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L’impérialisme en Irak

Claudio Katz (1)

lundi 21 avril 2003

L’occupation nord-américaine de l’Irak a heurté tous les peuples du monde parce qu’elle a inauguré les actions impérialistes de ce siècle. Les mécanismes de l’oppression militaire, soumission politique et saccage économique des pays périphériques, sont devenus clairs et on a pu observer que les rapports en vigueur entre les puissances centrales ont changé substantiellement dans les dernières décennies (2).

Massacre et occupation

L’invasion a perpétré un massacre atroce de la population civile , démentant les fantaisies sur la guerre sans douleur qu’ont diffusées les hommes du Pentagone. Les « bombes intelligentes » ont explosé sur les marchés, dans les écoles provoquant un nombre de victimes qui a été soigneusement caché. Si dans la dernière décennie, l’embargo a pris la vie d’un demi-million d’irakienNEs, on peut imaginer quel sera le bilan final de la tragédie en cours.

« Nous ne comptons pas les cadavres » a confessé le général responsable de l’opération qui a compté sur l’assassinat prémédité de journalistes afin de restreindre la diffusion du génocide. Jusqu’a « l’aide humanitaire » qui devait couronner la dévastation qui fut retardée, alors que des enfants perdaient leur sang sans remèdes ni eau dans des hôpitaux dévastés. Ce tourment n’a pas été « un dommage collatéral » mais une souffrance programmée par les envahisseurs pour terroriser la population face à la perspective d’une occupation prolongée. L’arrivée des marines a précité aussi l’irruption tolérée d’une masse de saccageurs qui ont détruit ce qui restait de vie organisée dans les grandes villes. Le portrait dantesque d’exécutions aveugles, de musées détruits, de bibliothèques incendiées, de commerces pillées et de banques attaquées sous la surveillance des troupes nord-américaines, illustre ce que Bush et Blair ont planifié pour la « libération de l’Irak ».

Il est évident que le Pentagone et ses moyens de communication ont amplifié la capacité militaire de Saddam pour justifier l’agression. On a estimé la disproportion des forces de 10 000 à un et certains experts ont calculé que l’armée irakienne a été complètement annihilée par le poids de sept millions de tonnes de bombes lancées durant l’opération. Ou étaient les armes chimiques qui auraient menacé la survie de larges populations.

Au lieu d’armes de destruction massive, les marines ont trouvé des fusils vétustes et des grenades inutilisables. Ce résultat n’est pas surprenant, parce que le désarmement fut réalisé avant l’invasion par des inspections successives de l’ONU qui ont sapé la protection militaire du pays, transférant au commandement étatsunien toute les informations secrètes requises pour perpétrer l’agression.

Guerre ou invasion ?

Le terme « guerre d’Irak » est peu adéquat pour décrire l’opération de prise de contrôle colonial qu’a réalisé le gendarme étatsunien. Il est certain que l’invasion peut se transformer en une longue guerre régionale, spécialement si la chute de Bagdad les pousse à mener des attaques contre les pays voisins (d’abord la Syrie, puis l’Iran). Mais ce qui s’est passé en Irak ressemble davantage à la conquête de Grenade dans les années 80 ou de Panama dans les années 90 qu’à un affrontement en règle entre deux armées. C’est pourquoi il est si absurde de comparer l’invasion des marines dans un pays de la périphérie au débarquement des alliés en Normandie.

Également, c’est la première fois que les troupes nord américaines occupent une grande capitale arabe, remplaçant les coups typiques de la CIA par une intervention massive de soldats. Ce type d’action ressemble aux traditionnelles conquêtes anglaises de l’époque victorienne quand chaque coin de la planète occupé par l’armée royale était montré comme un trophée à sa majesté. L’image du drapeau nord-américain flottant sur les édifices et monuments de l’Irak rappelle cette période. Mais l’analogie ne se limite pas au plan symbolique, revenant au XIX siècle, Bush s’apprête à désigner un trafiquant d’armes comme nouveau vice-roi de l’Irak et à créer une administration d’hommes de paille exilés qui se rappellent à peine leur langue maternelle.

Il semble que le précédent colonial anglais s’applique aussi à l’intention nord-américaine de dominer le pays en opposant des ethnies rivales avec l’aide de quelques chefs de tribu. Mais l’Irak n’est pas une nation primitive et elle a déjà résisté avec succès dans le passé à l’occupation coloniale. À la différence de l’Afghanistan, elle fait partie du groupe des pays arabes ayant connu un développement économique, culturel et technologique de moyen ampleur.

