, avec ses incertitudes, ses risques, son chaos…

Face à cela, qu’entend-on dans certains milieux de la gauche de la gauche, bien relayés par les médias (les journalistes ayant souvent des représentations analogues de ce qu’est « la politique sérieuse ») : « archaïsme », « manipulation », « logique d’appareil », etc. Et, à l’intérieur de la LCR, c’est un de ceux qui semble le plus attaché à la vieille culture « trotskyste » du regroupement d’organisations, renforcée chez lui par une patine de type IIIe République, l’enfermant un peu plus dans une définition institutionnelle étroite de la politique, qui est présenté comme le héraut et le héros de « l’ouverture », j’ai nommé Christian Picquet. On balance bien entre le tragique et le comique ! Que Christian Picquet ait incarné avec courage la résistance à la vague néolibérale dans les années 1980 et 1990, contribuant à préserver l’outil que constitue aujourd’hui la LCR, c’est indéniable. Qu’une rhétorique à la Jules Ferry trotskysé soit aujourd’hui l’axe d’une réinvention de la gauche, il y a bien des raisons d’en douter…

Face à « la question du pouvoir » : peut-on être libertaire et pragmatique ?

Á travers la question du rapport au social-libéralisme du PS, les divisions de la gauche de la gauche touchent aussi à la question stratégique du rapport au pouvoir politique. Là-dessus nous avons, après deux siècles d’échecs « réformistes » et « révolutionnaires », sociaux-démocrates, socialistes, communistes, anarchistes ou coopérativistes, pour stabiliser une société non-capitaliste pluraliste, promouvant l’émancipation individuelle et collective, beaucoup de questions et d’incertitudes. Et ceux qui nous présentent une « solution clés en main » risque de passer à côté de deux choses essentielles : 1) on ne peut pas se contenter de reprendre telles quelles les solutions élaborés hier sans une évaluation critique, et 2) les erreurs passées de l’espoir émancipateur nous poussent à envisager l’articulation d’une pluralité de solutions, un processus multidimensionnel plutôt qu’une voie unique. Mais on a encore à faire des expériences, et à tâtonner pratiquement et théoriquement pour y voir un peu plus clair. Sans certitudes, donc, on hérite cependant de quelques repères utiles.

Une réserve libertaire à l’égard du pouvoir politique

Olivier Besancenot incarne notamment une réserve libertaire à l’égard du pouvoir politique. Car, sous des formes historiquement différentes, les expériences « réformistes » ou « révolutionnaires » de transformation sociale se sont notamment heurtées à une tendance analogue : ceux qui croyaient « prendre le pouvoir » pour changer le monde ont souvent été pris par ce pouvoir (par divers mécanismes de concentration du pouvoir politique, d’institutionnalisation, de re-hiérarchisation des savoirs, supports de nouvelles logiques de domination, etc.), et les changements rêvés étaient presque oubliés en chemin ou prenaient des formes autoritaires qui les caricaturaient. L’histoire mélancolique de la gauche nous laisse alors entendre que la seule présence, même majoritaire, dans les institutions politiques existantes (notamment le parlement et le gouvernement) a peu de probabilités d’ouvrir la voie à une rupture avec le capitalisme et à une émancipation durable. La constitution du « NPA » part assez largement de ce constat libertaire, qui constitue un point de départ. Mais nous n’en sommes justement qu’au départ…

Les voies incertaines d’un nouveau pragmatisme

Après les avis divergent, dans la galaxie « NPA », quant à la place de la présence dans les institutions, jusqu’à l’éventuelle participation à une majorité parlementaire, voire gouvernementale, dans l’invention d’une société non-capitaliste. Peu de militants récusent le fait que cela puisse avoir, dans certaines conditions (où, comme en Bolivie ou au Venezuela, un gouvernement pourrait commencer à inverser le cours néolibéral des politiques publiques, qui domine le monde capitaliste depuis presque trente ans), une utilité. Ce n’est pas, non plus, le point de passage obligé par le suffrage universel, à transformer, selon l’expression de Marx dans ses Considérants du programme du Parti ouvrier français (1880), « d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation » [5]., qui est en cause. Il ne s’agit pas, non plus, de faire une croix sur les acquis réels mais limités du libéralisme politique, mais plutôt de viser la consolidation et l’élargissement des libertés individuelles et collectives. Cependant, à partir du moment où l’on pense, légitimement, que : 1) cela ne suffira probablement pas pour faire sauter les chaînes de l’oppression capitaliste comme des autres formes de domination, et 2) que l’institutionnalisation peut même offrir des appuis à un renforcement de l’inégalité politique, un pragmatisme conséquent commande de ne pas être d’abord et principalement focalisé sur la participation aux institutions existantes (comme le PS, le PC et nombre de « petits chefs » de la gauche de la gauche).

