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Etats-Unis : une décennie de paupérisation des familles de travailleurs

samedi 12 décembre 2009

Etats-Unis : une décennie de paupérisation des familles de travailleurs
SHIERHOLTZ Heidi, SUSTAR Lee
1er novembre 2009

Nous publions ci-dessous un entretien effectué par Lee Sustar, de l’hebdomadaire états-unien Socialist Worker avec Heidi Shierholz, économiste auprès du Economic Policy Institute et co-auteur de l’ouvrage The State of Working America 2008-2009. Les données indiquées par Heidi Shierholz dans cet entretien se retrouvent, sous une forme particulière, dans une enquête récente (International Herald Tribune, 27 octobre 2009), portant sur le nombre de très jeunes adolescents ayant quitté leur domicile suite à un appauvrissement brutal de leur famille et aux crises qui s’ensuivent. La directrice d’une institution basée à Medford (dans l’Oregon) indique : « Plusieurs fois par mois, nous voyons des enfants qui sont abandonnés par leurs parents qui disent ne plus pouvoir les entretenir. » Le nombre d’enfants qui se retrouvent sans famille, dans la rue, a fortement augmenté en 2008 et tout indique que ce nombre n’a fait que croître en 2009. A cela s’ajoute un fait : les adolescents (plus de 15 ans) trouvent de moins en moins d’emplois, y compris mal payés. (Rédaction de « A l’encontre »)


Lee Sustar – Les chiffres de l’emploi aux Etats-Unis pour septembre 2009 sont pires que prévu. Cela vous a-t-il surpris ?

Heidi Shierholz – La plupart des gens s’attendait à une perte d’environ 180’000 emplois. On a atteint le chiffre de 263’000, nettement supérieur, mais qui reste dans le même ordre. Il est intéressant de noter que le taux de chômage a augmenté exactement dans les proportions prévues, c’est à dire de 0,1%. Ceci peut paraître curieux, car avec la perte de plus d’un quart de million d’emplois on pourrait s’attendre à ce que le taux de chômage augmente davantage.

Mais il y a eu un sérieux déclin du nombre de demandeurs d’emploi. Or, lorsqu’il y a une baisse importante de cette entité lors d’une telle récession, cela signifie que beaucoup de gens ont frappé dix fois à chaque porte et finissent par y renoncer. Et, dans ce cas, ils n’entrent plus officiellement dans le décompte des chômeurs, ni dans celui des demandeurs d’emploi. Si ces personnes étaient prises en compte, le taux de chômage serait beaucoup plus élevé.

D’ailleurs le chômage est encore en train d’augmenter, et à ce rythme il pourrait atteindre 10% à la fin de l’année. Malheureusement je ne vois pas comment nous pourrons éviter cela.

Vous avez parlé d’un déficit de 10,7 millions d’emplois dans l’économie états-unienne. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

En fait, ce chiffre est basé sur le calcul du nombre d’emplois qu’il faudrait pour revenir au taux d’emploi de 2007, et non pas au taux de 2000. A la fin des années 1990, les taux de chômage étaient en dessous de 4%. Au cours du cycle économique des années 2000 nous n’avons plus approché ce taux. Le plus bas taux de chômage atteint au cours du cycle économique des années 2000 était de 4,4% en mars 2007. Le déficit de 10,7 millions d’emplois est donc calculé sur la base d’un retour à ce niveau.

En ce qui concerne le marché du travail, les années 2000 ont constitué l’un des cycles économiques les plus faibles. La croissance du nombre des emplois y était extrêmement lente. Ensuite il y a eu la récession, relativement faible, de 2001 ; après cela les emplois ne sont jamais revenus au niveau passé. Il y a eu une longue période de relance sans création d’emplois. Et la période d’expansion n’a pas duré très longtemps.

En 2007, pour la première fois depuis que les données de ce type sont enregistrées, les revenus des familles n’ont plus retrouvé les niveaux, en termes nets (inflation déduite), qu’ils avaient en 2000. Ce qui signifie que les familles se trouvent confrontées à la pire récession depuis 70 ans, et ce sans disposer des réserves qu’elles auraient pu accumuler si une reprise plus vigoureuse avait précédé la récession. En d’autres termes, les revenus familiaux n’avaient pas augmenté depuis 2000.

Et c’est dans ce contexte d’un marché du travail déjà affaibli qu’arrive cette augmentation dramatique du chômage. Rien qu’en 2008 – qui n’est que la pointe de l’iceberg – on a constaté un énorme déclin des revenus des familles. Et cela se poursuivra vraisemblablement au moins jusqu’à la fin de 2010. Donc, non seulement les familles n’ont pas vu pas leur revenu augmenter depuis plus d’une décennie, mais en plus elles subissent des pertes substantielles entre 2000 et 2010-2011. Je ne pense pas que ces pertes pourront être comblée avant de nombreuses années.

