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Le défi écologique et les limites du capitalisme vert

mardi 7 septembre 2010, par François L’Italien


Tiré du site PTAG
mardi 8 juin 2010, par François L’Italien


Présentation faite lors de la journée d’étude sur l’anticapitalisme organisée par Presse-toi à gauche ! et le Centre justice et foi le 15 mai 2010 à Québec.
L’auteur est membre du Collectif d’analyse de la financiarisation du capitalisme avancé (CAFCA).

Si on veut aborder la question de l’écologie d’un point de vue critique, il faut d’abord partir du constat que cette question est aujourd’hui saturée de bons sentiments. Et je ne voudrais pas courir le risque d’en rajouter une couche. C’est une question sur laquelle on a dit beaucoup de choses.

J’aimerais justement partir de ça : du fait qu’on parle beaucoup d’écologie, de catastrophes environnementales, de l’accélération du réchauffement climatique, mais sans rien en dire au fond. Sans rien dire des causes sociales réelles de ces catastrophes.

(...)

En fait, l’écologie comme discours médiatique nous présente la puissance du capitalisme actuel, nous présente l’une de ses facettes les plus redoutables, dans la mesure où ce discours informe tout en neutralisant. Nous savons maintenant que 60% des grands écosystèmes sur lesquels l’humanité repose sont en déclin. Nous savons maintenant que le seuil d’irréversibilité, voire d’emballement, des changements climatiques serait aux alentours de 2020. Nous connaissons les taux de disparition de plusieurs espèces dans le monde. Bref, nous savons beaucoup de choses. Or, paradoxalement, ce que nous savons ne nous mène pas nécessairement à questionner et éventuellement renverser la dynamique qui cause ce péril. Le tour de force de la classe qui a des intérêts dans le maintien du système capitaliste actuel, c’est de soustraire l’analyse de cette dégradation massive à un questionnement sur ce système lui-même.

J’aimerais revenir sur cet aspect de la puissance du capitalisme actuel, qui réussit à maintenir séparées la question écologique et la question « économique ». C’est de cet angle mort dont je voudrais partir aujourd’hui pour montrer qu’être anticapitaliste signifie probablement refuser de voir dissocier notre rapport à la nature et notre rapport à la production de la richesse. Refuser de séparer écologie et économie. Il s’agit d’une thèse fondatrice de l’écologie sociale, qui n’a jamais été aussi pertinente.

Je vais d’abord faire un retour historique sur les premiers anticapitalistes de notre civilisation, les Grecs anciens. Ils nous ont appris qu’écologie et économie partagent la même racine, éco-, qui vient du grec oikos. Que signifiait pour les Grecs l’oikos ? Ça signifiait la maisonnée, le domaine, le domaine de vie. C’est-à-dire la cohabitation de tous les niveaux d’existence, de la vie privée jusqu’à la vie collective, du foyer à l’agora. On dirait aujourd’hui le monde de la vie, dans toutes ses formes. Pour les Grecs, il s’agissait d’un monde limité – l’économie était d’abord une maîtrise de soi – mais surtout d’un monde commun : l’oïkos c’est ce qui est partagé, commun, humain. Bien s’occuper de sa maisonnée, pour un Grec, c’est surtout s’occuper du commun, cultiver le commun, enrichir le commun. À ça les Grecs opposaient la chrématistique, qui était la science de l’accumulation privée de richesses. La chrématistique était réservée à un groupe bien précis chez les Grecs, les Métèques. Qui étaient les Métèques ? Les Métèques c’étaient les non-citoyens, ceux qui ne venaient pas de la cité. On leur laissait ce qu’on considérait comme étant le plus dégradant, soit le fait de commercer et de vivre sa vie en fonction de l’accumulation de richesses. La chrématistique était méprisée par les Grecs parce qu’elle était considérée comme une science de l’échange entre étrangers, une science qui nous éloigne du commun, qui nous prive du commun, qui « privatise » le commun. Bref, la valorisation de l’oïkonomia, qui était l’unité du rapport à la nature et du rapport à la société, était structurée autour du commun. Enrichir d’abord ce commun plutôt que de s’en priver, telle était la maxime de l’ « économie politique » grecque.