La version étatsunienne actualisée de la « perfide Albion » est pour cela beaucoup plus fragile et risquée que ses précédents britanniques. Balkaniser des nations déjà constituées et soutenir en même temps la centralisation économique des territoires conquis est beaucoup plus difficile que par le passé. Un signe avant-coureur de ces obstacles a été l’absence de la révolte espérée des chiites du sud de l’Irak. La poussière soulevée au nord par l’avancée militaire des Kurdes, sur le chemin de l’autodétermination nationale que la Turquie n’est pas disposée à tolérer est beaucoup plus problématique.

Pétrole, armes et eau

La préoccupation première dont ont fait preuve les envahisseurs a été d’éviter l’incendie des puits de pétrole ce qui confirme qu’un des principaux objectifs de l’agression est l’appropriation nord-américaine des immenses réserves de pétrole brut irakien. C’est un secret pour personne que ces ressources sont suffisantes pour modifier radicalement l’évolution du marché international. C’est pour cela que les forces d’occupation ne dissimulent pas leur intention de pousser à une augmentation de l’offre pétrolière qui assurerait l’approvisionnement des États-Unis et affaiblirait la régulation des prix de la part de l’OPEP.

Certains analystes estiment également que ce contrôle viserait à réaffirmer la suprématie mondiale du dollar potentiellement menacée par l’apparition de la monnaie commune européenne et avancent que l’invasion fut précipitée par la décision irakienne de commercialiser à la fin des années 2000 son combustible en euros.

Le nouveau vice-roi nord-américain commencera par distribuer le butin pétrolier entre les compagnies américaines, puis à enterrer le système national d’extraction et de production du brut. Les modalités de répartition des contrats est un point de litige que Bush tente de trancher avec ses complices britanniques.

Mais les forces d’occupation préparent au moins trois autres négociations. La première est la reconstruction économique qui mobilisera des millions de dollars en faveur des entreprises les plus liées à l’administration républicaine. Il est ahurissant de savoir que ces contrats ont été signés 36 jours avant l’invasion et que parmi eux on avait prévu la reconstruction d’installations qui devaient d’abord être démolies par l’aviation. Il est difficile de retrouver un précédent plus sanguinaire de la division capitaliste du travail et une planification plus atroce des investissements.

Le deuxième terrain des négociations concerne la vente d’armes et leur expérimentation dans la bataille constitue la principale activité de marketing pour les exportateurs du complexe militaro-industriel. Alors que l’impact de la croissance des dépenses d’armements sur l’économie nord américaine est encore inconnu, ses effets sur l’amélioration des ventes mondiales d’armements sont déjà perceptibles. Cette issue exportatrice est vitale pour le secteur actuellement le plus lié à la concurrence marchande qu’à la demande étatique et qui est en outre davantage frappé par la crise de surinvestissement qui affecte les branches de haute technologie. Enfin, l’Irak est un pays doté d’énormes ressources hydriques, dont la force stratégique est importante pour les profits qu’espèrent réaliser les compagnies privées.

Le saccage économique de l’Irak est la conséquence la plus nette de l’agression. Alors qu’il est trop tôt pour prévoir l’effet de cette opération sur le cours de l’économie nord-américaine et internationale, le vol des ressources dont ce pays souffre est déjà un fait indiscutable.

Empire et impérialisme

L’invasion a été un geste impérialiste, parce qu’elle a visée à renforcer la domination d’un puissance centrale sur une nation périphérique. Ce assujettissement comprend l’intervention militaire, la recolonisation politique et la spoliation économique de l’Irak. Mais le plus novateur dans tout cela est l’impudique revendication de cette oppression par de nombreux idéologues du capitalisme. Le gourou intellectuel de Tony Blair a déclaré récemment que « le monde a besoin d’une nouvelle forme d’impérialisme » pour assurer « l’ordre et l’organisation » de la société (3).. De la thèse culturelle du « choc des civilisations » on est passé à la glorification de l’intervention belliciste, ressuscitant l’archaïque langage du colonialisme.

Cette orientation est partagée par toute la classe dominante nord-américaine qui soutient Bush par ses éloges dans la presse, par des discours patriotiques et par l’accord législatif donné au financement de l’opération. L’attaque contre l’Irak n’a pas été une aventure irrationnelle d’un guerrier mystique, mais une action collectivement endossée par tous les sénateurs démocrates et républicains. L’invasion prétend réaffirmer l’hégémonie de l’impérialisme nord-américain et en cela il ne constitue pas une « guerre d’élection » arbitrairement décidée par les hommes de Bush (4).

