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Le projet socialiste a été trahi. Il faut le réinventer au 21e siècle

mercredi 22 avril 2009, par Eric Toussaint

Entretien spécial avec Eric Toussaint


Tiré du site du CADTM
http://www.cadtm.org
L’interview a été réalisée par Patrícia Fachin


En évaluant la crise internationale et les propositions de la gauche face à une situation mondiale qui se dégrade rapidement, Eric Toussaint distingue deux gauches fort différentes qui proposent des options distinctes pour résoudre l’interconnexion des crises du capitalisme. Une option, explique-t-il, se préoccupe encore du socialisme et des questions écologiques, elle parle d’écosocialisme, se manifeste à travers les mouvements sociaux et lutte pour mettre en pratique des « solutions anti-capitalistes, féministes et anti-racistes ». L’autre, la gauche social-libérale ou social-démocrate, est présente dans des gouvernements comme ceux de Barack Obama, Lula, Gordon Brown, José-Luis Zapatero. Ceux-ci, affirme-t-il, en plus de s’investir dans le modèle économique néolibéral, sont incapables de percevoir l’ampleur de la crise écologique, « renforcent le mode de production productiviste le saupoudrant peut-être d’un peu de couleur verte sans, d’aucune manière, adopter les mesures radicales qui s’imposent ».

La crise de civilisation par laquelle passe actuellement l’humanité est aussi, pour le politologue belge, un reflet de l’histoire de la gauche social-démocrate qui « s’est adaptée à la société capitaliste ». Dans cet entretien spécial accordé à IHU ON-Line |1|, Toussaint affirme que, en plus de ne pas respecter la « véritable démocratie basée sur l’autogestion », « la crise profonde de la gauche est liée, d’une certaine manière, à une déformation des propositions des socialistes, des communistes comme Karl Marx et Friedrich Engels ». En défendant le socialisme du 21e siècle, il met en évidence qu’il ne faut pas reproduire ce qui a été mis en pratique au 20e siècle, mais au contraire « être une réponse profondément démocratique et autogérée aux expériences négatives du passé ».

Interrogé sur la possibilité de construire une proposition plus radicale qui mette fin au capitalisme, il se fait incisif : « Cela implique de profondes mobilisations sociales pour mettre en place un véritable processus révolutionnaire, comme celui qui a triomphé il y a 50 ans à Cuba le 1er janvier 1959 ». Et emphatique : « Il faut une nouvelle politique anti-capitaliste, socialiste et révolutionnaire qui doit inclure une dimension féministe, écologiste, internationaliste, anti-raciste. Il faut que ces différentes dimensions soient intégrées de manière cohérente dans ce qui est en jeu, dans le socialisme du 21e siècle ».

Eric Toussaint, président du CADTM Belgique (Comité pour l’Annulation de laDettedu tiers Monde, www.cadtm.org), est docteur en sciences politiques de l’Université de Liège (Belgique) et de l’Université de Paris VIII (France). Il est l’auteur de Banque du Sud et nouvelle crise internationale. Alternatives et résistances au capitalisme néolibéral, CADTM / Syllepse, Liège-Paris, 2008, 207 pages ; Banque mondiale : le Coup d’Etat permanent. L’Agenda caché du Consensus de Washington , coédition CADTM / Syllepse / CETIM, Liège-Paris-Genève, 2006, 310 pages ; La Finance contre les peuples. La bourse ou la vie , CADTM, CETIM, Syllepse, Liège-Genève-Paris, 2004, 638 pages. Coauteur avec Damien Millet de 60 Questions/60 réponses sur la Dette, le FMI et la Banque mondiale , coédition CADTM / Syllepse, Liège-Paris (2008).

L’entretien

IHU On-Line – Vous dites que pour résoudre les problèmes des crises globales, il est nécessaire de réaliser une rupture radicale. Cela peut-il seulement venir de la gauche ? Comment ?