Il est évident que ce que l’on appelle aujourd’hui « économie » ne réfère pas à cette conception. Il y a eu, en Occident, un grand renversement qui a mené la chrématistique à être centrale plutôt que marginale. Et à prendre la place de l’ « économie ». On sait que jusqu’à la fin du Moyen-âge, l’Église catholique ne permettait pas le prêt à usure, sauf à certaines conditions bien précises. Or, il se produit une inversion complète de perspective au XVIe et XVIIe siècles : l’Église permet le prêt avec usure sauf à certaines conditions. On ne peut prêter à des veuves, des orphelins ou à des malades. Dès ce moment, l’Église sanctionne la banalisation du profit et cesse de condamner les personnes qui se consacrent à l’accumulation illimitée de richesses. Ce que l’on va appeler économie à partir du XVIè siècle est en fait la libération de la chrématistique. Plusieurs raisons ont mené l’Église à faire ça. Mais l’une d’entre elles est le fait qu’elle a pris acte d’un puissant mouvement de transformation sociale qui commençait à balayer l’Europe. Un mouvement qui a pris son essor en Angleterre aux XVe et XVIe siècles et qui vient avec la naissance du capitalisme.

Ce qui s’est passé lors de la naissance du capitalisme est quelque chose de dramatique, qui a structuré le reste de l’histoire et qui a eu une incidence très concrète sur la façon dont on a dissocié économie et écologie. En Angleterre au XVIe siècle, à la campagne, les aristocrates cherchaient une façon de se maintenir comme classe dominante, puisque la couronne avait réussit à enlever à l’aristocratie anglaise le pouvoir d’utiliser les armes. Les aristocrates cherchaient une façon de maintenir leur domination autrement que par la coercition armée. Or, les aristocrates ont trouvé une façon de se maintenir en selle en faisant une chose précise, très simple et finalement très efficace, soit exproprier les terres communes desquelles dépendaient la vie des villages. Jusqu’au XVII siècle environ, la propriété privée immobilière était chose rare dans la société. Les trois quarts des terres en Occident étaient des terres communes, qui appartenaient à plusieurs personnes en même temps. Il y avait une série de droits d’usage qui se superposaient sur ces terres : l’un avait le droit de ramasser les pommes du pommier, l’autre le droit ramasser le bois mort autour, l’autre pouvait cultiver la parcelle ou poussait le pommier, etc. On se chicanait souvent, c’est certain, mais on ne remettait jamais en cause l’usage commun du sol. Il n’y avait pas, ou très peu, de propriété privée du sol. Or, ce sont les aristocrates anglais qui vont exproprier massivement la paysannerie et privatiser le commun. On a créé une masse colossale de dépossédés, de personnes qui ont été déracinées et jetées sur les routes. Et cette expropriation va mettre en concurrence, les uns et les autres, les fermiers indépendants : « Si vous voulez avoir accès à la terre, vous devez présenter un plan vous engageant à tirer le maximum de blé de cette terre qui vous est octroyée ». L’aristocratie a créé un marché de la rente foncière. Un exemple fictif : la terre commune était divisée en 10 lots privés, appartenant au noble. Il y avait 11 fermiers qui concurrençaient pour obtenir une de ces dix terres. Pour pouvoir, année après année, rester dans le jeu, les fermiers devaient développer des manières d’exploiter le plus rationnellement possible la terre, d’en tirer le maximum de production.

