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Une crise de 1929 au ralenti ?

jeudi 7 octobre 2010, par Jean Batou

L’ampleur de la crise actuelle n’est pas fondamentalement différente de celle des années trente. Nous sommes entrés dans une Grande dépression, dont le film est seulement projeté au ralenti. Les pouvoirs publics tentent de fournir les anxiolytiques nécessaires en s’efforçant de découpler habilement les chocs dans l’espace.


Une crise de 1929 au ralenti ?
mardi 5 octobre 2010, par Jean Batou
* A paraître dans solidaritéS (Suisse), n° 175.


Jusqu’en avril dernier, la plupart des pronostiqueurs annonçaient une reprise économique solide à l’échelle mondiale, après un an de hausse régulière des cours des actions et des matières premières. Au vu des évolutions plus récentes, la crise paraît cependant s’installer dans la durée. Peu importe à vrai dire que les principales économies du monde connaissent ou non un nouveau creux (double dip) ou une nouvelle récession dans les mois à venir, la prochaine décennie pourrait être marquée par une croissance très lente et une explosion des inégalités, dont les Etats-Unis montrent clairement le chemin.

Les historiens économistes Barry Eichengreen et Michael O’Rourke l’ont montré : la profonde dépression mondiale, déclenchée par la crise des subprimes aux Etats-Unis en 2007, a conduit dès 2008 à une chute de la production industrielle, du commerce et des valeurs boursières comparable à celle de la crise de 1929. Pourtant, à compter du printemps 2009, cette descente aux enfers a été stoppée par des politiques de relance massives à l’échelle des principales puissances économiques du globe (plusieurs milliers de milliards de dollars de crédits publics et d’allègements fiscaux) [1].

Reprise artificielle

En dépit de cet effort public colossal, la reprise a commencé à marquer des signes de faiblesse dès le printemps 2010. En effet, aux Etats-Unis, alors que le formidable paquet de stimuli fiscaux (d’un montant de 1000 milliards de dollars) touchait à sa fin, trois moteurs essentiels de la relance manquaient toujours à l’appel : la consommation privée, la demande immobilière et les exportations. Ainsi, l’embellie de 2009 aurait été portée essentiellement par l’endettement public et la reconstitution des stocks.

Le cycle des stocks a une grande importance dans la dynamique des récessions. Lorsque la conjoncture marque les premiers signes d’essoufflement, ceux-ci ont tendance à gonfler. Lorsque la récession est déclarée, la crise est alors aggravée par le déstockage indispensable. A l’inverse, lorsque l’activité reprend, la relance est soutenue par la nécessaire reconstitution des stocks. De juillet 2009 à juin 2010, le PIB des Etats-Unis a ainsi cru de 3%, dont 58% seraient redevables à la reconstitution des stocks [2]. Cela ne peut évidemment pas durer.

Grève des consommateurs

Les reprises économiques de l’après-Deuxième guerre mondiale ont été marquées dans la règle par une relance rapide de l’embauche, sauf après les récessions de 1990-1991 et 2001, de faibles amplitudes et avec un impact limité sur l’emploi. Cette fois-ci, la récession la plus violente depuis les années trente a provoqué la destruction de 7,7 millions de postes de travail non agricoles aux Etats-Unis, jusqu’en juillet 2010 : 86% de ses pertes l’ont été dans les secteurs industriel (2 millions d’emplois), du bâtiment, du commerce, de la finance, des loisirs et de l’hôtellerie.

Or, après plus 33 mois de « dégraissage » massif, aucune reprise de l’embauche n’est en vue dans ces secteurs ! Au contraire, la fin de la reconstitution des stocks et la recherche de nouveaux gains de productivité (labor saving), la crise durable du bâtiment, le tassement de la consommation intérieure et les difficultés à l’exportation, annoncent de nouvelles compressions d’effectifs.

Une récente enquête a par ailleurs montré que plus de la moitié des adultes avaient déjà été affectés par des licenciements, des baisses de salaires et de prestations sociales (contributions patronales aux plans de retraite), des congés temporaires ou des périodes de chômage partiel. Ainsi, le rétablissement des profits des entreprises a été payé par une nouvelle baisse des revenus du travail, qui ne peut déboucher que sur une contraction de la demande.

Limite des politiques publiques

Les revenus distribués par l’économie privée ont diminué de 247 milliards de dollars depuis décembre 2007. Pourtant, les revenus personnels disponibles ont cru en raison des baisses d’impôts et des transferts gouvernementaux (924 milliards de dollars, sans compter l’embauche dans le secteur public). Mais ce niveau d’intervention ne peut pas être maintenu sans précipiter une crise des finances de l’Etat : le 22 septembre dernier, « l’horloge de la dette » du Trésor US affichait 13 460 milliards de dollars, soit 90,8 % du PIB [3] !