Eric Toussaint – Vous pouvez constater, clairement, que la proposition d’une rupture radicale avec la société capitaliste est réalisée par des secteurs de la gauche, comprenant des partis et des organisations sociales. Elle est issue de la gauche radicale dans le monde entier à travers des partis de gauche révolutionnaire comme, au Brésil, le PSOL ou le PSTU. D’autres partis ont la même orientation en Amérique latine. En Europe, des partis révolutionnaires se construisent comme en France où vient d’être fondé, il y a un mois, le Nouveau Parti Anticapitaliste dont la figure emblématique est le facteur Olivier Besancenot |2|. Nous voyons le même processus dans d’autres pays, également en Asie. En ce qui concerne les mouvements sociaux, on peut prendre connaissance de leurs déclarations, adoptées au Forum Social Mondial de Belém, le 30 janvier |3|. Vous constaterez que cette déclaration des mouvements sociaux invite à la rupture totale avec le capitalisme et qu’elle refuse la perspective d’une réforme du capitalisme par une nouvelle régulation. Si nous lisons la déclaration de la Marche Mondiale des Femmes |4| adoptée le 1er février à Belém et la déclaration finale des Peuples indigènes |5|, on peut percevoir que la même option est affirmée. Donc, ma réponse est : il est clair qu’aujourd’hui, dans le monde, différents partis et différentes organisations sociales proposent une rupture radicale avec le capitalisme.

IHU On-Line – Entre les secteurs de gauche, deux options sont discutées quand il s’agit de penser en termes de changements. Certains cherchent à dépasser la phase néolibérale en récupérant un développement régulé par l’action de l’Etat, et d’autres défendent une rupture socialiste. Ces chemins sont-ils possibles ? N’est-ce pas le moment de proposer quelque chose de nouveau ?

Eric Toussaint – Oui, il est clair que ces chemins sont possibles. Le premier schéma que vous décrivez est mis en pratique par des organisations de gauche qui sont au gouvernement. C’est la politique par exemple de Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil ; c’est la même politique qui est appliquée par Cristina Kirchner en Argentine, Michelle Bachelet au Chili, etc. En Argentine, il y a deux mois, le gouvernement de Cristina Kirchner a renationalisé les fonds de pension. Donc des politiques qui correspondent à la première option que vous avez présentée dans votre question sont mises en pratique. Mais cela ne permet pas de répondre, à mon sens, au défi que représente la crise globale. On peut constater que cette pratique politique maintient la domination de la société capitaliste dans laquelle l’Etat intervient comme pompier pour éteindre l’incendie provoqué par la crise globale du capitalisme.

Alors, l’autre option qui propose une véritable rupture socialiste est encore à l’état de proposition. Je ne peux pas citer des gouvernements, actuellement au pouvoir, qui mettent en pratique de manière cohérente cette orientation, même si certains d’entre eux, comme ceux de Hugo Chavez ou d’Evo Morales, agissent partiellement dans cette direction. Leurs discours sont des discours de rupture socialiste, mais leurs pratiques sont plus modérées que cela. Alors, est-ce que le schéma plus radical est possible ? Certainement. Mais cela implique de profondes mobilisations sociales, pour donner la priorité à un véritable processus révolutionnaire comme celui qui a triomphé il y a 50 ans à Cuba le 1er janvier 1959. Dans les années qui ont suivi la victoire de la révolution cubaine, on a assisté dans l’île à d’intenses mutations : une profonde redistribution de richesses au bénéfice de la population, la perte par les capitalistes du contrôle des moyens de production et un processus de démocratisation. Par la suite, Cuba, soumise au blocus des Etats-Unis et aussi à l’influence soviétique, change partiellement de direction. Mais on ne peut pas oublier le puissant élan révolutionnaire du début. Je ne vois pas pourquoi, face à cette crise capitaliste globale, on ne pourrait pas à nouveau connaître, dans le futur, des explosions révolutionnaires comme celles que l’on a connues à Cuba.

IHU On Line – Vous dites qu’en ce moment, il ne s’agit pas seulement d’une crise économique et financière et que la question est beaucoup plus profonde. Dans quel sens cet enchevêtrement global a–t-il aussi à voir avec la crise de la gauche ? Pouvons-nous dire que les deux aspects sont liés ?