Comment ont-ils fait ça ? Ils ont d’abord embauché les dépossédés, les gens qui n’avaient plus rien dans la vie, pour augmenter la productivité des pratiques agricoles. Naissance du rapport salarial d’un côté. Par ailleurs, les fermiers devaient trouver de nouvelles techniques pour diminuer les coûts de production, augmenter la productivité et comprimer le temps de travail au champ. Les sociétés savantes anglaises, dont la société royale de l’Angleterre, vont apporter leur contribution et aider les fermiers à développer des procédés techniques pour tirer de leur action le maximum d’efficacité possible. Naissance des techno-sciences de l’autre côté. C’est sur ce processus d’expropriation des terres communes que s’est structuré le capitalisme : d’abord en tablant sur une situation de dépossession, qui va mener au rapport salarial entre un « travailleur » et un capitaliste. Ensuite, un système d’exploitation rationnelle de la nature, aux conséquences écologiques désastreuses, rendu obligatoire par la concurrence entre des fermiers qui font tout pour ne pas devenir des « travailleurs ». On a là la matrice du capitalisme en général : le capital a besoin d’exproprier le commun pour exister et se maintenir en fonction.

C’est encore vrai, d’abord, à la périphérie de l’Occident, ou ce processus là continue toujours. Le processus d’expropriation se maintient et permet l’entrée de plusieurs sociétés du monde dans le système capitaliste. Vous devez vous souvenir que le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale a fait une insurrection armée dans le sud du Mexique pour défendre les droits des autochtones mexicains et en même temps dénoncer globalement le néolibéralisme. On se leurrerait en pensant que c’est une dénonciation abstraite du néolibéralisme. Pourquoi ont-ils décidé de faire une insurrection le 1er janvier 1994 ? C’était la date de l’entrée en vigueur de l’ALENA. Et que disait l’ALENA ? Notamment que l’ejido, le mode de tenure foncière commune propre aux autochtones mexicains, était aboli. L’ALENA a mis très clairement de l’avant une politique de privatisation des terres qui étaient encore étrangères au régime de propriété privée. C’est exactement le mode par lequel des sociétés non-capitalistes ont globalement versé dans le capitalisme et continuent à le faire dans d’autres régions du monde. Je pense que la Chine s’est aussi lancée dans ce processus récemment.

Mais il n’y a pas qu’à la périphérie de l’Occident que l’accumulation par expropriation fait son oeuvre. David Harvey a très bien montré que cette logique s’applique à tout ce qui est commun et qui semblait soustrait à la propriété privée : les savoirs traditionnels, l’eau, les gènes, les connaissances scientifiques. C’est le rôle des brevets, aujourd’hui, de verrouiller ce processus et l’on souhaite mettre les universités au service de cette gigantesque entreprise de privatisation des savoirs-faire communs. L’expropriation capitaliste, c’est privatiser ce qui est d’usage commun, c’est priver l’humanité de tous ses patrimoines. Le capitalisme cherche constamment à exproprier ce commun pour créer de nouveaux rapports salariaux, d’une part, et pour rationaliser encore plus efficacement les formes de vie naturelles, breveter une nouvelle sorte d’oeuf, mettre un gène de poisson dans un gène de fraise. Vous voyez le portrait. Le capital, c’est une logique de séparation.

L’enjeu aujourd’hui est donc double : empêcher, d’une part, cette séparation par tous les moyens et trouver, dans la pratique, des manières de résister à cette expropriation du commun, de ce qui appartient à tout le monde. Tant dans sa dimension naturelle que sociale, il faut résister à cette logique de privatisation qui mène à la dégradation de l’humanité et de la nature. Et il faut, d’autre part, trouver de nouvelles manières de reconnecter ce qui a déjà été séparé. Quand on parle de nationaliser des ressources naturelles, c’est une façon de reconnecter, de remettre en commun ce qui a été privatisé. De remettre en question l’exploitation débridée des ressources naturelles, de mettre des limites, de se maîtriser. Et de trouver d’autres modalités d’organisation et de division du travail, davantage respectueuse de la vie des individus et des collectifs. Résister à la privatisation du commun et trouver dans la pratique de reconnecter ce qui a été séparé. C’est une façon de se représenter ce qui nous attend.

