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Etats-Unis : guerre sociale

Rage dedans

Nicolas Latteur

dimanche 4 mai 2003

Si les Etats-Unis s’estiment en guerre depuis le 11 septembre 2001, c’est depuis 25 ans déjà que la classe dominante de ce pays mène une offensive brutale... contre les travailleurs et les classes populaires étatsuniennes. Un article publié par nos camarades belges dans le numéro de "La Gauche" (1) de février 2003.

Aux Etats-Unis, cela fait vingt-cinq ans que le pouvoir mène une guerre sociale sans merci qui a pour cible "l’Etat providence". Une guerre qui défend le retour à un ordre mythique ancien dans lequel les lois naturelles du marché fonctionneraient sans entraves et où la poursuite des intérêts individuels garantirait le "bien commun". Orchestrée sous la pression du capitalisme financiarisé, cette révolution conservatrice s’est attachée à libérer le capital de tous les contrôles qui en limitaient la mobilité, à réorganiser l’économie en fonction des attentes à court terme des investisseurs, à affaiblir les organisations et les dispositions légales qui protégeaient le salariat et à imposer la discipline de marché à l’ensemble des rapports sociaux.

Elle a été légitimée grâce à des campagnes opérées par des "instituts de conseil", financés à coups de centaine de millions de dollars par le pouvoir économique. Leurs idéologues ont monopolisé les débats publics, à travers de vastes campagnes de propagande, en dénonçant sans arrêt comme entrave à la liberté individuelle toute solution collective aux problèmes des travailleurs. "C’est au nom de cette liberté de choix que furent justifiées toutes les mesures menant à l’atrophie des politiques sociales, ainsi que les campagnes prônant l’individualisation et la privatisation des retraites, de la santé, de l’école même." (2) Un modèle qui a pour seule justification l’accumulation individuelle de richesse s’est développé à une allure fulgurante.

Dynamique délictueuse

De récents scandales financiers ont rappelé les complicités du pouvoir avec les milieux d’affaire. Le cas de la société de courtiers en énergie Enron est exemplaire. Cette entreprise a profité de ses liens avec la famille Bush pour obtenir des législations favorables. Enron n’a pas ménagé ses soutiens financiers au clan Bush et à la classe politique. C’est grâce à ces dons et aux actions de ses lobbyistes que le Congrès américain a adopté en 1996 une loi libéralisant le secteur de l’énergie et octroyant à Enron quatre milliards de dollars pour des opérations à l’étranger. Celles-ci débouchant sur des crises en Inde, à Panama et en République. La privatisation de l’énergie a généré d’importants bénéfices pour Enron au détriment de ses utilisateurs (dans l’Etat de Nouvelle-Angleterre, le coût de l’électricité a été multiplié par... 200).
Et ces bénéfices n’ont pas profité aux travailleurs de la société... Avant qu’une enquête de la commission des opérations en Bourse ne fasse chuter le cours de l’action, les patrons d’Enron se sont déchargés de leurs stock-options contre environ un milliard de dollars alors que ses employés, encouragés à investir l’argent de leurs fonds de pension dans des actions Enron, avec interdiction de s’en défaire avant plusieurs années, perdaient leur emploi... et la totalité de leur épargne retraite.

Régression sans limites

Que dire de l’éthique d’un système où 75 % de la richesse produite sont accaparés par 10 % de la population, "où les taux de profit se sont accrus de 50 % depuis 1989 alors que les salaires réels de la majorité des Américains n’ont pas encore rattrapé leur niveau de 1973 [...], où 42,6 millions de personnes n’ont pas d’assurance maladie, où 32 millions de personnes - dont 12 millions d’enfants - vivent dans la pauvreté et où les infrastructures publiques sont à l’abandon" ? Un système où le 1 % le plus riche a vu ses revenus progresser de 157 % entre 1983 et 1999, alors que le reste de la population a vu son pouvoir d’achat diminuer considérablement.
Cette réalité est le résultat d’une terrible dégradation des rapports entre capital et travail qui s’est articulée autour de quatre axes essentiels :