Eric Toussaint – Oui. C’est une bonne question. Il y a effectivement une crise de gestion social-libérale. Je fais référence à la politique du gouvernement Lula, à celle du gouvernement Zapatero en Espagne ou de Brown en Grande-Bretagne. Il y a une crise profonde car ceux qui ont voté pour mettre ces gouvernements au pouvoir attendaient d’eux un autre type de politique. Il faut se souvenir de l’élection de Lula et du fait que le programme sur lequel il a été élu en 2002 annonçait une véritable rupture avec le néolibéralisme (je ne parle pas de rupture avec le capitalisme). A l’inverse d’une rupture, on a assisté à une continuité par rapport aux politiques néolibérales. Donc, la crise de crédibilité de la gauche fait partie de la crise globale.

Par ailleurs, il est clair que les expériences dramatiques du socialisme réel du siècle passé pèsent également. Dans la mémoire collective, existe l’idée que le socialisme est associé à une économie complètement étatisée, à la domination d’un parti unique et à l’absence de véritables libertés démocratiques.

En résumé, d’un côté, il y a un bilan très négatif de la gestion social-libérale, c’est-à-dire de la politique social-démocrate et, d’un autre côté, un bilan désastreux de la gestion stalinienne du « socialisme réel » qui a dominé l’expérience du bloc soviétique au 20e siècle. On n’a pas dépassé cette crise de crédibilité. C’est cela qui est en jeu dans le débat sur ce que d’aucuns appellent le socialisme du 21e siècle.

Le socialisme du 21e siècle doit constituer une réponse profondément démocratique et autogérée aux expériences négatives du passé. Il ne s’agit donc pas de reproduire ce qui fut mis en pratique au cours du 20e siècle. Il s’agit, face à cette crise globale du système capitaliste, avec cet aspect de crise de civilisation, de répondre également à la crise de la gauche. Il faut une nouvelle politique anti-capitaliste, socialiste et révolutionnaire qui intègre obligatoirement une dimension féministe, écologiste, internationaliste, anti-raciste. Il faut que ces différentes dimensions soient articulées de manière cohérente et intégralement prises en compte dans les projets du socialisme du 21e siècle.

IHU On-Line – Quelles sont les propositions de la gauche face à la crise financière globale ?

Eric Toussaint – Il y a deux réponses différentes de la gauche. Il y a la gauche qui applique une politique social-libérale : Lula, Brown, Zapatero… Cette politique n’est pas très différente de celle de Sarkozy en France, ni même de celle de Berlusconi en Italie ou de celle de Bush auquel Barack Obama a succédé. C’est une politique de sauvetage des banquiers : dépenser énormément d’argent public pour maintenir un système bancaire privé complètement dominé par les grands groupes financiers capitalistes. Bon, c’est la réponse de la gauche qui est au pouvoir et qui ressemble fort à une politique de droite. Dans l’exemple que je viens de donner, on ne peut faire réellement une différence entre la politique de Brown et celle de Sarkozy. On ne peut pas non plus faire la différence entre la politique de Lula par rapport au système financier privé et la politique de Sarkozy en France.

Mais il y a une deuxième option à gauche. Ses propositions sont exprimées dans la Déclaration adoptée à Caracas le 10 octobre 2008, lors de la conférence internationale intitulée « Réponse du Sud face à la crise économique mondiale » et dont on peut trouver le texte intégral sur différents sites internet, notamment celui du CADTM |6|. Cette Déclaration finale de Caracas demande la nationalisation du secteur bancaire. La nationalisation signifie qu’on transfère le secteur bancaire du secteur privé au secteur public. Il doit s’agir d’une nationalisation sans indemnisation. Cela signifie que c’est à l’Etat de gérer le secteur bancaire sans indemniser les grands actionnaires. Il faut aller plus loin dans la mesure où les grands actionnaires et les administrateurs des banques ont suivi une politique qui est responsable de la crise financière globale et, principalement, de la faillite de toute une série de banques.