Ceci dit, après avoir réglé leurs dépenses les plus urgentes, les consommateurs ont économisé 64% de ces revenus supplémentaires (transferts publics), pour réduire leur endettement (sur les cartes de crédit, les maisons, etc.) et reconstituer leur épargne retraite. En réalité, le climat de peur du lendemain a conduit la grande masse des travailleurs à augmenter leur taux d’épargne, dans un contexte où les petits propriétaires ne possèdent plus que 18% de la valeur de « leur » maison (contre 42% en 2005), le reste étant détenu par les créanciers hypothécaires (estimation sur la totalité des propriétés hypothéquées).

De même, l’emploi public ne peut pas jouer un rôle d’entraînement significatif. Washington a créé 262 000 postes de travail depuis décembre 2007, tandis que les Etats et les municipalités en perdaient 134’000, soit un gain net de 128’000 postes : cela ne pèse pas lourd face au 7,7 millions de postes supprimés par l’économie privée. Par ailleurs, la crise fiscale de l’Etat fédéral et des autres collectivités publiques annonce une offensive en règle contre les fonctionnaires, dont les coûts salariaux (traitements et avantages sociaux) sont supérieurs de 44% à ceux du privé [4].

Stagnation et nouvelle explosion des inégalités

Dès la fin des années 1970, la croissance US – et par ricochet mondiale – avait été tirée par la hausse des gains financiers et l’endettement généralisé, conduisant à la bulle internet de la fin des années 1990, puis à la bulle immobilière. Aujourd’hui, ces deux secteurs ont transféré leurs dettes aux Etats et aux banques centrales et sont entrés dans un processus de restructuration en profondeur qui pourrait durer une décennie. La relance par la demande extérieure paraît aussi bouchée en raison de la crise des finances publiques européennes qui menace de plonger une partie du vieux continent dans une récession prolongée, tandis que les économies exportatrices les plus dynamiques (Allemagne, Chine) sont engagées dans une compétition toujours plus dure.

Aux Etats-Unis, les experts et la presse économique débattent pour savoir si la récession amorcée en décembre 2007 (selon le National Bureau of Economic Research) a réellement pris fin en juillet 2009, dessinant une courbe en « V », ou si l’embellie de 2009 va être suivie d’un nouveau recul, selon une courbe en « W » (double dip, ou double creux). A vrai dire, le véritable enjeu est ailleurs. Que la récession de 2008 débouche sur un second creux après une phase de rebond artificiel, ou qu’elle soit suivie d’une longue période de stagnation, sans véritable reprise, cela revient fondamentalement au même. Une confrontation décisive

Dans les deux cas, la récession de 2007-2008 devrait marquer la fin d’un régime de croissance tiré essentiellement par le crédit, et déboucher sur un « plan d’ajustement structurel » des économies US, européenne et japonaise, dont l’essentiel serait payé par le monde du travail. L’intervention massive des Etats vise seulement à éviter une dépression brutale. Pourtant, loin de déboucher sur une relance durable, elle ne peut que répartir l’effort de reconversion sur une plus longue durée pour tenter de la rendre socialement et politiquement « acceptable ».

L’ampleur de la crise actuelle n’est pas fondamentalement différente de celle des années trente. Nous sommes entrés dans une Grande dépression, dont le film est seulement projeté au ralenti. Les pouvoirs publics tentent de fournir les anxiolytiques nécessaires en s’efforçant de découpler habilement les chocs dans l’espace (Pour l’Union Européenne : Grèce, Espagne, Irlande, Portugal d’abord…) et de répartir les sacrifices dans le temps !

D’ici dix ans, le monde ne devrait pas plus ressembler à celui des années 1980-2006, que celui de 1933 à celui des Années folles. L’offensive des milieux dominants ne s’arrêtera pas d’elle-même : son échec dépend certes de la force et de la coordination des luttes sociales à venir, mais aussi de leurs perspectives politiques. Une raison de plus pour que la gauche de gauche (pour reprendre le terme Bourdieu) dénonce les politiques du « moindre mal » qui ne peuvent que contribuer à l’aveuglement général, travaille à la plus large unité dans la lutte, et défende clairement un programme de mesures rompant avec le capitalisme. Jean Batou

Notes

[1] Cf. mes articles dans solidaritéS n° 146 et 169. Sur ESSF : La crise, 1929 et nous... et Capitalisme : une crise sans issue ?

[2] Gary Schilling, sept. 2010

[3] Cf. treasurydirect.gov

[4] Bureau of Labor Statistics, mars 2010