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Un entrepreneur multimillionnaire à la tête du Chili

lundi 15 février 2010, par Franck Gaudichaud


Tiré du site Europe Solidaire Sans Frontières
19 janvier 2010


C’est un tournant historique que vient de vivre le Chili, suite au deuxième tour de l’élection présidentielle de ce 17 janvier. La droite conquiert le gouvernement « par les urnes » pour la première fois depuis plus de cinq décennies : le dernier président de droite élu était M. Jorge Alessandri, en… 1958. Se référant à la transition démocratique qui mit fin à la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1989), certains analystes n’hésitent pas à parler d’une « deuxième transition ». Selon eux, cette première alternance depuis la fin de la dictature serait même preuve d’une bonne santé démocratique. Après dix-sept ans d’un terrorisme d’Etat qui mit fin à l’expérience de l’Unité populaire de Salvador Allende, et à deux décennies d’une démocratie sous tutelle issue d’une « transition pactée », conduite par la Concertation des partis pour la démocratie — coalition de circonstance entre le Parti socialiste (PS) et de le Parti démocrate chrétien (PDC) —, le peuple chilien connaîtrait désormais les joies de l’alternance…

Dans son premier discours, le vainqueur, l’entrepreneur multimillionnaire Sebastian Piñera, a appelé à « l’unité nationale » et réitéré ses arguments de campagne favoris, dont la lutte contre « la délinquance et le narcotrafic », la gestion d’un « Etat efficace » avec « beaucoup de muscle et peu de gras », tout en se disant préoccupé par le sort « des plus faibles et de la classe moyenne ». Il a promis durant la campagne qu’il créerait un million d’emplois...

Sur presque sept millions de votes exprimés, le candidat élu a remporté le second tour avec 51,6 % des voix au nom de la Coalition pour le changement qui regroupe la droite libérale — Rénovation nationale (RN), dont il est issu) et les secteurs catholiques et conservateurs de l’Union démocratique indépendante (UDI), héritiers directs de la dictature. L’ancien président démocrate-chrétien Eduardo Frei (1994-2000), qui défendait les couleurs de la Concertation, obtient 48,4 %.

Cette élection met donc fin à un cycle de quatre exécutifs concertationnistes consécutifs : un personnel politique installé durablement aux manettes de l’Etat et qui s’était largement adapté au modèle économique hérité de la dictature, tout comme à la Constitution autoritaire de 1980, amendée plusieurs fois mais jamais remise en cause. Outre le manque de charisme de M. Frei et l’absence de renouvellement générationnel, la Concertation apparaît à bout de souffle. Ceci, malgré la grande popularité de la présidente sortante, la socialiste Michelle Bachelet, et un bilan défendu par la plupart des élites du pays, dans lequel l’ouverture économique aux multinationales et la marchandisation des services publics s’est combinée, depuis l’année 2000, avec une politique sociale destinée au plus pauvres.

M. Piñera s’est empressé d’annoncer qu’il ne ferait pas « table rase » de la période antérieure et qu’il restait ouvert à la « démocratie des accords », telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à maintenant.

L’élection du 17 janvier signe certainement la fin de la Concertation telle qu’elle a pu exister et va accélérer les tensions en son sein entre le pôle démocrate-chrétien et le PS. La dichotomie démocratie-autoritarisme qui structurait le système politique de la « transition pactée » et permettait à la Concertation d’en appeler au « moindre mal » en cas de ballottage, ou de justifier des réformes faites « dans la mesure du possible », ne fonctionne plus. Née en 1988, la coalition a eu pour fonction essentielle de négocier une sortie de dictature avec les militaires et les classes dominantes. Ce pacte a signifié l’acceptation du modèle néolibéral des « Chicago boys », de nombreux accords parlementaires avec la droite, le maintien de toute une partie de l’héritage institutionnel autoritaire (Constitution, système électoral binominal, code du travail, loi d’amnistie) et la garantie d’une large impunité pour les responsables de violation des droits de l’homme [1].

Ce scrutin, le premier depuis la mort du général Pinochet en 2006, s’inscrit dans un champ politique dont la fluidité croissante, accentuée par le renouveau des luttes sociales, s’est accélérée au cours des derniers mois. La crise des partis gouvernementaux s’est concrétisée dès le premier tour, notamment avec la candidature dissidente de M. Marco Enríquez Ominami (MEO) [2], lui-même issu de la Concertation. Son discours critique, alternant quelques mesures progressistes et un programme économique libéral sur le fond, a déstabilisé les forces politiques traditionnelles. M. Ominami a su attirer les votes d’une partie de la jeunesse scolarisée, des classes moyennes urbaines et a capté pas moins de 20 % des voix au premier tour, pour finalement — peu avant le second tour — appuyer publiquement M. Frei.

Marginalisé dans le flot d’un immense show politique télévisé, le Parti communiste et ses alliés — au sein de « Juntos Podemos » (ensemble nous pouvons) — ont tenté de défendre la candidature de M. Jorge Arrate (lui aussi issu du PS et ex-ministre), avec un programme proposant des réformes sociales, un retour des services publics, un changement de la Constitution et une alliance « instrumentale » au niveau des élections législatives avec la Concertation, destinée à rompre « l’exclusion institutionnelle » de la gauche extraparlementaire [3].

Au sein de la gauche de la gauche, la fragmentation continue de dominer, mais nombreux sont les militants, tel le Mouvement des peuples et des travailleurs (MPT) — qui regroupe plusieurs petites organisations anticapitalistes —, qui ont fait campagne pour « annuler le vote », dénonçant l’absence de candidats « indépendants du système » et donc d’alternative. Malgré tout, une partie importante du mouvement syndical, dont la Centrale unitaire des travailleurs (CUT), se sont ralliés à la candidature centriste face à une droite considérée comme « dangereuse » pour les droits de salariés.