Depuis les années 1970, l’entrée des femmes dans la force de travail a permis de maintenir le revenu familial. Que s’est-il passé au cours de cette récession ?

Nous ne disposons pas des données qui nous permettent de le comprendre réellement, mais une famille ayant deux personnes actives est doublement exposée à une perte potentielle d’emplois.

Si seulement un des deux emplois est perdu, la situation est moins dévastatrice, dans la mesure où il reste un(e) salarié(e) qui peut sauver les meubles. On peut constater dans de nombreuses familles où l’homme et la femme étaient actifs et où l’homme perd son emploi. Je n’ai pas de chiffres, mais je suis sûr que cela arrive fréquemment, puisque le chômage frappe les hommes. Or, comme les salaires des femmes sont en moyenne plus bas, les familles perdent le plus souvent le salarié qui apporte à « l’unité familiale » le salaire le plus élevé.

Les familles qui ont deux actifs et qui en perdent un vont pouvoir s’en sortir, mais au prix d’une très importante détérioration de leur niveau de vie.

Le déclin massif de richesse dû à la chute brutale du prix des maisons vient encore aggraver tout cela.

C’est effectivement un des facteurs qui va prolonger cette récession et rendre la reprise plus instable.

Il est beaucoup question, dans les médias, de « la confiance des consommateurs » et on se demande quand cette confiance pourra se rétablir. Mais la confiance des consommateurs est basse parce que la situation structurelle est mauvaise. Les consommateurs ont perdu beaucoup de d’avoirs (chute du prix des maisons, perte des maisons, baisse de salaire, chômage, etc.). Le marché de l’emploi reste extrêmement faible. Même les personnes qui ont conservé leur emploi subissent une pression à la baisse sur leurs salaires.

Et les gens n’ont pas d’argent à dépenser. Ils ne dépensent pas parce qu’ils se rendent compte qu’ils sont beaucoup plus pauvres qu’ils ne le pensaient ou qu’ils ne l’étaient réellement. Ce déclin des avoirs d’une famille signifie que les gens sont plus pauvres et vont dépenser moins, ce qui tire l’économie vers le bas.

Donc tout cela a un effet cumulatif.

Le contrat social s’est également effrité, même pour ceux qui ont encore des emplois. De moins en moins d’emplois assurent l’accès à une assurance maladie et un système de retraite. Les « bons boulots » qui prévoient des indexations salariales et une assurance maladie – non pas de luxe mais simplement complète – se font plus rares.

Le fait que les gens sont moins susceptibles de voir leur niveau de vie s’améliorer, ou de le maintenir à leur niveau actuel grâce à un bon boulot, n’est pas nouveau – cela se passe depuis longtemps. C’est ainsi qu’ils se sont tournés vers une consommation alimentée par l’endettement, et maintenant cela aussi est fini.

Donc, à moins qu’il y ait une reprise de la croissance des bons boulots – à moins que nous ne soyons capables de trouver un moyen de restaurer une économie où le travailleur moyen peut espérer une augmentation structurelle du niveau de vie grâce à un bon boulot – il y aura effectivement un déclin du niveau de vie.

Avez-vous fait une recherche comparative sur les marchés de l’emploi pour savoir comment les travailleurs états-uniens se portent par rapport à leurs homologues dans d’autres pays avancés ?

Nous avons les chiffres pour 2000. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus récent, mais la comparaison avec d’autres pays révèle une image assez terne. Si l’on examine les chiffres avant impôts et transferts sociaux, le taux de pauvreté des enfants états-uniens n’apparaît pas comme étant le plus élevé : la France a un taux de pauvreté infantile plus élevé que les Etats-Unis, et le taux états-unien est comparable à ceux d’autres pays.

Par contre, si on examine la situation après les impôts et les transferts, le taux de pauvreté des enfants aux Etats-Unis est bien plus élevé que celui d’autres pays. La plupart des pays comparables ont un filet de sécurité sociale qui comble les écarts creusés par « les échecs du marché ». Avant les impôts et les transferts, le taux de pauvreté des enfants aux Etats-Unis était de 26,6%, alors qu’après impôts il est de 24,9%. Le taux de pauvreté des enfants ne s’améliore donc que très peu grâce aux programmes sociaux. En France, la pauvreté des enfants avant impôts était de 27,7%, alors qu’après impôts et transferts ce taux était de 7,5%.

On peut donc dire qu’en ce qui concerne les résultats du marché, la situation des Etats-Unis est comparable à celle d’autres pays du même niveau. Par contre, les autres pays interviennent davantage là où le marché a échoué, et réduisent ainsi la pauvreté infantile.

Vous vous êtes également penché sur le problème du chômage de longue durée.

En ce qui concerne le chômage de longue durée, nous établissons chaque mois de nouveaux records depuis la Grande Dépression. Dans les années 1990, nous avions un taux habituel de chômage de 3,8%. Pour comparaison, le taux le plus élevé de chômage de longue durée jamais atteints au début des années 1980 était de 2,6%. Donc en ce qui concerne le chômage de longue durée, nos taux dépassent tout ce qui a précédé.