Ce serait seulement à partir d’une réserve libertaire à l’égard du pouvoir politique, justifiée par les nombreuses déconvenues du passé, que pourrait être envisagée pragmatiquement la participation aux institutions locales, puis à des majorités parlementaires ou gouvernementales, avec des précautions démocratiques, dans un processus multidimensionnel (mobilisations sociales d’ampleur, invention de nouvelles formes d’auto-organisation populaire et citoyenne, expérimentations sociales multiples, combat intellectuel et inventivité culturelle, etc.). Cela nous inviterait, entre autres, à avoir une vue moins unifiée et plus contradictoire des institutions étatiques que les marxistes et les anarchistes (empruntant à la fois à Marx, Bakounine et Durkheim), et une vision plus mobile des pouvoirs (empruntant à Foucault). Mais on comprend que ceux qui aspirent à une carrière politique préfèrent traiter la composante libertaire comme une option seconde, une concession un peu folklorique à l’air du temps, et non comme une réserve préalable, étayage indispensable d’une pragmatique de l’émancipation…

« Le mort saisit le vif »-2 : de quelques inerties dans le processus « NPA »

Se contenter d’un discours de promotion et d’autojustification, comme on l’a fréquemment connu jadis dans les organisations progressistes, apparaît inadéquat pour relancer aujourd’hui pratiquement et théoriquement le pari de l’émancipation. Dans la tradition du Lumières du XVIIIe siècle, chaque militant radical ne pourrait alors échapper, parce que cela participe de la logique même de l’émancipation, à l’exigence d’une lucidité autocritique. On ne doit donc pas masquer les contradictions, les difficultés, voire les risques d’échec du processus « NPA » en cours.

Penser contre soi-même pour penser par soi-même

Il y a bien sûr les circonstances socio-historiques qui tendent à échapper aux volontés individuelles et collectives, et qui peuvent donner plus ou moins d’efficacité au processus, comme lui fournir de lourds écueils. Il y a aussi l’attractivité que le processus peut susciter ou pas chez tous ceux, nombreux, qui sont en attente d’une nouvelle gauche, et qui ont des doutes légitimes. Et puis il y a des blocages internes au processus, sur lesquels nous pouvons avoir davantage de prise, si nous en prenons conscience.

L’observation pleinement participante de cette aventure en devenir m’oriente vers au moins une grosse difficulté interne, qui pourrait également avoir des effets malheureux sur son attractivité externe. La très grande majorité des nouveaux membres et sympathisants (la distinction entre les deux étant particulièrement floue à ce stade) n’a pas de grande expérience politique, et parfois pas du tout. Certes il y a des déçus du PS, du PCF ou des Verts, qui avaient arrêté de militer depuis un certain temps, ou des personnes engagés il y a longtemps dans des groupes d’extrême-gauche, mais la plus grande partie est composée de militants syndicaux et associatifs sans affiliation partisane, voire de simples sympathisants critiques, membres d’aucune organisation. Cette majorité a moins l’habitude de s’exprimer publiquement avec un langage politique constitué, révèle davantage de doutes et d’hésitations. Par contre, les quelques membres de courants organisés, voire d’anciens militants disposant de fortes ressources rhétoriques, occupent beaucoup plus l’espace verbal des discussions, rédigent davantage de textes et d’amendements, ont un poids parfois surprenant, au vu de leur nombre fort modeste, sur les textes de référence du nouveau parti.

Un texte décevant : les « Principes fondateurs » du « NPA »

C’est particulièrement le cas du texte en cours d’écriture des « Principes fondateurs », dont la dernière version nationale des 8-9 novembre 2008 [6] s’avère très décevante en tant que « déclaration de principes » d’un parti inédit, tant sur la forme (défauts de cohérence entre les différentes parties, mélange des dimensions conjoncturelles et structurelles, pas de définition claire au départ du « capitalisme » et de « l’anticapitalisme » mais des éléments émiettés au sein du texte, peu de hiérarchisation des « principes fondamentaux », passages marqués par une langue de bois organisationnelle ressemblant à la forme tract, pas de souffle dans l’écriture, etc.) que sur le fond (peu d’ouverture à la pluralité constitutive de l’anticapitalisme aujourd’hui, faible écho à la diversité des itinéraires et des expériences comme des niveaux de formation politique des militants-sympathisants locaux du NPA, questions stratégiques lourdes comme celle de « l’État » ou du rapport « réformes »/« révolution » tranchées rapidement et de manière manichéenne, etc.).