Cependant, la campagne de M. Frei n’a pas proposé de perspectives réelles face à l’immensité des inégalités sociales pour lesquelles le Chili est l’un des champions de l’Amérique latine… A la différence d’une droite qui a modernisé son image à grand renfort de communication, M. Frei rappelait trop la continuité d’un gouvernement marqué, pendant son mandat, par de nouvelles privatisations, la fermeture de la plupart des médias indépendants ou encore le refus de voir M. Pinochet être extradé en Espagne par le juge Garzón.

Quant aux jeunes, ils sont plus de deux millions à n’être pas inscrits sur les registres électoraux, ne se reconnaissant pas dans une représentation nationale qu’ils estiment éloignée de leurs préoccupations quotidiennes [4]. Ce ras-le-bol est aussi celui de certains intellectuels de renoms, tel l’historien Sergio Grez, qui affirmait : « Quel que soit le résultat de l’élection présidentielle, les habitants de ce pays continueront à souffrir du modèle néolibéral que les deux aspirants à la Présidence de la République — avec des nuances — prétendent consolider. »

Dans ce pays qui a connu au cours des trente dernières années une véritable « révolution capitaliste », pour reprendre l’expression du sociologue Tomás Moulian, la citoyenneté fait en effet souvent place à une forte dépolitisation. Le constat du journaliste Mauricio Becerra est amer : « La fin du scénario était évidente : à donner tant de pouvoir au grand capital, c’est le patronat qui a fini par prendre le contrôle de l’Etat (…). Très peu d’entreprises publiques sont encore à privatiser. La subjectivité individualiste néolibérale façonne les prototypes identitaires. La concentration de toutes les craintes sur les délits contre la propriété, plutôt que face à l’insécurité sociale ou au manque de participation, est installée dans l’imaginaire collectif. » [5]

Parfois surnommé le « Berlusconi Chilien », M. Piñera est l’un des hommes les plus riches du pays avec une fortune évaluée à 840 millions d’euros (sept cent unième fortune du monde au classement Forbes 2009). Il s’est enrichi durant la dictature — en partie de manière frauduleuse, selon les révélations des journaux La Nación et El Siglo — et contrôle une des principales chaînes de télévision — Chilevisión —, la compagnie d’aviation Lan Chile et un important club de football (Colo Colo).

Les investisseurs ne s’y sont pas trompés : le lendemain de l’élection, les actions en Bourse de ses entreprises ont connu une hausse de 13,8 %... Il bénéficie en outre de l’appui direct des grands moyens de communication, ce qui lui a permis de mener une campagne médiatique offensive et de se départir de l’ombre de la dictature qui continue de planer sur l’ensemble de la droite chilienne. M. Piñera, qui rappelle à l’envie qu’il a voté « non » au référendum de 1989 contre le général Pinochet, n’a toutefois pas hésité à affirmer qu’il compterait sur la collaboration d’anciens membres du régime militaire si leurs qualités pouvaient servir le pays. Les parlementaires ultraconservateurs de l’UDI attendent aussi leur dû du nouvel exécutif : alors que la droite contrôle la moitié des deux chambres, l’UDI possède à elle seule quarante députés (un tiers des sièges) et huit sénateurs (à égalité avec RN).

Sur cette base, ce sont sûrement quatre années difficiles qui attendent les familles de détenus disparus de la dictature, le peuple Mapuche mobilisé dans le sud du pays, les citoyens qui réclament une assemblée constituante et, plus largement, le mouvement social et syndical, véritables bêtes noires de M. Piñera. Mais ce tournant politique va aussi peser sur le plan régional. C’est derrière les Etats-Unis, aux côtés du Pérou, de la Colombie (le président Alvaro Uribe est l’un des exemples à suivre, selon M. Piñera) et face à l’axe « bolivarien » (Venezuela, Equateur, Bolivie, Cuba) que se situera le Chili, à partir de mars prochain, sur le plan géopolitique. Cette arrivée d’une droite décomplexée à la Moneda, le palais présidentiel qui vit la mort du président Allende le 11 septembre 1973, aura donc un impact bien au-delà de la Cordillère des Andes au moment où les peuples de l’Amérique latine tentent d’affirmer leur indépendance face aux géants du Nord.

Franck Gaudichaud


[1] Felipe Portales, Chile, una democracia tutelada, Editorial Sudamericana, Santiago, 2000.

[2] M. Enríquez Ominami est le fils du révolutionnaire Miguel Enríquez, assassiné par les militaires en 1974.

[3] Le PC et sa coalition Juntos Podemos — 6,2 % des voix au premier tour et trois députés — ont appelé à voter pour M. Frei en échange de « douze points de compromis » du candidat concertationniste. Le PC laisse désormais entrevoir une alliance de plus long terme avec le PS et certains secteurs progressistes de la Concertation au Parlement.

[4] Au total, ce sont toujours moins de citoyens qui participent aux élections depuis 1988 ; 31 % des Chiliens en âge de voter, soit 3,8 millions de personnes, ne sont même pas inscrits sur les registres électoraux (au Chili, le vote est obligatoire).

[5] « Se van los capataces y vuelve el patrón », El Ciudadano

* Paru dans La valise diplomatique du Monde diplomatique le mardi 19 janvier 2010 :
http://www.monde-diplomatique.fr/ca...

* Franck Gaudichaud est Maître de conférences en civilisation hispano-américaine à l’université Grenoble 3. A dirigé : Le Volcan latino-américain. Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine, Textuel, 2008.