Mesures pour affronter la crise

Il s’agit, pour l’Etat qui nationalise ces banques, de récupérer le coût de l’opération sur le patrimoine des grands actionnaires et des administrateurs de ces sociétés. Il faut adopter d’autres mesures pour affronter la crise. Il faut, par exemple, une réduction radicale du temps de travail des salariés sans perte de salaire. Il est nécessaire de répartir le travail disponible dans notre société en donnant un emploi à beaucoup plus de personnes qu’on ne l’a fait jusqu’à présent et permettre à ceux qui travaillent aujourd’hui de travailler moins mais en garantissant leurs salaires. Dans le cas de figure où on garantit les salaires de ceux qui travaillent aujourd’hui et où on donne du travail à ceux qui n’en ont pas, on augmente évidemment le pouvoir d’achat de ceux qui travaillent et on peut relancer l’économie. C’est une politique d’urgence qui a plusieurs avantages. Elle a l’avantage de donner du travail à ceux qui n’en ont pas, d’augmenter les cotisations sociales payées par les travailleurs et les employeurs ainsi que de garantir le financement des retraites. Cela peut permettre aussi d’avoir des recettes pour payer les allocations sociales aux personnes qui n’ont pas d’emploi et d’alimenter un fonds pour cette fameuse allocation universelle qui est évoquée dans plusieurs pays.
Il faudrait aussi, comme mesure plus structurelle, en finir avec le contrôle privé sur les grands moyens de production, de commerce et de crédit ainsi que sur les secteurs de la culture et de l’information. Aujourd’hui, les grands moyens de production, de communication et des services sont dans les mains du capital privé. Il faudrait transférer le contrôle et la propriété des grands moyens de production, de commerce et de services (y compris les moyens de communication) au secteur public. Et combiner le contrôle public et la propriété publique des grands moyens de production avec d’autres formes de propriété : la petite propriété privée et familiale dans le secteur agricole, de l’artisanat et des services. Par exemple, les électriciens, les plombiers, le commerce de détail, la restauration, toute une série de métiers très importants dans la vie quotidienne, où il est tout à fait normal d’avoir une petite propriété individuelle. Il faut développer aussi d’autres formes de propriété comme la propriété coopérative, la propriété communautaire, et protéger la forme de propriété traditionnelle des peuples indigènes. Il faut également, en ce qui concerne la propriété publique, avoir un contrôle citoyen, un contrôle démocratique sur le secteur public. Si on procède à ces réformes structurelles, on réalise une rupture radicale avec le système capitaliste. Une série d’autres mesures serait nécessaire pour répondre aux différentes dimensions de la crise globale.

Pour répondre au changement climatique et à d’autres aspects de la crise écologique, il faut des mesures radicales pour réduire l’émission de gaz à effet de serre. Pour résoudre la crise alimentaire, il faudrait, c’est clair, mettre en pratique une politique de souveraineté alimentaire pour garantir que, dans chaque pays, les producteurs locaux puissent satisfaire la demande de la population sans recourir, autant que possible, à des importations d’aliments provenant du marché mondial. Ce sont donc quelques-unes des propositions de réforme radicale, révolutionnaire, du système.

IHU On-Line – Qu’est-il en train de se passer au niveau de la gauche mondiale ? Pourquoi y a-t-il un fossé tellement large entre la théorie et la pratique de pensée politique de la gauche ?

Eric Toussaint – La gauche mondiale traverse une crise profonde due à son histoire. L’histoire du courant social-démocrate est celle d’une défaite profonde car il s’est adapté à la société capitaliste. La défaite de la gauche, c’est aussi celle de la gauche stalinienne, c’est-à-dire l’expérience qui a dominé les tentatives de construction du socialisme en Union soviétique et en Chine. Ce fut aussi une profonde défaite parce que la véritable démocratie basée sur l’autogestion n’a pas été respectée en ce sens que la bureaucratie au pouvoir dans ces pays voulait tout étatiser et tout dominer à partir de l’Etat. C’était une profonde erreur ! Le socialisme, ce n’est pas le contrôle de toute l’économie par l’Etat. La crise profonde de la gauche est liée, d’une certaine façon, à une trahison des propositions des socialistes et des communistes, comme Karl Marx et Friedrich Engels. Karl Marx disait que la société à laquelle nous aspirons, le communisme, c’est l’association libre des producteurs libres. Il disait aussi que l’émancipation des travailleurs serait l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Marx ajoutait que l’Etat, dans le socialisme, devait tendre à disparaître. Et le socialisme est une transition entre le capitalisme et le communisme (qui implique l’extinction de l’Etat). Dans le socialisme, l’Etat existe encore mais il existe de manière provisoire et doit viser à sa propre disparition.