 une politique monétariste stricte visant à réduire l’inflation et à garantir les revenus du capital financier qui a provoqué une double récession entraînant à son tour une violente restructuration de l’appareil industriel ;
 des mesures de déréglementation du marché du travail permettant une plus grande mobilité du capital et une plus grande flexibilité de la force de travail ;
 une politique fiscale régressive favorisant les revenus du capital ;
 une attaque des organisations et des programmes qui protégeaient les travailleurs des aléas du marché.

Ces politiques sont initiées sous Carter à la fin des années 1970. Elles se développent considérablement sous les présidences de Reagan, Bush, Clinton et se poursuivent aujourd’hui avec Bush Jr.
Les politiques libérales se sont attachées à rétablir la "pure concurrence" du marché, qui lui seul était source de "distribution équitable". Elles s’en sont prises aux "coûts du travail" et ont recherché le développement de conditions les plus favorables aux investissements. "Délocalisation et désindustrialisation devinrent alors les maîtres mots de cette stratégie."2 53 % des emplois supprimés l’ont été de façon définitive.

La législation du travail a également été prise à partie. Au moins un tiers des emplois couverts par des conventions collectives de travail négociées par les syndicats ont disparu. Les dispositions qui permettaient aux syndicats de ne pas être poursuivis comme organisations enfreignant la libre-concurrence ont été abrogées ; distribuer des tracts devant des entreprises pour appeler à la grève a été interdit, alors que des employeurs étaient autorisés à licencier des grévistes qui appelaient leurs collègues à débrayer.
Un arsenal juridique fut mobilisé. Des entreprises recevant des contrats de l’Etat fédéral furent libérées de l’obligation d’appliquer la législation sur le salaire minimum, les mesures favorisant l’embauche des minorités furent assouplies, la législation sur la sécurité et l’hygiène au travail également. La loi vieille de 70 ans sur l’interdiction du travail des enfants fut abrogée. Les employeurs furent autorisés à dénoncer une convention collective avant échéance en vue d’obtenir des concessions sur les conditions de travail et le salaire. Les grilles de salaires à deux vitesses se multiplient. Les nouveaux embauchés touchent parfois 55 % seulement du salaire des "anciens". Les employeurs peuvent licencier sans crainte quand la demande se contracte et réembaucher ensuite.
Depuis 20 ans, on assiste à une augmentation terrible des maladies professionnelles et des accidents de travail. Les contrôles ont été diminués, donc les entreprises font pression pour que les maladies et les accidents du travail ne soient pas déclarés. Les organes d’inspection ont d’ailleurs été remplacés sous Clinton par des consultations dont les résultats n’ont aucune valeur contraignante pour les entreprises.

Le démantelement du "Welfare State"

Les conservateurs économiques et culturels ont excellé dans l’attaque de l’assistance publique. Pour les premiers, cette politique s’imposait au nom de leur intérêt immédiat : restreindre les impôts, les coûts du travail et forcer ainsi le salariat précarisé à accepter n’importe quelle condition de travail et de salaire. Les visionnaires entrevoyaient les contrats juteux que la privatisation des secteurs de la sécurité sociale générerait. Cet assaut contre les programmes sociaux servait de base budgétaire à une réduction fiscale et à une hausse du budget du Pentagone.
Une vaste campagne de discrédit a mené à plusieurs offensives contre différents programmes. Considérant l’assurance chômage comme un programme coûteux décourageant l’emploi, Reagan imposa aux Etats un intérêt de 10 % à tout emprunt au Trésor fédéral pour subvenir au programme chômage. Il restreignit également ses conditions d’accès. Après ces réformes, seuls 38 % des chômeurs étaient couverts par l’assurance. Depuis janvier 2002, 11 000 travailleurs épuisent chaque jour leur droit.