J’aimerais terminer en évoquant trois pistes d’action, trois grandes façons de sauver les meubles et d’envisager une grande transition qui s’impose. Je suis d’accord avec Gilles Gagné qu’il s’agit maintenant de nous rassembler autour de quelques grandes propositions fédératrices qui vont dans le sens de la suite du monde.

1. Il faut sortir du pétrole. Le pétrole est l’une, sinon la ressource stratégique du capitalisme industriel actuellement. Les plus grandes capitalisations boursières sont des compagnies pétrolières, les plus grosses boites de lobbying et les plus puissants intérêts financiers sont dans le pétrole. Il est aussi urgent de sortir du pétrole pour des raisons écologiques. Nous sommes confrontés à un processus de réchauffement planétaire dont on sait qu’il pourrait fort bien nous être fatal. Il faut, à tous les niveaux, tant localement que nationalement, valoriser et développer des initiatives pour nous sortir de l’industrie pétrolière. Et je rajouterais : des matières fossiles non-renouvelables.

2. Il faut sortir de la croissance. Il faut être un fou ou un économiste pour penser que la croissance peut continuer éternellement. Nous devons exiger de maîtriser davantage la production et la consommation de biens. Individuellement mais d’abord et surtout collectivement. Le mouvement pour la décroissance est l’un des mouvements anticapitalistes qui saisit le mieux la logique démesurée du capital. La décroissance signifie beaucoup de choses. Cela peut vouloir dire moins consommer mais cela peut aussi vouloir dire que les indicateurs économiques de base, quantitatifs, ne sont plus les indicateurs de référence. Cela signifie qu’il faut pouvoir valoriser les contre-pouvoirs, les contre indicateurs et développer une autre matrice de saisie, de découpage de la réalité que celle qui est basée sur la croissance. Il faut valoriser les indicateurs qualitatifs.

3. Il faut sortir du capital. Vaste programme. Il y a plusieurs niveaux complémentaires à cela. Cela veut dire d’abord développer des coopératives, qui sont des instances de proximité, qui tiennent avec elles tout un patrimoine de luttes, de représentations, de contre-pouvoirs, de personnages et de courage encore très proches en Occident d’une tradition « anticapitaliste ». Il y a ensuite les instances municipales et régionales, qui détiennent un potentiel de résistances et d’alternatives au capitalisme. Si je prend l’exemple du monde forestier au Québec, certaines municipalités ou MRC ont fait et vont faire des propositions d’aménagement et de gestion du patrimoine forestier qui conçoivent la forêt comme un bien commun, qui ne séparent pas le rendement de la pérennité de la forêt. Les projets qui donnent vie à une foresterie alternative avancent, lentement mais sûrement. Mais c’est aussi vrai dans l’alimentation, dans les échanges locaux. L’échelle municipale et régionale est une échelle qui permet une planification, ce qui échappe à la communauté la plus proche. Puis, il y a la communauté nationale et l’État. Certains disent, comme Hardt et Negri, que la globalisation est bonne parce qu’elle abolit l’État. Bon. L’État sera toujours au coeur d’un conflit pour son appropriation. Il a malgré tout d’autre chose que les caractéristiques du plus froid des monstres froids. Il y a des moments, comme ce serait le temps maintenant, ou la volonté constituante se pointe le bout du nez, même au parlement. Nationaliser l’éolien me semble nécessaire. Développer une politique de soutien à l’agriculture biologique, couplé à une politique d’occupation du territoire, me semble essentiel. Miser sur les moyens de transports électriques est la solution. S’aider à se sortir de l’industrie pétrolière en se sortant du Canada me semble clair... On ne doit pas laisser l’État aux porte-parole de la finance et du capital.

L’histoire nous a montré que l’État peut faire autre chose. C’est un puissant levier pour ressouder ce qui a été séparé. La nationalisation est un exemple, mais il y en a beaucoup d’autres. Ces trois niveaux sont complémentaires. Il y a une multitude de projets où ceux qui savent peuvent apprendre de ceux qui font, et ceux qui font peuvent apprendre de ceux qui savent.