Alors, en quoi a consisté l’expérience soviétique ? Au lieu de provoquer la disparition de l’Etat, le parti communiste, sous la direction de Staline, a renforcé comme jamais l’Etat et il a interdit toute une série d’expressions démocratiques. Ce fut une profonde perversion du projet socialiste qui, au contraire, est éminemment démocratique. Si nous prenons l’expérience des socialistes, ce qu’on appelle la social-démocratie, Lula, Zapatero, Brown ou encore Daniel Ortega au Nicaragua ne sont pas non plus en faveur de la disparition de l’Etat. Ils sont en faveur du maintien de l’Etat capitaliste avec des socialistes au gouvernement. Selon eux, il faut un Etat capitaliste qui réglemente un tout petit peu l’activité du capital.

La gauche qui est au pouvoir et qui a dominé dans le passé a trahi le vrai projet libérateur et émancipateur du socialisme. Voilà donc les raisons profondes de la crise de la gauche.

Une gauche radicale et révolutionnaire défend le projet socialiste original ; elle essaie, à partir de l’activité dans les mouvements sociaux, de le renforcer par différents moyens. Cette gauche radicale participe aussi aux campagnes électorales. Elle tente de faire élire des parlementaires qui mènent une lutte anti-capitaliste dans les institutions parlementaires, liée à une perspective de rupture et non à une perspective d’adaptation au système. L’idée est de favoriser une authentique révolution, une transformation radicale des rapports de propriété et des rapports sociaux dans la société.

IHU On-Line – Les lignes directrices du marxisme furent détournées de ce qu’elles voulaient dire réellement ? Comment se situe la question écologique actuelle au sein de la pensée marxiste ?

Eric Toussaint – Par rapport au projet socialiste tel qu’il a été conçu par Karl Marx au cours du 19e siècle, il faut préciser que, dans les dimensions que Marx a étudiées, certaines n’ont pas été développées, ou pas suffisamment. L’importante dimension féministe, qui met en cause le système de la domination patriarcale, et la dimension écologiste n’ont pas été développées par Marx même s’il a conçu un projet émancipateur incluant l’être humain dans la nature. Marx considérait que l’humanité fait partie intégrante de la nature. Il n’y a pas, chez Marx, une dichotomie entre l’être humain, d’un côté, et la nature, de l’autre. Cette conception de Marx préparait à prendre en compte les problèmes écologiques.

Les problèmes écologiques actuels sont l’héritage d’un peu plus de deux siècles d’application du mode de production capitaliste et productiviste avec, à la clé, la destruction et le non respect de la nature. Pour être complet dans la critique, il faut dire que l’expérience du socialisme réel du 20e siècle (que ce soit en Union soviétique ou dans la Chine maoïste) est aussi profondément négative en terme écologique. Il y a eu développement brutal et agressif d’un mode de production qui a contribué dans ces pays à détruire la nature de la même façon que le capitalisme dans les pays d’Europe occidentale, l’Amérique du Nord ou le Japon.

Il faut combler cette distance entre la théorie et la pratique. Il faut retourner à la théorie dans ce qu’elle a de révolutionnaire et d’innovateur. Il est nécessaire d’intégrer aux contributions de Marx la réflexion sur les problèmes de la société d’aujourd’hui, comme la question écologique. La dimension féministe est aussi fondamentale. Les femmes mènent depuis des siècles un combat pour l’égalité. Il y avait des dirigeantes femmes révolutionnaires bien avant Marx, notamment des dirigeantes révolutionnaires qui ont participé activement à la révolution française de 1789 et qui avançaient déjà à l’époque des revendications féministes. Mais le mouvement féministe s’est surtout développé et a mis en question la domination patriarcale au cours des 60 dernières années ; aujourd’hui, il contient un projet révolutionnaire. C’est pour cela que cette dimension féministe doit absolument être intégrée.