Les principaux programmes d’aide aux pauvres furent démantelés. Cette campagne avait pour objectif le discrédit de la notion même de droit social et de responsabilité sociale de l’Etat. C’est ici que les think-tanks, les instituts de conseil, ont occupé le champ médiatique en démontrant que la pauvreté est plus le résultat de pathologies individuelles que de conditions sociales et que l’intervention de l’Etat ne fait qu’encourager la faiblesse morale de toute une partie de la population.

Fort de ce discrédit, Clinton ira plus loin que Reagan. Il limite l’obtention de l’aide sociale à cinq années pour toute une vie. Les Etats voient leurs subventions diminuer de 25 % pour mettre en oeuvre ces programmes. Si bien qu’une fois le budget épuisé, l’Etat n’accepte plus de nouvelles personnes. Sous peine de perte des prestations, tout bénéficiaire adulte doit travailler après deux ans de participation aux programmes dans un emploi salarié privé ou dans un programme mis en place par les autorités locales. Les prestations ne sont plus versées à toute femme qui aurait un enfant supplémentaire alors qu’elle est déjà "bénéficiaire" de l’aide.
La mise au travail des prestataires sociaux a permis une économie de 500 millions de dollars à la ville de New York qui avait engagé des "assistés" pour assurer le nettoyage de ses rues et de ses parcs. Les employeurs privés en profitent également. En 1993, 36 % des familles pauvres comptaient un salarié à temps plein, aujourd’hui elles sont 44,5 %.

Bush Jr compte approfondir ces législations et se réjouit de leur succès. Il s’attaque par ailleurs à la privatisation des pensions de retraite et poursuit le démantèlement du système de santé publique et la privatisation de l’enseignement. Par ailleurs, les maigres dispositifs de lutte contre les discriminations raciales sont abrogés ou tombés dans l’oubli.

Une contre-révolution

L’offensive conservatrice est une véritable contre-révolution politique. Elle s’est appliquée à démanteler tous les programmes visant à introduire plus d’égalité sociale qui étaient le résultat de la mobilisation et des luttes politiques des syndicats dans les années 1930, du mouvement pour les droits civiques dans les années 1950, et de tous les mouvements sociaux des minorités et des femmes dans les années 1960.
Mais elle ne s’est pas arrêtée là ! Les grandes entreprises ont littéralement colonisé la sphère publique. Elles contrôlent les médias, financent les partis et leur dictent leurs programmes. Pourtant des résistances s’organisent, des mouvements sociaux se développent. Peu à peu, une "autre Amérique" se forme.
Revenu d’intégration, aide alimentaire aux candidats à l’asile, justice accélérée, exclusion des droits au chômage, encouragement à l’épargne pension individuelle... Lentement mais sûrement, ces politiques sont réintroduites en Europe et gagnent du terrain... L’idéologie des salariés et des assistés responsables de leurs situations et sommés de prouver leurs mérites afin de pouvoir prétendre à des prestations sociales disqualifie les droits sociaux et la légitimité des luttes sociales et fait passer les salariés pour des privilégiés, et les assistés pour des individus à la moralité douteuse à activer via des programmes contraignants. Les mouvements sociaux et la gauche radicale parviendront-ils à renverser la vapeur ?

Nicolas Latteur.

1. Sous le titre "Les Etats-Unis, un pays en guerre". La gauche est le bimensuel du Parti ouvrier socialiste (section belge de la IVe Internationale).
2. Isabelle Richet, Les Dégâts du libéralisme. Etats-Unis : une société de marché, Textuel, 2002. Les chiffres donnés sont tirés de cet ouvrage. Voir également, L’Autre Amérique. Des Américains contre l’état de guerre, Textuel, 2002 ; Loic Wacquant, Les Prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999 ; et Howard Zinn, Histoire populaire des Etats-Unis, Agone, 2002.
Rouge 2015 01/05/2003