Il est aussi incorrect de penser l’agression comme un acte de « l’empire », dans le sens que Negri et Hardt assignent à ce terme. Les marines n’agissent pas au service d’un capital transnational, globalisé et sans couleur, mais au service des entreprises nord-américaines, afin d’appuyer la compétitivité de ces entreprises face à leurs rivales européennes. L’incompréhension de ce caractère spécifiquement impérialiste a deux implications négatives pour les théoriciens de l’empire.

D’une part, ces auteurs se plaignent du déplacement introduit par le conflit dans le mouvement de protestation qui a évolué de la résistance contre les entreprises « globales » vers le rejet du militarisme identifié aux États-Unis. Au lieu de percevoir l’avancée dans la conscience anticapitaliste impliquée dans ce processus, ils observent avec méfiance ce tournant dans la perception populaire. Ils ne comprennent pas que ce pas de la critique de l’exploitation économique au questionnement sur l’oppression politique ouvre un nouveau terrain de lutte et contribue à la maturation du mouvement de protestation. Les objectifs progressistes de cette bataille sont un approfondissement et non un « dévoiement ».

D’autre part, les analystes de l’empire entrevoient les traits d’un « antiaméricanisme négatif » dans les mobilisations centrées sur la lutte anti-impérialiste ignorant que le sens principal de ces manifestations n’est pas le rejet de « la nation nord-américaine », mais de la « guerre du pétrole » perpétrée les classes dominantes. Ces confusions dérivent de l’incompréhension de l’impérialisme actuel qui opère à travers les puissances capitalistes structurées autour d’État nations et d’ensembles régionaux.

Les changements inter-impérialistes

Le conflit irakien a provoqué un conflit majeur entre grandes puissances des dernières décennies. Il a divisé l’Otan et le Conseil de sécurité de l’ONU et a fait apparaître des brèches dans l’Alliance atlantique qui soutient l’ordre mondial actuel. Bien que ces crises sont certainement profondes, il ne faudrait pas en déduire qu’elles déboucheront sur la reproduction des affrontements militaires entre puissances qui ont dominés la première moitié du XX siècle.

Le concept de « troisième guerre mondiale » ne peut se justifier que si on l’interprète comme l’extension régionale de l’invasion nord-américaine (et la mondialisation subséquente du conflit.) Mais cette perspective y compris n’implique pas une prolongation de la première ou seconde guerre mondiale. Aucune puissance n’est actuellement intéressée ou en mesure de défier la domination militaire nord-américaine et cette prédominance - … - et cela sépare radicalement la crise en cours des traditionnelles guerres inter-impérialistes.

Les rapports entre les classes dominantes de France, et d’Allemagne avec leurs rivales nord-américaines ont débouché sur des conflits immédiats (contrats pétroliers, dettes de l’Irak, distribution des affaires liées à la reconstruction) et à des dilemmes stratégiques. En introduisant une séparation entre la « vieille et la nouvelle Europe », les États Unis mettent en danger la continuité du projet de la Communauté et sape la capacité de l’Europe de constituer un axe économique et une monnaie alternative à l’hégémonie nord-américaine. Quel que soit le cours de ce processus, cela ne vise pas à retourner aux confrontations qui donnèrent lieu à la guerre de 1914 ou à celle de 1939. Pour cette raison, le concept d’impérialisme a une signification qui diffère actuellement de ce qu’il était au début du XX siècle.

Dans l’immédiat, l’impérialisme étatsunien prétendra retirer de grands intérêts de ces conquêtes, sanctionnant les tergiversations franco-allemandes (et le non-alignement russe) contre son action. Quelques faucons (Wolfowitz) proposent des rétorsions financières (moratoire sur la dette irakienne dû à l’Europe ) et pétrolière (marginaliser la France dans l’accès aux contrats), Kissinger lui-même imagine une alliance stratégique avec la Chine, si l’Europe ne se soumet pas au nouveau cadre de la réaffirmation de la domination des États-Unis (6). Le cours de l’invasion a démenti jusqu’à maintenant les attentes de nombre d’intellectuels qui défendaient l’éventualité d’un rôle plus autonome de l’Europe (7). Alors que prévaut une tension importante, l’association ou la subordination des capitalistes du vieux continent envers leurs compétiteurs nord-américains dépend de la capacité étatsunienne de traduire leur avance militaire en domination politique stable.

Traduction La Gauche
(fin de la première partie de la traduction)