IHU On-Line – En plus des questions économiques et politiques, nous percevons, en ce moment de crise, qu’un nouveau paradigme énergétique et écologique est ressenti comme urgent et indissociable du dépassement des problèmes. La gauche n’a-t-elle pas encore perçu la gravité de ces questions ?

Eric Toussaint – Au contraire. Je pense que la gauche radicale a parfaitement pris en compte la gravité de ces questions. C’est pour cela qu’elle propose une alternative féministe, écologiste, anti-raciste, anti-capitaliste et socialiste. La dimension écologiste est extrêmement importante et c’est pour cela que la gauche radicale parle d’ « éco-socialisme », notion englobant l’écologie et le socialisme. Par contre, la gauche social-libérale ou social-démocrate qui est au pouvoir n’a pas pris en compte l’ampleur de la crise écologique. Ainsi, on peut constater que, durant la gestion social-libérale de Lula au Brésil, on a continué à détruire une région comme l’Amazonie au même rythme que sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso et ses prédécesseurs. Au cours des cinq dernières années de la gestion de Lula, on a procédé à la déforestation de l’Amazonie brésilienne sur un territoire équivalent à celui du Venezuela. Et si on prend en exemple d’autres gouvernements de gauche traditionnelle comme ceux de Brown ou de Zapatero en Europe, ils sont aussi dans l’incapacité de se rendre compte de l’ampleur de la crise écologique. Donc, ma réponse à la dernière question est que la gauche radicale prend en compte cette crise écologique et propose une réponse éco-socialiste tandis que la gauche traditionnelle poursuit et renforce le mode de production productiviste en le saupoudrant d’un tout petit peu de couleur verte sans adopter les mesures radicales qui s’imposent.

IHU On-Line – Qu’est-ce que ce moment historique représente pour l’humanité ?

Eric Toussaint – L’humanité est à nouveau à un carrefour historique. La crise globale a différentes dimensions : écologiques, alimentaires, migratoires, financières, économiques, ainsi qu’une crise de gouvernance mondiale, sans oublier la série de guerres d’agression telles que celles en Irak et en Afghanistan, combinées au non respect des droits des peuples comme le non respect des droits du peuple palestinien à avoir territoire et un Etat. L’humanité fait face à deux directions : d’un côté, la sortie capitaliste de la crise, c’est-à-dire la solution proposée par Barack Obama, Lula, Sarkozy, Brown, Zapatero, le gouvernement chinois, Poutine, etc. ; de l’autre côté, le choix est de tourner le dos au capitalisme et de mettre en pratique des solutions anti-capitalistes, écologistes, féministes et anti-racistes. J’espère que l’humanité fera ce dernier choix car si nous voulons répondre à l’ensemble de la crise globale, il faut une réponse anti-capitaliste, éco-socialiste et féministe globale.

|1| La version originale en portugais a été publiée par la Revista do Instituto Humanitas Unisinos au Brésil : http://www.unisinos.br/ihuonline/index.php ?option=com_tema_capa&Itemid=23&task=detalhe&id=1525 Les réponses d’Eric Toussaint sont principalement tournées vers un public brésilien en particulier et latino américain en général mais elles sont valables également pour les autres parties du globe.

|2| Olivier Besancenot, membre de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), a été le plus jeune candidat à la présidence en France, représentant un parti d’extrême gauche. Aux élections de 2002, il a obtenu 4,25% des voix. Cette année, du 5 au 8 février, il a participé à la fondation du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). La veille, la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) avait voté sa dissolution avec 87% des voix après quarante années d’existence (Note de IHU On-Line).

|3| Voir le texte complet : http://www.cadtm.org/spip.php ?article4079

|4| Voir le texte complet : http://www.cadtm.org/spip.php ?article4105

|5| Voir en espagnol : http://www.cadtm.org/spip.php ?article4133

|6| Voir le texte complet de la déclaration finale http://www.cadtm.org/spip.php ?article3797 ainsi que la contribution d’Eric Toussaint http://www.cadtm.org/spip.php ?article3785

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URL : http://www.cadtm.org

L’interview a été réalisée par Patrícia Fachin