Le logiciel d’un « marxisme » sommaire (à tonalité économiste et collectiviste) a eu, pour l’instant (mais les choses peuvent encore être modifiées jusqu’au congrès constitutif), un effet hégémonique sur le texte, via le poids pris par la poignée de ceux qui disposent d’une certaine habitude dans la prise de parole publique et/ou l’écriture de textes politiques, dotés par ailleurs de davantage de certitudes. Ce qui fait que le texte en l’état ressemble peu au marxisme ouvert et hétérodoxe travaillé jusqu’à présent au sein de la LCR (dans sa revue officielle, Critique communiste, comme dans la revue proche d’elle, ContreTemps), et qu’il se situe, bien en deçà, du point de vue de l’ouverture de l’analyse et des propositions, du dernier texte de ce type adopté par la LCR : la version courte de son « Manifeste » publiée sous forme de brochure en décembre 2006 [7]. Cela, paradoxalement, au moment où, dans le sillage du « NPA », la revue ContreTemps (fusionnant avec Critique communiste) s’ouvre et s’élargit, à la fois sous une forme papier (à partir de janvier 2009 aux éditions Syllepse) et sous une forme web novatrice [8]. Dans ce cas, contrairement aux discours convenus sur la supposée « logique d’appareil » de la LCR, la direction de la Ligue a peu osé intervenir jusqu’à présent vis-à-vis d’une telle dynamique régressive, de peur qu’on ne l’accuse justement d’« interventionnisme »…

Un risque de décrochage interne

Les « Principes fondateurs » ne sont qu’un exemple d’un danger plus large qui guette le « NPA » : un décrochage entre quelques militants hyperactifs maîtrisant certains codes politiques stabilisés et la majorité des militants, plus diversifiés dans leurs références politiques et intellectuelles, leurs expériences comme dans leurs modalités d’engagement ; les seconds pouvant se retirer alors peu à peu sur la pointe des pieds, sans que leurs insatisfactions ne soient clairement exprimées et donc audibles. Ce qui aurait aussi un effet négatif sur tous ceux qui regardent avec intérêt, mais pour l’instant de l’extérieur, ce qui se passe du côté du « NPA ».

On a affaire ici à un aspect régressif d’un chaos pourtant plutôt créateur et prometteur dans l’ensemble. Bien sûr, ceux qui, comme Jean-Luc Mélenchon, proposent « clés en main » un parti, « son » parti, ne rencontrent pas ce genre de problèmes…

Le métissage « NPA » : chiche ?

Le lancement du « NPA » revêt des analogies, pour ce qui est des gauches radicales, avec l’aventure du congrès d’Epinay de 1971, donnant naissance à un nouveau parti socialiste, qui a fait profondément bouger les lignes de la gauche d’alors et a contribué à conduire à la victoire électorale de 1981. Mais un Epinay qui serait armé de la connaissance libertaire des épines de la rose : l’institutionnalisation sociale-libérale de l’après-1981 et l’échouement sur la question du pouvoir politique. Comme en 1971, nombreux sont encore ceux qui, pris dans les routines et les miroitements de l’immédiateté, ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, demeurant alors attentistes, voire ironiques, sceptiques et/ou arrogants.

Á l’inverse de cette inertie, il est possible de donner une ampleur historique à l’aventure « NPA », sans se masquer les écueils et les risques d’échec. En faisant le pari du métissage d’une grande diversité d’expériences individuelles dans quelque chose qui pourrait avoir les couleurs de l’inédit, dans un XXIe siècle naissant, tout à la fois inquiétant et passionnant. Un nom de parti, pointant la possibilité du neuf tout en partant des quelques repères et valeurs qui contribuent à nous réunir, comme IDÉAL (Internationalisme Démocratie et Écologie Anticapitaliste et Libertaire) serait le bienvenu pour ajouter son souffle symbolique à notre chaos créateur…

CORCUFF Philippe
Notes
[1] Voir Philippe Corcuff et Willy Pelletier, « « NPA » : l’expérience sociale-démocrate libertaire dans la LCR comme analyseur d’enjeux actuels », Critique Communiste (revue de la LCR), n°187, juin 2008, repris sur Mediapart.

[2] Voir notamment Philippe Corcuff, « La LCR a-t-elle perdu la boussole ? Conservatisme trotskyste et imaginaire machiste dans le renouveau du débat stratégique au sein des gauches radicales », Critique Communiste, n°183, mai 2007, repris sur le site d’Europe Solidaire Sans Frontières : voir La LCR a-t-elle perdu la boussole ?

[3] Repris dans Œuvres I, trad. franç. de M. Rubel, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p.183.

[4] ohn Dewey, Le Public et ses problèmes (1e éd. : 1927), trad. franç., Pau, Publications de l’Université de Pau/Farrago/Éditions Léo Scheer, 2003, pp.194-195.

[5] Repris dans Œuvres I, op. cit., p.1538

[6] ->http://www.npa2009.org/content/projet-de-principes-fondateurs-du-« -nom-du-parti- »]

[7] ->http://www.lcr-rouge.org/IMG/pdf/manifeste_32p.pdf]

[8] http://contretemps.eu/

* Paru dans la revue Mouvements :
http://mouvements.info/spip.php ?article351