Et je pense que cela va continuer à augmenter. Actuellement nous constatons un ralentissement des licenciements, mais sans augmentation des embauches. Chaque mois le nombre de personnes qui deviennent chômeurs diminue, mais ceux qui sont au chômage ne retrouvent pas d’emploi.

Nous avons déjà observé cette dynamique lors des deux reprises économiques précédentes, qui se sont également déroulées sans augmentation des embauches. Lorsque ces récessions furent techniquement terminées, les licenciements se sont modérés, mais la reprise de l’embauche est restée très décalée dans le temps. Et c’est clairement ce qui est en train de se passer maintenant. Les taux de chômage de longue durée ne vont donc pas baisser dans un proche avenir.

Est-ce très différent de ce qui se passait lors de la récession du début des années 1980 ?

Après 1983, la reprise a été très rapide. On donnerait cher pour voir une reprise de l’embauche comme celle des années 1980. Dès la fin de la récession, les embauches ont fortement augmenté. Ce n’est pas le cas actuellement. Nous nous trouvons devant la réduction de l’activité économique la plus importante depuis 70 ans et, contrairement à ce qui s’était passé durant les années 1980, la reprise sera très difficile.

Que sera l’impact pour les travailleurs ?

Même si nous partons de l’idée que la récession s’est terminée en août ou septembre, et à supposer qu’après la récession le taux de chômage évolue comme lors des récessions de 1990 et de 2001, il faudra compter avec un taux de chômage de 8% en 2014. Or, si la faiblesse du marché du travail se prolonge aussi longtemps, cela entraînera une sérieuse érosion des compétences chez les travailleurs.

Si vous avez 55 ans et que vous perdez votre emploi et que le marché du travail est faible – si vous ne trouvez pas un emploi comparable pendant cinq ans – alors vous perdez une grande part de ce qui allait constituer votre retraite, et vous ne la retrouverez jamais.

Pour les jeunes travailleurs, c’est la même histoire, mais elle se passe plus tôt. Ces emplois des jeunes déterminent le déroulement de leur carrière, leurs réseaux professionnels. Si pendant cinq ans le marché du travail est faible, on aura une cohorte de jeunes qui pendant cinq ans auront un accès limité à ces ressources. Et cela aura un impact important et durable.

Quelle est la situation de l’emploi pour les travailleurs afro-américains ou latinos dans ce contexte ?

Cette réduction de l’activité économique est en train d’écraser les Hispaniques, qui constituent une partie disproportionnée des immigrés par rapport au reste de la population. Il faudrait que je fasse des recherches approfondies, mais je pense que cela tient en grande partie au fait que l’industrie qui est la plus frappée pour les Hispaniques est la construction.

Ainsi, des familles hispaniques qui se débrouillaient assez bien pendant le boom de la construction des années 1990 ont perdu d’un coup leur gagne-pain, et voient leur revenu familial diminuer massivement avec une augmentation très forte de la pauvreté.

Les Afro-Américains ont été frappés beaucoup plus durement par le chômage. En général le taux de chômage chez les Noirs est deux fois plus élevé que la moyenne. Le chômage des Noirs se situe à 15,4% et est donc proche du niveau connu lors de la dépression. Le chômage est à hauteur de12,7% parmi les Hispaniques.

Voilà donc des arguments pour une politique de relance de l’économie.

Politiquement il n’y aura plus de grand plan de relance économique comme celui de février 2009. Mais il pourrait y avoir des plans plus réduits, plus ciblés.

Le plus évident serait d’étendre toutes les dispositions du plan de relance économique destinées à constituer un filet de sécurité – comme le subside pour l’extension des assurances chômage et COBRA (assurance maladie). Des coupons de nourriture et une assurance chômage constituent un bon stimulus, puisqu’ils fournissent de l’argent à des gens qui n’ont d’autre choix que de le dépenser immédiatement dans leur économie locale.

Par ailleurs, on s’attend à ce que le déficit budgétaire total atteigne 200 milliards de dollars pour ce qui est des Etats. Si ce déficit n’est pas comblé, c’est comme si l’on soustrayait ce montant au Recovery Act (plan de relance). Il est donc crucial d’aider les Etats dans ce domaine.

Je pense qu’il faudrait commencer à envisager sérieusement des programmes de création directe d’emplois dans les régions qui auront un taux de chômage important dans les années à venir, en plus d’un subside salarial pour les entreprises qui embauchent de nouveaux travailleurs.

Nous devrions tous nous préoccuper de trouver ce qui peut être fait – que ce soit une innovation, ou une vieille recette ou un truc ayant fait ses preuves - susceptible de générer une reprise robuste. Car le trou que nous devons remplir est énorme.

SHIERHOLTZ Heidi, SUSTAR Lee
* Traduction A l’encontre.